Rediffusion

Dépasser les fractures de l’identité

Politiste

La réduction du débat sur l’immigration à ses chiffres empêche trop souvent de voir que derrière le terme générique de « migrants » il y a des individus, des proches que la politique migratoire continue de renvoyer au statut d’« autre ». Cela témoigne du succès avec lequel l’extrême droite a réussi à imposer son discours à l’agenda politique. Or, enfermer la vision politique dans les limites des frontières nationales, c’est s’interdire de pouvoir répondre à de grands défis comme l’écologie. Rediffusion du 1er avril 2021

C’est un débat qui a fait couler beaucoup d’encre, diffusé en février sur France 2, et qui opposait Marine Le Pen au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. Du débat, on a surtout retenu cette course à l’échalote dans laquelle le ministre reconnaît à son adversaire qu’elle est « républicaine », mais « trop molle », « branlante », sur les questions liées à l’islam, tandis que celle-ci déclare qu’elle « aurait pu écrire » le livre signé par le ministre sur le séparatisme islamiste.

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Du débat, je retiendrai plutôt une autre séquence, qui a ravi les détracteurs de Madame Le Pen. Dans cette séquence, Marine Le Pen affirme qu’en 2019, la France a délivré 461 000 permis de séjour à des étrangers. Elle est immédiatement reprise par le ministre et par les deux journalistes, Léa Salamé et Thomas Sotto, qui s’empressent de dégainer un graphique qu’ils avaient sous la main et qui montre que la France, cette année-là, n’en a en fait accordé « que » 277 000. Et chacun de jubiler que Marine Le Pen ait ainsi été prise en défaut.

Mais que se serait-il passé si Marine Le Pen s’était trompée dans l’autre sens ? Si elle avait sous-estimé le nombre de permis de séjour ? Il y a fort à parier que personne ne l’aurait corrigée, ou alors discrètement. Et la présidente du Rassemblement National aurait eu beau jeu de s’horrifier d’être en dessous de la réalité. Comme si une politique migratoire efficace était forcément une politique restrictive. Comme s’il fallait absolument montrer « qu’on n’accorde pas tant de titres de séjour que ça ». Qu’on ne s’y trompe pas : l’objectif pour le Rassemblement National, c’était que ce graphe soit montré à l’antenne, sans explications. Car c’est bien cela, l’image qui reste pour le téléspectateur : que ce soient 277 000 ou 461 000, c’est beaucoup, c’est trop, et ça augmente sans cesse.

Pourtant on parle ici de l’immigration régulière, mais on ne dit jamais qui sont ces gens. Ce sont des étudiants (33 %), des conjoints qui se retrouvent, ou des enfants qui retrouvent leurs parents (32 %). Ces deux catégories, à elles seules, ce sont 2/3 de l’immigration [1]. Les autres sont des gens qui ont été recrutés par des employeurs français (14 %), ou des gens qui sont en danger dans leurs pays, et que nous protégeons. Mais le chiffre brut donne l’impression d’un groupe homogène, dont il faut réduire la taille à tout prix. Jamais on ne se dit que si le nombre augmente, c’est aussi parce que nos universités attirent davantage d’étudiants étrangers, qu’il y a de plus en plus de couples mixtes, que notre économie est plus dynamique ou que nous protégeons davantage de gens. Nous nous inquiétons que la France attire des étrangers, plutôt que de nous en réjouir.

Des migrants pluriels

Si nous sommes à ce point obsédés par les chiffres de l’immigration, c’est parce que nous parlons toujours de ceux qu’ils dénombrent au pluriel : les étrangers, les migrants, les sans-papiers, les réfugiés… Nous imaginons volontiers un groupe homogène, constitué, et donc forcément un peu menaçant, alors que la plupart des migrants ne se connaissent pas entre eux. Ils viennent d’endroits très différents, dans des conditions très différentes et pour des raisons très différentes, mais cela suffit généralement pour que nous les voyions différemment de nous-mêmes.

Nous parlons des immigrés comme si leur statut administratif était consubstantiel de leur identité, et même comme si ce statut se transmettait à leurs enfants – ne parle-t-on pas d’immigrés « de deuxième ou de troisième génération », alors que ces concepts n’ont aucune signification juridique, sinon de renvoyer celui qui est ainsi désigné à sa condition d’étranger ?

Comme nous les voyons comme différents de nous-mêmes, nous avons volontiers tendance à les parer de qualités particulières : si l’on est favorable à l’immigration, on verra volontiers dans chaque immigré une chance pour la France, voire même un potentiel lauréat du prix Nobel ou un médaillé olympique. À l’inverse, si on y est hostile, on verra tout aussi volontiers dans chaque immigré une charge pour les finances publique, ou une menace pour la cohésion sociale, voire pour la sécurité. Mais dans un cas comme dans l’autre, on ne sort pas du jugement normatif. Opposées en apparence, les deux assertions se renforcent en fait mutuellement : toutes deux renvoient les immigrés à leur condition d’immigrés, et les cantonnent dans cette condition.

Et nous parlons d’ailleurs désormais plutôt de migrants que d’immigrés, comme si l’usage du participe présent, plutôt que du participe passé, nous rassurait quant au fait que ces migrants n’étaient que de passage, n’avaient pas vocation à s’installer et ne feraient jamais partie de la communauté nationale. Au point que les camps de fortune qu’ils installent sont désormais systématiquement détruits, pour éviter qu’ils ne se fixent sur le territoire et soient ainsi visibles de tous.

La théorie de l’appel d’air, concept fumeux pourtant désormais intégré par une grande partie de la classe politique, suppose que le choix d’un pays de destination, pour les migrants, soit déterminé avant tout par les conditions d’accueil dans ce pays. Qu’importe que le concept ait été réfuté depuis longtemps par de très nombreux travaux empiriques : les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de dégrader les conditions d’accueil des migrants, persuadés – à tort – que cela découragerait les nouveaux arrivants.

Une approche managériale des migrations

Cette réduction de l’immigration à des chiffres de flux et de stocks a logiquement engendré une logique de gestion managériale : il s’agit de contrôler les migrations, de maîtriser les flux. À observer l’évolution à travers le temps des chiffres des reconduites à la frontière ou des octrois du statut de réfugié, on serait bien en mal de distinguer l’action des gouvernements de gauche ou de droite.

Faute d’avoir développé une véritable politique d’asile ou d’immigration, enfermés dans une approche « ferme mais humaine » qui ne veut rien dire, les gouvernements de gauche ont laissé la gestion prendre le pas sur la politique, et se sont surtout attelés à démontrer qu’ils n’avaient pas une gestion plus « laxiste » que les gouvernements de droite. Le contrôle des flux et des frontières a largement remplacé une politique d’accueil et d’hospitalité, avec un bilan catastrophique de plus de 20 000 morts noyés en Méditerranée depuis 2014, auquel beaucoup ont fini par se résigner.

Cette absence de politique d’asile et d’immigration, qui permet la déshumanisation des migrants, réduits à des agrégats de chiffres, trouve son origine dans un formidable impensé politique : celui du droit à la mobilité. Collectivement, nous restons largement prisonniers de ce que j’appelle le « paradigme de l’immobilité » : nous ne parvenons pas à sortir de l’idée que dans un monde idéal, chacun resterait chez soi, et les migrations n’existeraient pas.

Cela nous amène à voir les migrations comme un phénomène conjoncturel, comme un problème à résoudre, ou une crise à gérer. Et dans cette conception des choses, les migrations sont évidemment une anomie politique : « l’État, construction sédentaire, méprise par nature le nomade», écrit justement François De Smet [2]. Nous sommes donc ici face à un impensé politique : si les migrations sont anomies, comment s’étonner alors de notre incapacité à développer une vraie politique d’asile et d’immigration digne de ce nom ? Comment s’étonner que la logique soit d’accueillir le moins de gens possible, dans les plus mauvaises conditions possibles ? Comment s’étonner de notre souci de vouloir invisibiliser l’immigration ?

Il est pourtant difficile d’admettre le caractère profondément structurel des migrations : cela revient à reconnaître la vanité des politiques qui tentent de leur résister. Cela revient à reconnaître que ce n’est pas le degré d’ouverture ou de fermeture de nos frontières qui détermine les migrations.

Les déchirements de la gauche

Faute de projet politique sur les migrations, à gauche comme à droite, l’extrême-droite s’est logiquement engouffrée dans la brèche, et s’est depuis emparée des clés du débat sur le sujet. Dès l’instant où le Premier ministre Laurent Fabius admettait, après un succès électoral du Front National en 1984, que l’extrême-droite « posait de bonnes questions, mais apportait de mauvaises réponses », il confiait à celle-ci le soin de poser les questions du débat public, et résignait les démocrates à fournir les réponses. Implicitement, c’est depuis lors une vision d’extrême-droite des migrations qui a dominé l’agenda médiatique et politique. Ses cadres de pensée, ses concepts, et jusqu’à son vocabulaire, ont peu à peu contaminé l’ensemble du débat public, et sont désormais largement relayés par des éditorialistes identitaires.

La gauche, quant à elle, s’est retranchée depuis le milieu dans années 1980 dans une posture strictement réactive sur ces questions. Incapable d’incarner une force de proposition sur l’asile et les migrations, elle s’est contentée d’opposer à l’extrême-droite des digues de résistance, hélas condamnées à sauter les unes après les autres, et des principes républicains qui apparaissent aujourd’hui largement déconnectés des réalités du pays.

Seule l’extrême-droite a véritablement pris la peine de développer un projet politique cohérent – certes détestable, mais cohérent – sur les migrations. Et c’est ainsi que le piège se referme : la droite se trouve réduite à courir derrière l’extrême-droite en prétendant lui faire barrage, tandis que la gauche doit s’affairer à colmater les brèches ouvertes par ses déchirements.

Les polémiques récentes sur la laïcité, le séparatisme, le privilège blanc, l’emprise de l’islamo-gauchisme à l’université ou encore les réunions non-mixtes, sont autant de sources de divisions et de déchirements pour la gauche. Si ces questions divisent autant la gauche, c’est parce qu’elles lui imposent un grand écart entre des principes et des réalités. Une partie de la gauche voit dans l’universalisme une valeur cardinale : pour réaliser l’égalité, la République se doit d’être aveugle aux différences entre ses citoyens.

Le problème, pointent les autres, parfois dénigrés comme « racialistes » ou « intersectionnels », c’est que cette égalité n’existe pas dans les faits : les discriminations fondées sur la couleur de peau ou l’origine ethnique sont monnaie courante, largement documentées [3], et sont autant d’obstacles sur le chemin de l’égalité. Les seconds reprochent aux premiers d’être aveugles aux discriminations et de s’enfermer derrière des principes hypocrites et déconnectés des réalités, tandis que les premiers accusent les seconds d’assigner chacun à sa couleur de peau et de casser l’unité de la République, en poussant une grille de lecture identitaire de la société. Et tout le monde de s’accuser de racisme et de s’envoyer des noms d’oiseaux à la figure.

Je ne crois pas que ces deux courants soient fondamentalement irréconciliables : tous les deux reconnaissent la nécessité de lutter contre les discriminations. Mais le courant universaliste se place sur un plan prescriptif, tandis que le courant intersectionnel se place sur un plan descriptif. Les premiers disent ce qui devrait être – en pensant parfois que cet énoncé, à lui seul, aura des vertus performatives – tandis que les seconds insistent pour que soit reconnu le caractère systémique des discriminations. La République ne connaît qu’un seul type de citoyen, et ne voit ni Blancs, ni Noirs, ni Arabes – mais dans la réalité, ce n’est pas le cas des recruteurs, des videurs de boîtes de nuit, des agents immobiliers…

Tant que la gauche confondra l’idéal et la réalité, elle sera condamnée à un dialogue de sourds, dans lequel seuls les arguments de l’extrême droite seront audibles.

L’écologie comme nouvel universalisme

Pour l’instant, le malentendu est profond, et les divisions semblent insurmontables. Mais il me semble que l’écologie offre une opportunité de les dépasser. L’universalisme, tel qu’il est actuellement débattu à gauche, a largement perdu sa dimension cosmopolite : c’est paradoxalement un universalisme national, qui considère comme égaux les citoyens, à condition qu’ils se trouvent du bon côté de la frontière. Pour tous les autres, c’est comme si cet universalisme avait renoncé à sa dimension universelle, comme s’il ne se concevait pas au-delà des frontières nationales. Ces frontières nationales, aujourd’hui, sont largement considérées comme un marqueur d’identité collective, ce qui explique l’aspiration de beaucoup à les maintenir fermées.

Les questions écologiques, pourtant, nous forcent à considérer les impacts de nos actions au-delà de nos frontières : l’enjeu premier de la lutte contre le changement climatique ou contre l’érosion de la biodiversité, c’est de conserver la Terre habitable pour les plus vulnérables. Cela implique de considérer que nous avons une responsabilité vis-à-vis de ceux qui se trouvent au-delà de nos frontières, et une obligation de les considérer comme nos égaux. Parce que ce sont eux, et pas nous, qui seront les premiers et les plus durement touchés par les conséquences de nos actions.

Si nous ne parvenons pas à faire émerger sur ces questions un véritable projet cosmopolitique, si nous cantonnons la lutte contre le changement climatique ou l’érosion de la biodiversité au cadre étroit de nos frontières nationales, alors ces combats sont perdus d’avance. Mais à l’inverse, si la gauche parvient à faire de l’écologie le socle d’un nouveau projet cosmopolitique, alors pourra émerger un universalisme qui ne soit pas seulement le vestige d’un principe déconnecté des réalités, mais un catalyseur de fraternité planétaire. Celui qui donnera tout son sens, à l’heure de l’Anthropocène, au troisième terme de la devise républicaine.

Ce texte, commandé par AOC, a été publié en écho à La Nuit des idées, manifestation dédiée au partage international des idées qui s’est déroulée le 28 janvier 2021, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS.

Cet article a été publié pour la première fois le 1er avril 2021 dans le quotidien AOC.


[1] Selon les données du Ministère de l’Intérieur, 2020.

[2] François De Smet, La Marche des ombres. Réflexions sur les enjeux de la migration, Bruxelles, CAL, 2015.

[3] Dans son rapport de 2020, Discriminations et origines : l’urgence d’agir, le Défenseur des droits relevait ainsi que 11 % de la population, en France métropolitaine, avaient vécu une ou plusieurs discriminations en raison de leur origine ou de leur couleur de peau sur les cinq dernières années.

François Gemenne

Politiste, Chercheur qualifié du FNRS à l’Université de Liège, enseigne les politiques du climat et les migrations internationales à Sciences Po Paris et à l’Université Libre de Bruxelles

Notes

[1] Selon les données du Ministère de l’Intérieur, 2020.

[2] François De Smet, La Marche des ombres. Réflexions sur les enjeux de la migration, Bruxelles, CAL, 2015.

[3] Dans son rapport de 2020, Discriminations et origines : l’urgence d’agir, le Défenseur des droits relevait ainsi que 11 % de la population, en France métropolitaine, avaient vécu une ou plusieurs discriminations en raison de leur origine ou de leur couleur de peau sur les cinq dernières années.