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Talibans au pouvoir : l’impuissance de la puissance occidentale

Économiste

La reprise de l’Afghanistan par les Talibans est un symbole de la victoire d’un esprit de guerre spirituel qui le rend invincible contre une puissance technologique et militaire. Mais elle est aussi l’un des reflets d’une guerre entre un Occident qui impose un modèle économique et politique à des pays « du Sud », les réduisant à être de simples exécutants plutôt que les véritables concepteurs d’une démocratie qui soit le produit, sur le long terme, d’une histoire et de cultures particulières.

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Dans un Occident moderne où la puissance se mesure au nombre de points de PIB, de multinationales, de têtes nucléaires, de porte-avions, d’armes sophistiqués et de capacités technologiques d’observation et de frappe à distance, la nature des Talibans à plier sans rompre déroute plus d’un.

Pourquoi, en dehors de la décision des Américains de retirer leurs troupes, cette entrée triomphale des Talibans à Kaboul après 20 ans de guerre et de présence de l’armée américaine ? Pourquoi, du 27 décembre 1979 au 15 février 1989, l’armée de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) n’a pu vaincre les Moudjahidines après neuf ans d’une guerre dévastatrice ? Pourquoi des tonnes de bombes s’avèrent incapables de vaincre les Talibans en Afghanistan ? Plusieurs facteurs permettent d’expliquer l’avantage comparatif qu’ont les Talibans sur les Occident en matière de guerre de civilisation.

Homo Economicus contre Homo religiosus : la force des armes face à l’esprit de la guerre

La guerre que les Occidentaux mènent en Afghanistan depuis des décennies ne se fait pas seulement à armes inégales mais aussi à esprits de guerre inégaux. Concernant la puissance militaire, il est fondamental de souligner que les pratiques guerrières non-conventionnelles sont aujourd’hui une véritable force dans les guerres asymétriques que mène l’Occident en régions extra-occidentales.

Les armes conventionnelles ne peuvent déployer à plein régime leur puissance de destruction massive et s’avérer décisives dans l’issue d’une guerre que lorsqu’elles ont en face d’elles des cibles compatibles avec leurs performances technologiques. Dans le cas contraire, Bertrand Badie parle d’impuissance de la puissance [1] dans de nombreuses zones de conflits où les éléments traditionnels de puissances géopolitiques s’avèrent soit inadaptés, soit inutiles, soit même des handicaps.

Il ne suffit pas d’être les plus avancés sur le plan de l’armement technologique pour sortir victorieux d’une zone de conflit. L’issue à très long terme des guerres asymétriques de civilisations comme celles que Russes et Américains ont menées en Afghanistan dépend largement du type d’Hommes qui s’affrontent sur le terrain, c’est-à-dire de l’esprit de la guerre.

Les Occidentaux sont puissants technologiquement mais leurs armées sont constituées d’homo economicus qui affrontent des homo religiosus encore appelés Moudjahidines. Pour les soldats d’un Occident où l’Homme religieux est en phase évanescente, la mort est une rupture des fonctions biologiques entraînée par la guerre lorsque la mort des « guerriers saints », autres noms des Moudjahidines, est un évènement spirituel ouvrant grandement les portes du salut divin via le mécanisme du martyr qu’est le djihadiste mort au djihad.

Dès lors, là où, pour les Talibans, une guerre durable est une grâce au sens où il s’agit d’une perpétuation d’épreuves sous formes d’occasions d’accès à la sainteté, elle est une question budgétaire (1 000 milliards de dollars de dépenses pour les États-Unis évoqué par Joe Biden, bien plus selon une autre étude), de perte en vies humaines (2 400 morts américains dont 1 900 soldats), d’enlisement à éviter et donc de campagne électorale pour les Occidentaux. Il en résulte que les « guerriers saints » ne peuvent que gagner à l’usure une fois que la guerre devient le lieu où ils se réalisent comme saints.

Comment espérer une victoire occidentale contre des Talibans qui, en sacrifiant leur propre vie, deviennent maîtres de celle des Occidentaux qui veulent sauver la leur ? Le désarmement de la puissance occidentale est semblable en pareille situation à celui que connurent des monarques des premiers temps du christianisme où, condamnés à mort pour sédition, les premiers chrétiens allèrent vers le bûcher en chantant.

Dans ces conditions, la puissance n’a plus d’emprise et sa capacité de détruire est réduite à néant. L’esprit de la guerre l’emporte sur la force de frappe des armes modernes et le soldat homo religiosus sur le soldat homo economicus.

Le sacré : opium de guerre éternelle

Outre cette conception sacrificielle et rédemptrice du djihadisme existe le sacré comme valeur suprême. Or, qui dit valeur suprême dit, comme l’affirme l’économiste Albert Hirschman, une valeur non négociable, contrairement aux intérêts des mondes capitalistes.

L’éthos musulman, à tort ou à raison, est une valeur en laquelle croient ceux qui se battent pour le préserver, le répandre à travers le monde et vivre suivant ses normes. Il faut noter qu’en dehors des dérives islamistes, les corpus des valeurs fondamentales que défend Mahomet avant son exil à Médine est assez noble : vivre dans la simplicité monacale, atténuer le contraste entre riches et pauvres, renoncer volontairement à la chasse aux bénéfices [2].

Là se trouve un autre viatique très difficile à vaincre, car ce que Karl Marx appelle « l’opium du peuple » agit de façon particulière dans une religion comme l’islam qui régente tous les aspects de la vie. Sans séparation entre le temporel et le spirituel, l’islam transforme Allah en un produit dopant les esprits, la détermination, le courage, l’endurance au combat et le jusqueboutisme dont la mire finale est le visage de la volonté de Dieu qu’il dessine. D’où une sorte d’augustinisme politique qui fait de la guerre sainte la fondation d’une Cité de Dieu confondue à la Cité des Hommes.

Les bombes occidentales qui se targuèrent d’être « à fragmentation démocratique » n’ont ainsi aucune chance d’y installer une démocratie, non seulement parce que la démocratie a besoin d’un éthos précis qui ne s’y trouve pas, mais aussi parce qu’elle est fondamentalement contre la Cité de Dieu faisant de ses lois (charia) celles des Hommes. Il est donc très difficile que l’Occident où Qumrân, la terre promise des chrétiens, n’est plus que de l’histoire ancienne, puisse faire le poids avec la Umma toujours d’actualité dans toute guerre que mènent les « guerriers saints » pour libérer la terre de l’Islam des « infidèles ».

La déclaration des Talibans au palais présidentiel de Kaboul en témoigne. Là se trouve tout le questionnement du statut de l’Émirat islamique d’Afghanistan sur la scène internationale, étant donné que le droit des gens et les Droits de l’Homme qui inspirent théoriquement plusieurs traités internationaux ne sont pas en phase avec la loi islamique que comptent appliquer les Talibans.

Le perdant radical : un combattant invincible

Le dernier élément à mettre en exergue comme fondateur de l’impuissance occidentale est ce que Hans Magnus Enzensberger [3] a désigné comme le perdant radical : « Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical en revanche, prend un chemin distinct. Il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure. Le perdant radical est difficile à repérer. Il se tait et il attend. Il ne laisse rien paraître. C’est pour cela qu’on le craint. »

C’est quelqu’un qui prépare sa vengeance avec patience car il traîne une blessure narcissique qui est très souvent un sentiment d’humiliation ou de régression par rapport à de actes qu’il considère comme destructeurs de sa civilisation et de ses valeurs. Lorsque ladite civilisation est aussi sa religion, le perdant radical bénéficie d’un corps utopique dopé à l’opium du peuple. Il est très difficile voire impossible de vaincre le perdant radical, étant donné qu’il est aussi prêt à donner sa vie en échange de son combat, disposition qui en fait une arme imparable et reproductible à partir des victoires occidentales.

Plusieurs figures peuvent mettre en évidence ce perdant radical à travers le monde islamique. C’est par exemple l’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de la Révolution islamique d’Iran qui, devant la toute-puissance du Shah d’Iran soutenu par les Anglais, prépara patiemment sa revanche en se réfugiant en France avant la Révolution iranienne de 1979. C’est aussi le cas de l’État islamique, qu’on pense aujourd’hui vaincu, qui vit Abou Bakr al-Baghdadi prendre le relai de Ben Laden et d’Al-Qaïda. Haibatullah Akhundzada, le leader actuel des Talibans, était lui-même complètement inconnu jusqu’à la mort en 2016 de Mansour tué au Pakistan par un drone américain.

Le perdant radical n’est pas seulement un combattant invincible de par le fait que sa mort physique est sa victoire spirituelle, mais aussi par le fait qu’il a des disciples et devient un maître du djihad dont la vie installe une aristocratie spirituelle de guerriers saints prêts à lui succéder en cas de décès. L’image récente des Talibans dans le palais présidentiel de Kaboul avec des kalachnikovs en bandoulière, précédant leur déclaration de prières à Allah en restant en tenue de combat est une preuve qu’ils ne font pas de la guerre un simple moyen pour conquérir le pouvoir, mais la fonction première et éternelle de leur théocratie.

Pour eux, la guerre n’est pas, comme le dirait Michel Foucault, le prolongement de la politique par d’autres moyens. Elle est la politique même…

Au-delà des Talibans : une remise en cause de la fin de l’histoire

Alors que Samuel Huntington parlait du choc des civilisations [4] comme nouvel ordre paradigmatique après la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama a, de façon pédante, théorisé la victoire et la puissance de la modernité occidentale à travers le paradigme de la fin de l’histoire [5].

D’après Fukuyama, l’organisation du champ politique par la démocratie libérale et du champ économique par le capitalisme n’avait pas de concurrent dans d’autres civilisations. Ce couple était à la fois la victoire de l’Occident dans le Clash of Civilizations, le terminus de la modernité comme vaste processus de rationalisation et un ordre qui s’imposait désormais à tous les peuples de la terre à travers le triomphe de la mondialisation économique. De ce fait, sur le plan géoéconomique, les rapports complexes entre les États, les marchés et les entreprises multinationales renforçaient la puissance de l’Occident à travers le monde.

Sans la soutenir idéologiquement, philosophiquement et éthiquement, il faut reconnaître que la prise de Kaboul par des Talibans fondateurs et adeptes d’un émirat islamique est une réfutation sévère de ce paradigme de la fin de l’histoire. Qui plus est, le fait que les forces afghanes formées depuis des années par les Américains refusent de combattre les Talibans pour défendre Kaboul et leurs pays est un indice qui pousse à se poser la question de savoir si la « théocratie talibane » n’est pas sournoisement défendue et acceptée par plus d’Afghans qu’on ne le pense en Occident.

Conquérir l’Afghanistan à une vitesse éclair comme l’ont fait les Talibans après le retrait des Américains n’est-il pas le signe, non seulement que le modèle occidental n’a pas convaincu grand monde dans ce pays, mais aussi que ce sont les Talibans qui y détiennent le pouvoir réel et légitime ? Cela est fort probable dans un pays musulman sans sécularisation et majoritairement rural.

Ne serait-ce que La Part du Milieu [6], à savoir des modes de vie, des pratiques et des habitudes induites par des interactions entre caractéristiques naturelles d’un site et la culture de ses habitants, montre que capitalisme et démocratie libérale qu’exalte Fukuyama ne veulent absolument rien dire au XXIe siècle pour des millions d’Afghans vivant dans les montages en zones rurales. Y a-t-il seulement un État afghan, si on s’en tient à définir celui-ci dans la veine wébérienne comme l’institution qui détient le monopole de la violence légitime ?

Au-delà de l’Afghanistan, plusieurs autres théâtres d’interactions entre civilisations prouvent l’impuissance malfaisante de la mondialisation au sens de triomphe du capitalisme et de la démocratie libérale. Cela semble le résultat de deux principales erreurs interdépendantes : une réification abusive et le mépris du réel des autres.

Capitalisme à échelle mondiale : un ethnocide bienveillant

La mondialisation économique au sens de globalisation du capitalisme et du marché est loin d’être une réalité toujours tangible. Il en serait ainsi qu’on s’attendrait, si nous comparons le monde à une mappemonde, que celle-ci s’illumine intégralement dès qu’elle est branchée en mode « marché » pour signifier l’identité entre la surface du globe et celle du marché.

Une telle expérience montrerait pourtant que plusieurs endroits de la mappemonde resteraient éteints parce que le marché global comme concept tant usité n’y existe pas comme réalité tangible.

D’où une réification de la mondialisation économique qui donne l’image d’un pouvoir occidental illusoire et malfaisant, dans des territoires où des populations n’ont pas le capitalisme et le marché global comme arguments organisationnels de leur quotidien. Qu’est-ce que le marché global de la drogue pour un paysan afghan cultivant le pavot au fin fond de ce pays ? Que vaut la puissance du marché global de la drogue dans l’imaginaire villageois afghan, lorsqu’on sait que seuls les Talibans eux-mêmes ont, à l’aide d’une fatwa en juillet 2000, fait baisser de 90 % la production du pavot et qu’au moment où les Occidentaux prennent la clé des champs, cette production de pavot est à nouveau la principale ressource du PIB afghan ?

La dimension malfaisante de cette réification du marché global tient aussi au fait que de nombreuses multinationales occidentales sont les premières à profiter de l’inexistence réelle du marché global, en exploitant certains travailleurs en zones extra-occidentales en dehors et en deçà des conditions salariales qu’exigent les économies de marché.

C’est le cas en Afrique subsaharienne, où un marché des voitures électriques n’existe pas mais où hommes, femmes et enfants gagnent leur vie comme sous-traitants dans l’exploitation artisanale des minerais nécessaires à la fabrication des batteries qui alimentent les voitures électriques en Occident. La même stratégie de sous-traitance exploitant les travailleurs existe dans le champ agricole africain, où sont cultivées les céréales nécessaires à la production de biocarburants, dont la demande et l’offre africaines sont nulles.

La mondialisation dans ces zones et ces secteurs de travail est plus une réalité destructrice de l’environnement et exploiteuse des travailleurs qu’un phénomène attractif. De même, les populations du golfe de Guinée, où l’exploitation pétrolière a complètement pollué les sols et les fleuves desquels celles-ci tiraient les ressources agricoles et halieutiques nécessaires à leur existence quotidienne, ne sont favorables ni au marché mondial du pétrole ni à l’industrie afférente.

La multiplication des révoltes paysannes et de groupes armés qui sabotent les installations pétrolières et n’hésitent pas à kidnapper leurs cadres est une preuve qu’au golfe de Guinée, contrairement à ce que pense Fukuyama, le marché du pétrole est pour ces populations une réalité à combattre pour commencer une nouvelle histoire et non une fin de leur histoire. Ici, le « tout est accompli » judéo-chrétien, inconscient dans le paradigme de la fin de l’histoire, n’est pas encore de mise car tout est encore à accomplir.

En outre, un regard non averti sur les économies africaines peut conclure que le modèle dominant qui y prévaut est celui de l’économie capitaliste mondialisée. Cependant, si on essaie de sortir de la surface des choses en reliant économie et sociétés africaines, on se rend compte que c’est un vaste réseau populaire de transactions commerciales, monétaires, familiales et associatives reliant villes et campagnes, puis villes et diasporas, qui assure la reproduction de la vie, du capital, du lien social et du commerce dans les sociétés d’Afrique subsaharienne, dont l’économie capitaliste officielle est incarnée par l’État et ses institutions et ses politiques économiques inspirées par les instances financières internationales.

Parler de la fin de l’histoire dans ce cas est aussi une erreur fatale car l’histoire continue et ne se joue ni dans l’économie capitaliste officielle, ni dans les pratiques économiques traditionnelles, mais dans une double crise où l’ensemble des possibles économiques est infini. D’un côté se joue la crise du capitalisme étatique contrarié par les ajustements structurels et les pratiques économiques populaires ; de l’autre, une crise des économies populaires contrariées par l’État ajusté et les injonctions de la modernisation.

Ces deux crises, dont l’une est l’envers de l’autre, sont un chantier historique permanent où se préparent des figures encore incertaines des économies subsahariennes de demain. Il apparait donc que le marché global ouvre en Afrique plus de chantiers de combats et d’innovations singulières, où les populations souhaitent changer leur histoire, qu’il ne ferme celle-ci comme terminus des aspirations humaines.

Savoir que l’histoire se joue encore ailleurs et que de nombreuses civilisations refusent le capitalisme comme un ethnocide bienveillant revient à chercher quels sont les mécanismes qui, alors que les statistiques capitalistes mondiales estiment que des centaines de millions d’hommes et femmes vivent avec moins de 2 dollars par jour [7], permettent aux Africains de manger, de s’habiller, de se marier, de se soigner, d’élever leurs enfants et de se construire une maison.

La démocratie en kit : concepteurs et exécutants

Sur le plan politique, l’image des Talibans maîtres de Kaboul rappelle celle, il y a quelques années, de Bamako capitale du Mali menacée par l’avancée des groupes islamistes. La France est intervenue pour repousser les islamistes, mais le Mali connait toujours la même menace dans un pays où l’islamisme semble l’exutoire d’un ensemble de problèmes socio-politiques anciens, accélérés par la stratégie occidentale d’installer la démocratie par les bombes en Libye et dont nous connaissons aujourd’hui d’autres résultats en Irak et en Afghanistan. Même dynamique pour Boko Haram, devenu aujourd’hui un mouvement islamiste et terroriste, alors que la grogne générale au Nigéria, qui lui donna naissance en 2002, avait tous les traits d’un mouvement social dénonçant la pauvreté et les inégalités, contestataire du pouvoir en place.

Le constat qui se dégage de cette situation est évident. Autant le marché global est une réification en Afrique subsaharienne, autant la démocratie libérale y est également une réification qui se transforme en une imposture improductive. Ceci non parce que les Africains ne méritent pas la liberté, y sont rétifs ou ne la souhaitent pas, mais parce que le paradigme de la fin de l’histoire fait de la démocratie libérale un produit fini anhistorique, atemporel et transculturel.

Elle cesse d’être le produit d’une histoire, d’une culture particulière et une œuvre où le temps compte pour se réduire en un « kit » constitué de multipartisme, d’élections libres et transparentes, d’observateurs internationaux et d’indicateurs organisationnels de validation (assemblés multipartistes, société civile, sénat…) que les pays occidentaux vendent et imposent aux pays africains comme conditionnalités d’accès à l’aide au développement, et sortent la démocratie de sa nature processuelle pour en faire un « kit » politique transactionnel des rapports de coopération.

Le paradigme de la fin de l’histoire entraîne donc une division du travail démocratique entre ceux qui conçoivent les « kits démocratiques » et sanctionnent positivement ou négativement ses utilisateurs (l’Occident) et ceux qui doivent acheter ces kits démocratiques, les monter et les utiliser en suivant à la lettre le mode d’emploi des vendeurs (les pays du Sud).

Conséquence, les sociétés africaines ne se transforment pas en profondeur, non seulement parce que les entrepreneurs politiques montent le kit démocratique surtout pour se signaler positivement à la communauté internationale, mais aussi parce que le modèle de « démocratie en mode kit [8] » qui en découle balaie sans un regard l’intelligence historique des sociétés africaines dans la résolution des conflits à travers des méthodes originales de mise en dialogue, de médiations et d’inventions de la paix dans les communautés et entre elles.

Ainsi, sans toujours avoir raison sur leurs revendications mais sans toujours avoir tort non plus, « la figure des Talibans en Afrique », au sens de type idéal combattant et porteur d’un modèle alternatif de société, est celle des diasporas africaines contestataires des dictatures subsahariennes en place validées par la « démocratie en mode kit », des adeptes de Boko Haram que la répression étatique a transformé d’une secte à un groupe terroriste, des Freedom Fighters nigérians qui contestent les multinationales pétrolières dans le golfe de Guinée ou des groupes islamistes du Mali porteurs d’une revendication souverainiste.

Il semble que redonner de l’histoire, du temps et de la respiration culturelle aux sociétés extra occidentales peut permettre à celle-ci d’inventer des formes de démocraties plus compatibles avec leurs problèmes réels, leur culture et leur façon de voir le monde. Façons qui, dans le cas de l’Afrique, ont la qualité de ne pas mettre les extrémistes hors de la palabre quand les démocraties occidentales les bombardent.

Si ces modèles alternatifs de société sont délirants et meurtriers, comme s’avère être celui des Talibans afghans au regard de la foule prête à s’accrocher à l’aile d’un avion pour partir vers n’importe quelle autre destination, c’est à ces sociétés concernées d’en sortir en acceptant d’en payer le prix, celui de la vraie liberté, celle que l’on souhaite et pour laquelle on se bat pour se donner des ordres à soi-même. Le droit d’ingérence dans une telle perspective ne doit être que l’ultima ratio de la communauté internationale en cas de génocide.

Cette défaite des Occidentaux en Afghanistan est donc le début d’une histoire afghane longtemps congelée par leur présence et la « démocratie en mode kit » qui en découle. Une telle démocratie, forme la plus robuste de la démocratie libérale post-communiste [9], entraîne quatre conséquences majeures en régions extra-occidentales.

Premièrement, il se provoque un désencastrement sociétal du champ politique, qui se met à fonctionner en dehors et de façon autonome par rapport à la société réelle une fois réduit au montage d’un kit politique moderne, sous forme d’un petit club constitué d’acteurs locaux sous l’égide d’experts occidentaux.

Un tel système n’a pour rayon d’action et pour légitimité que ce petit club. Sans encastrement sociétal où il peut tirer de la force et de la légitimité, les « kits » politiques occidentaux (armées, ambassades, auxiliaires afghans) sont démontés et débarqués dans des avions dès que les Talibans arrivent. C’est une situation qui, en Afghanistan et en Afrique (au Mali par exemple), renforce non seulement les groupes extrémistes qui dès lors combattent des occupants, mais aussi bloque la naissance d’une société politique locale capable de s’opposer aux groupes extrémistes.

Deuxièmement, se joue une éviction du peuple du processus démocratique dont l’effet est la naissance d’un kratos sans demos, étant donné que la dimension technique et savante du kit démocratique (code électoral, révision constitutionnelle, commission électorale indépendante, observateurs internationaux, etc.) définit un champ d’expertise du processus démocratique maitrisé uniquement par l’élite technocratique locale et occidentalisée.

De nombreux conflits récents et anciens en régions extra-occidentales sont donc pris en otage et restent sans solutions. Ils ne peuvent plus s’exprimer qu’en dehors d’un processus démocratique technocratique qui, en s’inspirant trop de ses maîtres du Nord, perd les réalités des peuples du Sud pouvant l’inspirer et l’orienter. Dans le cas de l’Afrique, les modifications constitutionnelles se font en vase clos et entraînent à chaque fois des centaines de morts, parce que les armées tirent à balles réelles sur les peuples africains qui contestent un processus technocratique où ils deviennent les dindons d’une farce de reproduction successive des mêmes dictatures.

Troisièmement, se crée une éviction des cultures locales du processus démocratique dont l’effet est la naissance d’une démocratie désincarnée. Comment parler et faire sens dans une société, comment convaincre un peuple et comment résoudre des conflits avec un kit démocratique qui n’a pas de sens, ne convainc personne et n’apporte aucune solution dans un site culturel donné ?

En Afrique par exemple, les communautés ethniques et leurs solidarités restent très robustes et l’emportent encore sur le respect de lois étatiques. La preuve, il en serait autrement que les chefs d’État qui modifient illégalement la Constitution pour garder le pouvoir seraient dénoncés par toute la population africaine sans exception.

Il se passe pourtant que la communauté de laquelle un chef de l’État est issu ne conteste jamais sa réforme constitutionnelle, contrairement aux autres. Après, par exemple, l’intervention de l’ONU et de la France en Côte-d’Ivoire, le conflit politique n’a pas changé. Les communautés qui soutiennent Laurent Gbagbo et celles qui soutiennent Ouattara sont les mêmes en 2021, même après des conflits post-électoraux et des révisions constitutionnelles qui ont fait plus de 3000 morts. Il n’est donc pas certain que, culturellement, en Afrique, le principe électif « un homme une voix » soit suffisant pour penser et pratiquer la démocratie.

Quatrièmement, se produit une taylorisation du travail démocratique dont l’effet est de faire de la démocratie en région extra-occidentale une réplique politique de la division du travail au sein de l’économie-monde capitaliste.

Adam Smith en économie et Immanuel Wallerstein en histoire économique considèrent que le marché global est une division du travail à grande échelle. Mais là où le philosophe écossais parle des transactions marchandes aussi vastes et efficientes que la taille du marché est grande, le sociologue et historien américain pointe l’économie-monde occidentale née au XVIe siècle sous forme d’un système-monde qui fit de l’Afrique et de l’Amérique latine des réservoirs de matières premières, des débouchés commerciaux et des consommateurs des produits finis dont l’Europe était productrice.

La démocratie libérale post-communiste considère le monde entier comme l’espace de la démocratie libérale, la population mondiale comme son public et de nombreux opérateurs d’actions (États, sociétés civiles, FMI, BM, nouvelles technologies, aide au développement, etc.) comme ses instruments. Elle s’appuie donc sur la division du travail à grande échelle issue du « système-monde » pour promouvoir une division à grande échelle du travail démocratique.

D’où un taylorisme du travail démocratique qui fait des pays occidentaux les ingénieurs concepteurs du travail démocratique, et des pays dits du Sud les exécutants du travail de conception des pays-ingénieurs-concepteurs.

D’où une dynamique démocratique de type principal (Occident)/agent (Sud), qui transforme de nombreuses sociétés extra-occidentales en chambres enregistreuses des donneurs d’ordres occidentaux sans jamais les laisser devenir des conceptrices de leurs démocraties. Et sans une société conceptrice de sa démocratie, pas de démocratie.

NDLR : Thierry Amougou a récemment publié Qu’est-ce que la raison développementaliste ? aux éditions Academia.

 


[1] Bertrand Badie, L’Impuissance de la puissance, 1e éd. 2004, CNRS Éditions, 2013.

[2] Joseph Schumpeter, Impérialisme et classes sociales (1918), Éditions de Minuit, 1972.

[3] Hans Magnus Enzenberger, Le Perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur (Schreckens männer, 2006), traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, 2006.

[4] Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (The Clash of Civilization and the Remaking of World Order, 1996), Odile Jacob, 2021.

[5] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (The End of History and the Last Man, 1992), traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Flammarion, 2018.

[6] Fernand Braudel, La Méditerranée à l’époque de Philippe II, t.I, La Part du Milieu, 1e éd. 1949, Armand Colin, 2017.

[7] « 18 des 20 pays les plus pauvres se trouvent en Afrique subsaharienne. Quelque 40 % de la population de la région vivaient encore avec moins de 1,90 dollar par jour en 2018. », Rapport 2020 sur la pauvreté et la prospérité partagée, Groupe de la Banque mondiale (PDF).

[8] Thierry Amougou, L’Esprit du capitalisme ultime. Démocratie, marché et développement en mode kit, Presses universitaires de Louvain (PUL), 2018.

[9] Ibid.

Thierry Amougou

Économiste, Professeur d'économie du développement à l'Université Catholique de Louvain (UCL)

Mots-clés

Mondialisation

Notes

[1] Bertrand Badie, L’Impuissance de la puissance, 1e éd. 2004, CNRS Éditions, 2013.

[2] Joseph Schumpeter, Impérialisme et classes sociales (1918), Éditions de Minuit, 1972.

[3] Hans Magnus Enzenberger, Le Perdant radical. Essai sur les hommes de la terreur (Schreckens männer, 2006), traduit de l’allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, 2006.

[4] Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (The Clash of Civilization and the Remaking of World Order, 1996), Odile Jacob, 2021.

[5] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme (The End of History and the Last Man, 1992), traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Flammarion, 2018.

[6] Fernand Braudel, La Méditerranée à l’époque de Philippe II, t.I, La Part du Milieu, 1e éd. 1949, Armand Colin, 2017.

[7] « 18 des 20 pays les plus pauvres se trouvent en Afrique subsaharienne. Quelque 40 % de la population de la région vivaient encore avec moins de 1,90 dollar par jour en 2018. », Rapport 2020 sur la pauvreté et la prospérité partagée, Groupe de la Banque mondiale (PDF).

[8] Thierry Amougou, L’Esprit du capitalisme ultime. Démocratie, marché et développement en mode kit, Presses universitaires de Louvain (PUL), 2018.

[9] Ibid.