Politique

La primaire populaire : une occasion de changer de voie

Sociologue

Après les déclarations de candidature récentes Arnaud Montebourg et d’Anne Hidalgo, qui suivent celles de Jean-Luc Mélenchon ou de Fabien Roussel, et en attendant le résultat de la primaire des écologistes, la gauche apparaît plus fragmentée que jamais à l’approche de l’élection présidentielle. La « primaire populaire », projet citoyen inédit qui reste peu médiatisé, entend apporter une réponse à cet éparpillement, en proposant une plateforme commune aux forces capables de porter un programme de transformation écologique et sociale… pour éviter le duel annoncé Macron-Le Pen.

C’est en février 2021 que j’ai appris l’existence d’un projet de primaire citoyenne – qui ne s’appelait pas encore à l’époque « primaire populaire ». Il était porté par un groupe de jeunes gens, membres de la Rencontre des justices et qui cherchaient à élargir leurs soutiens et surtout, à faire vivre leur idée. Guillaume Duval, l’ancien rédacteur en chef d’Alternatives économiques, les connaissait depuis quelque temps et pensait que le projet méritait d’être connu et soutenu.

C’est ainsi qu’avec Abdennour Bidar, après avoir très longuement discuté avec eux, nous avons décidé d’être les premiers parrains et marraines de l’aventure. Nous avons ensuite été rejoints par de nombreuses personnalités : plus de 70 aujourd’hui, parmi lesquelles Claude Alphandéry, Marie-Monique Robin, Julia Cagé, Patrick Viveret ou Jean Jouzel. Ce projet, qui semblait véritablement audacieux à l’époque, est non seulement devenu pleinement opérationnel, mais pourrait bien être le meilleur moyen de revitaliser notre démocratie et de changer les résultats trop prévisibles de l’élection présidentielle.

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De quoi s’agit-il donc ? L’idée de départ est simple : il s’agit d’éviter l’éparpillement des forces capables de porter un programme de transformation écologique et sociale, en les encourageant à produire un socle commun de principes et de propositions et en appelant les citoyens à choisir puis à départager celles et ceux qui pourraient le présenter lors de l’élection présidentielle. Nous le savons, et les multiples rebondissements de la crise sanitaire n’ont pas arrangé les choses, le deuxième tour de l’élection présidentielle risque de voir se reproduire l’affrontement entre l’actuel Président et Marine Le Pen.

Pour l’instant, aucun candidat ne semble être en capacité de troubler ce face-à-face. Et pourtant, ni l’une ni l’autre ne sont en mesure de permettre à notre pays d’engager la transformation écologique et sociale qui s’impose sans déchirer le tissu social et aggraver les fractures existantes. Emmanuel Macron a malheureusement montré une très faible appétence pour la consultation des citoyens, la prise en compte de leurs aspirations et de leurs craintes, la prévention et la gestion des dissensus. Quant à Marine le Pen, même si son programme change tous les jours, les risques que celui-ci comporte pour la paix civile sont majeurs.

Des recherches récentes l’ont rappelé : les Français ne sont pas plus à droite qu’avant. Ils sont au contraire en faveur d’un grand nombre de mesures de justice sociale mais considèrent aujourd’hui qu’aucune personnalité de l’offre politique existante ne porte suffisamment celles-ci. Et pour cause, cette offre est aujourd’hui de plus en plus fragmentée, entre les écologistes, les socialistes, les insoumis et tous les autres, chacun poussant son candidat, voulant faire entendre sa voix, faire reconnaître sa singularité.

Si chaque parti ou courant maintient sa candidate ou son candidat jusqu’au bout, cela ne pourra signifier qu’une chose : c’est qu’un trait aura été tiré sur la possibilité d’une victoire, et que ce sont à la fois les législatives et le coup d’après qui constituent les véritables enjeux. Mais sommes-nous vraiment prêts à perdre cinq ans ? À prendre le risque de la dégradation démocratique et du recul de la justice sociale ?

Il n’y a qu’une seule solution possible pour éviter cela : organiser de la manière la plus sereine, la plus démocratique et la plus raisonnable possible le choix par les citoyens eux-mêmes non pas seulement de la personne, mais aussi du programme et de l’équipe qui sera capable de mener dans la paix civile le projet de transformation sociale et écologique dont nous avons besoin. C’est ce que le projet de la primaire populaire prépare depuis des mois. Rentrons donc dans le détail du dispositif, qui peut être consulté sur le site primairepopulaire.fr.

Des discussions approfondies, animées, nourries ont permis que des courants politiques trop souvent considérés comme « irréconciliables » travaillent ensemble.

Dans un premier moment, l’ensemble des partis, courants et personnalités représentant le « bloc des justices » ont été sollicités pour se rencontrer toutes les semaines et travailler à un socle commun de propositions. Au terme de plusieurs semaines de réunions et de discussions, les treize courants ou partis allant de la France Insoumise aux Nouveaux démocrates en passant par les écologistes et les soutiens de Christiane Taubira se sont accordés sur un socle commun de dix propositions de rupture soutenant la mise en place d’une République démocratique, écologique et sociale.

Il s’agit déjà là, comprenons-le bien, d’une avancée fondamentale, d’un résultat extrêmement précieux : des discussions approfondies, animées, nourries – j’ai eu la chance de participer à beaucoup d’entre elles – ont permis que des courants politiques trop souvent considérés comme « irréconciliables » travaillent ensemble et s’accordent sur un certain nombre de principes et de mesures politiques.

Je voudrais donner quelques exemples. Pour promouvoir une République démocratique, il est proposé que dès l’été 2022 soit convoquée une assemblée citoyenne pour le renouveau démocratique destinée à décider de la manière dont seront rééquilibrés les pouvoirs entre Président et Parlement, et dont seront adoptés le RIC délibératif et les nouveaux critères de représentativité permettant à l’Assemblée d’être davantage à l’image de la société. Une loi mettant en place la reconnaissance du vote blanc, la proportionnelle aux élections législatives, le changement des modalités de financement des partis et des médias sera également votée.

Au chapitre République sociale, retenons la mise en place d’un revenu de solidarité dès 18 ans, la réduction des écarts de salaire, l’investissement massif dans l’hôpital, l’éducation et la recherche, la mise en œuvre de la co-détermination c’est-à-dire la reprise en main des salariés sur leur travail mais aussi sur la stratégie des entreprises, ainsi que la création d’un ISF modernisé rapportant au moins dix milliards d’euros. La République sera écologique grâce à la mise en œuvre de toutes les mesures proposées par la Convention citoyenne pour le climat mais aussi à une grande loi de transition agricole. Autant dire que sur l’ensemble des questions économiques, écologiques et sociales, s’il existe différentes versions des mesures arrêtées dans le socle commun, il y a un accord sur l’essentiel, ce qui mérite tout de même d’être remarqué.

Le dispositif de la primaire populaire avec ses salariés, sa haute Autorité, son Conseil d’Orientation, son bureau, son pôle politique, ses très nombreux soutiens, les plus de 90 000 personnes qui se sont rendues sur le site, est aujourd’hui opérationnel. Nous en sommes à la phase où les noms des possibles candidat.e.s à la présidentielle qui ont participé à la construction du socle commun –  qu’ils et elles soient ou non officiellement déclaré.e.s – ont été affichés sur le site de la primaire populaire pour recueillir les suffrages de toutes celles et ceux qui souhaitent participer à la démarche, et donc au choix.

Sur le site, on peut soit parrainer les candidat.es présents soit – et c’est une démarche profondément innovante – proposer le nom d’une personne, connue ou inconnue. Si celle-ci est proposée au moins 500 fois et si la Haute Autorité et le Conseil d’orientation considèrent que la personne est compatible avec le socle et les valeurs de la primaire populaire, son nom apparaît sur le site. Plusieurs personnalités de la société civile, dont les idées vont pouvoir imprégner le débat public, ont ainsi été proposées. Lorsque la primaire des écologistes aura désigné son candidat et que le PS aura choisi le sien, lorsque les différents candidat.e.s seront officiellement connu.e.s, les cinq femmes et les cinq hommes qui auront recueillis le plus de suffrages seront alors proposés au vote de tous les Français.

Les modalités de ce vote sont également originales : il s’agit d’un vote à un seul tour et au jugement majoritaire qui permet de laisser s’exprimer la gamme entière des positions plus qu’avec le système classique du vote à deux tours. Dans ce dernier cas, on est obligé de choisir une seule personne même si on en apprécie (un peu moins) certaines autres. Et entre les deux tours, c’est en général le moment où les crispations sont les plus intenses. Le vote au jugement majoritaire permet de donner son opinion sur chacun.e (l’apprécie-t-on un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout ?). Ce type d’expression est donc plus favorable à la constitution d’une équipe.

Revenons maintenant au processus et laissons-nous aller à imaginer ce qui pourrait se passer.

Supposons que les différents partis et candidats désireux de porter le socle commun aient compris que chacun ne rassemblerait jamais suffisamment de suffrages pour être présent au deuxième tour.

Supposons qu’ils souhaitent réellement que le socle commun devienne réalité et que la transformation démocratique, écologique et sociale dont nous avons besoin advienne.

Supposons qu’ils acceptent des débats publics sérieux autour du socle commun, pour promouvoir une certaine interprétation des mesures, proposer des variantes ou développer des propositions inédites.

Supposons par exemple que la question majeure de la croissance, qui jusqu’à aujourd’hui n’a été traitée que par quelques universitaires et intellectuels (dont je fais partie[1] avec d’autres soutiens de la Primaire populaire) devienne un objet sérieux de débat public.

Supposons que les « perdants » acceptent non pas de se retirer au terme du vote mais de former avec le « gagnant » une véritable équipe dans laquelle les différentes responsabilités, gouvernementales, ministérielles, parlementaires, conventionnelles seraient réparties ou au moins au sein de laquelle une véritable coopération au service de la mise en œuvre du socle commun se déploierait.

Nous serions enfin sortis de la spirale infernale de l’insulte, des coups de menton, de la défiance, du débat public impossible, de la démocratie confisquée.

Alors il se serait passé quelque chose de réellement extraordinaire en France. Nous serions enfin sortis de la spirale infernale de l’insulte, des coups de menton, de la défiance, du débat public impossible, de la démocratie confisquée. Notre pays apparaîtrait à juste titre comme un pionnier et un exemple à suivre. Les partis garderaient leur fonction de fournisseurs d’idées mais aussi de cadres. Mais les citoyens participeraient beaucoup plus qu’actuellement à la décision à la fois par la possibilité de solliciter les suffrages de leurs concitoyens mais aussi par le biais du RIC délibératif, du renouvellement des parlementaires, des nouveaux pouvoirs acquis dans l’entreprise…

Revenons à une réalité plus prosaïque. Aujourd’hui ni les grands médias, ni les partis n’évoquent la primaire populaire comme une possible solution. Pourtant nous avons besoin, pour qu’elle ne soit pas capturée par des groupes d’intérêt – y compris les fans d’un·e candidat·e – d’un très grand nombre de participants au vote final. Il est tout à fait compréhensible que les partis et celles et ceux qui souhaitent présenter leur programme et leur candidature aux Français n’évoquent pas la primaire populaire au moment où ils tentent d’exister et de percer dans les sondages. Il est légitime que chaque parti ou personnalité souhaite se présenter au Français·es.

Mais dès lors qu’il sera clair, à la fin de l’année, qu’aucun·e des candidat·e·s du bloc des justices ne peut à lui/elle seul·e emporter la victoire, alors l’immense utilité de la primaire apparaîtra. Elle permettra à toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans le socle commun d’engager une compétition raisonnable, responsable et respectueuse avec leurs consœurs et confrères, permettant de faire émerger une personnalité les représentant finalement toutes et tous dans leur diversité.

Un tel espoir paraîtra peut-être fou ou désespérément naïf à celles et ceux qui sont revenus de tout. Il me semble pourtant que nous disposons, avec la primaire populaire, d’une occasion inespérée de faire de la politique autrement.


[1] Voir Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse (Champs actuel, 2008) et La mystique de la croissance. Comment s’en libérer (Champs Actuel, 2014)

Dominique Méda

Sociologue, Professeure à l'université Paris-Dauphine

Mots-clés

DroiteGauche

Notes

[1] Voir Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse (Champs actuel, 2008) et La mystique de la croissance. Comment s’en libérer (Champs Actuel, 2014)