International

Comment raisonne Daech ?

Philosophe

Au-delà des premières déclarations de Salah Abdeslam lors du procès qui vient de s’ouvrir, il convient de prêter attention au texte de revendication diffusé au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 si l’on veut clarifier les motivations réelles des commanditaires des attentats-suicides du Stade de France et du Bataclan, et démêler les prétextes et les justifications a posteriori des véritables intérêts stratégiques de l’État islamique. Une interprétation rigoureuse de ce document dévoile que les motivations de l’EI sont l’extension maximale de sa puissance plutôt qu’une quelconque motivation mystique ou religieuse.

Quand un crime est aussi effroyable que les attentats du 13 novembre 2015, le procès qui l’instruit ne doit pas seulement aider les victimes en leur apportant la justice, mais d’abord et avant tout en leur offrant une possibilité de compréhension. C’est apparemment ce qui s’est produit au sixième jour d’audience du procès, quand Salah Abdeslam a déclaré : « On a combattu la France. On a visé des civils, mais on n’a rien de personnel à leur égard. On a visé la France, et rien d’autre. Parce que les avions français qui bombardent l’État islamique ne font pas la distinction entre l’homme, la femme et les enfants, ils détruisent tout sur leur passage, on a voulu que la France subisse la même douleur que nous subissons. »

Ou encore : « J’ai entendu François Hollande dire que nous combattons la France pour vos valeurs et pour vous diviser. C’est un mensonge manifeste. Quand François Hollande a pris la décision d’attaquer l’État islamique, il savait très bien que sa décision comportait des risques. En 2003, Chirac a refusé de donner son soutien aux Américains, sous prétexte, écoutez bien, que sa participation entraînerait une haine antifrançaise et des attaques meurtrières. »

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Ces affirmations – qui font des attentats des actes de représaille – doivent être prises avec distance pour trois raisons : elles sont des propos de prétoire, et peuvent relever d’une stratégie de défense ; elles interviennent des années après les faits, et peuvent être une rationalisation rétrospective ; dans l’organisation de l’État islamique, Abdeslam n’était qu’un exécutant, si bien que, n’ayant pas commandité l’attentat, il n’en connaissait pas nécessairement les véritables raisons.

Pour déterminer si ces déclarations d’Abdeslam sont dignes de confiance, il faut les croiser avec une autre source : le communiqué publié par l’État islamique suite aux attentats. Mais c’est là un texte difficile à manier, et qui suppose une interprétation. Dans ce qui suit, nous allons tenter une exégèse – fondée sur l’herméneutique développée par Spinoza – de la revendication de ces attentats, afin de déterminer quel crédit accorder aux propos d’Abdeslam.

On a beaucoup discuté en effet pour savoir si ces assassinats résultaient d’un rejet de notre mode de vie ou bien s’ils étaient une réponse aux frappes aériennes de l’État français contre l’État islamique et Boko Haram ; s’ils relèvent de la barbarie, au sens d’une force dépourvue de raison, ou bien d’une pensée stratégique articulée ; s’ils étaient dictés par le fanatisme, compris comme obéissance aveugle à ce que l’on croit être un ordre de Dieu, ou bien par des considérations pragmatiques ; si ces attentats étaient un acte à visée symbolique ou bien au contraire un acte recherchant une efficacité maximale ; s’ils s’inscrivaient dans une logique de transcendance – obtenir le salut de l’âme, hâter la venue de la fin des temps – ou bien si leur objectif était terrestre, à savoir la préservation de soi d’un État.

La question est importante : on ne peut pas vaincre un ennemi si on le sous-estime ou si l’on se trompe sur sa nature. Il était d’autant plus aigu et urgent de déterminer le sens des attentats que, selon la manière dont on les comprenait, c’étaient des conduites opposées qui s’imposaient. Dans le cas où ces crimes auraient été commis dans un esprit millénariste, c’est par des actes symboliques qu’il fallait y répondre, car, en poursuivant le mode de vie que ces assassins voulaient proscrire, on leur dénierait la victoire. Mais si ces meurtres n’avaient pas été accomplis à l’aveuglette par des illuminés, mais au contraire par des agents rationnels, au sens d’individus cherchant à maximiser leurs profits en minimisant leurs coûts, c’est en nuisant à leurs intérêts que l’on gagnerait contre eux.

Il ne devrait pas y avoir de débat sur les raisons des attentats du 13 novembre. Savoir pourquoi un acte a été accompli consiste à en découvrir la motivation. Le ou les motifs d’un acte sont la ou les pensées qui ont déclenché la décision de l’accomplir. Sauf à supposer que ces attentats n’aient été des actes manqués, c’est-à-dire des actes dont les motifs sont inconscients, leurs auteurs savaient très bien pourquoi ils les ont commis. Il suffisait donc, pour en connaître les raisons, d’interroger ces auteurs.

Mais qui en sont les auteurs ? Il faut ici distinguer les individus qui ont physiquement commis ces attentats, ceux qui, d’une manière ou d’une autre, y ont contribué et ceux qui les ont commandités. Car il n’est pas nécessaire d’appuyer sur une gâchette pour être un terroriste. Plus généralement, puisque Daech structure ses forces comme celles d’une armée, il faut y distinguer la piétaille du commandement. Pour comprendre l’action d’une armée, il faut certes comprendre pourquoi chacun de ses membres s’y est engagé – puisque, sans ses soldats, une armée n’existerait pas et que la manière dont les opérations se passent sur le terrain dépend de décisions individuelles. Mais pour comprendre pourquoi une opération militaire a été entreprise, ce ne sont pas les décisions prises sur le terrain, mais celles prises par le commandement qui importent. Par conséquent, ce ne sont pas les motifs des terroristes de terrain – et donc ceux de Salah Abdeslam – qui expliquent les attentats du 13 novembre, mais ceux des terroristes qui les ont commandités.

Or, nous devrions parfaitement pouvoir connaître ces motifs, puisqu’on a pris soin de nous les communiquer dans un texte de revendication diffusé au lendemain des attentats. Ce texte est une source sûre. Comme il est en effet hautement improbable que ses auteurs et les commanditaires de l’attentat aient travaillé de manière indépendante, il est légitime de traiter les auteurs du texte et les commanditaires des attentats comme formant le même groupe de personnes (que nous désignerons désormais indifféremment comme « l’auteur » ou « les auteurs »). Il serait par ailleurs absurde de supposer que les auteurs de ce texte nous cachent les raisons de leur décision : la différence entre un attentat et un simple assassinat est qu’un terroriste utilise l’assassinat comme instrument d’action sur une population ou un gouvernement, si bien que l’attentat n’atteindrait pas sa cible si ses motifs n’étaient pas connus du public et du gouvernement visés. Il est donc dans l’intérêt des terroristes que leurs motivations soient connues. Dissimuler leurs intentions annulerait le bénéfice qu’ils espèrent retirer de leurs crimes.

Nous supposerons donc qu’il n’y a donc pas ici de secrets, que rien n’est caché : pour savoir pourquoi les attentats du 13 novembre ont eu lieu, il nous suffit de lire le texte de leur revendication :

« Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

Allah le Très-Haut a dit : et ils pensaient qu’en vérité leurs forteresses les défendraient contre Allah. Mais Allah est venu à eux par où ils ne s’attendaient point, et a lancé la terreur dans leurs cœurs. Ils démolissaient leurs maisons de leurs propres mains, autant que des mains des croyants. Tirez-en une leçon, ô vous qui êtes doués de clairvoyance. Soûrat 59 verset 2

Dans une attaque bénie dont Allah a facilité les causes, un groupe de croyant des soldats du Califat, qu’Allah lui donne puissance et victoire, a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris.

Un groupe ayant divorcé la vie d’ici-bas s’est avancé vers leur ennemi, cherchant la mort dans le sentier d’Allah, secourant sa religion, son Prophète et ses alliés, et voulant humiliant (sic) ses ennemis. Ils ont été véridiques avec Allah, nous les considérons comme tels. Allah a conquis par leur main et à jeter (sic) la crainte dans le cœur des croisés dans leur propre terre.

Huit frères portant des ceintures d’explosifs et des fusils d’assaut ont pris pour cibles des endroits choisis minutieusement à l’avance au coeur de la capitale française, le stade de France lors du match des deux pays croisés la France et l’Allemagne auquel assistait l’imbécile de France François Hollande, le bataclan (sic) où étaient rassemblés des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité ainsi que d’autres cibles dans le dixième, le onzième et le dix-huitième arrondissement et ce, simultanément. Paris a tremblé sous leurs pieds et ses rues sont devenues étroites pour eux. Le bilan de ses (sic) attaques est de minimum 200 croisés tués et encore plus de blessés, la louange et le mérite appartiennent à Allah.

Allah a facilité à nos frères et leur a accordé ce qu’ils espéraient (le martyr [sic]), ils ont déclenché leurs ceintures d’explosifs au milieu de ces mécréants après avoir épuisé leurs munitions. Qu’Allah les accepte parmi les martyrs et nous permette de les rejoindre. Et la France et ceux qui suivent sa voie doivent savoir qu’il restent à (sic) les principales cibles de l’État islamique et qu’ils continueront à sentir l’odeur de la mort pour avoir pris la tête de la croisade, avoir osé insulter notre Prophète, s’être vantés de combattre l’Islam en France et frapper les musulmans en terre du Califat avec leurs avions qui ne leur ont profité en rien dans les rues malodorantes de Paris. Cette attaque n’est que le début de la tempête et un avertissement pour ceux qui veulent méditer et tirer des leçons (sic).

Allah est le plus grand. Or c’est à Allah qu’est la puissance ainsi qu’à Son messager et aux croyants. Mais les hypocrites ne le savent pas. Soûrat 63 verset 8 »

Il faut bien avouer que la lecture de ce texte laisse perplexe : il fournit des éléments permettant de soutenir différentes réponses aux questions d’où nous sommes partis. Il nous faut donc mobiliser une méthode d’interprétation capable de tirer du texte une indication claire. La méthode d’interprétation que nous emploierons à cette fin sera fondée sur les principes exégétiques que détaille Spinoza au chapitre VII du Traité théologico-politique, où Spinoza soutient, entre autres, qu’il y a une vérité relative au sens des textes bibliques ; que l’on peut raisonner sur les Écritures de la même manière qu’on raisonne sur les phénomènes naturels ; qu’il faut chercher à lire les Écritures à partir d’elles-mêmes.

Il n’y a pas de raison de ne pas appliquer ces principes à d’autres textes. Or, notre objectif est d’utiliser la revendication des attentats du 13 novembre 2015 pour accéder à un fait objectif, à savoir le contenu mental de ses commanditaires ; de justifier rationnellement notre interprétation ; et de n’utiliser que ce texte à cette fin car, comme le prescrit Spinoza, une interprétation doit partir de textes dont l’authenticité est indéniable. Avec cette revendication, nous tenons un fait robuste et pertinent pour comprendre Daech : il faut commencer par en épuiser les possibilités avant d’entreprendre de le croiser avec d’autres sources.

L’enquête sur les faits

Le premier moment de la méthode est, selon Spinoza, « historique », au sens général d’une enquête relevant des faits : description du texte biblique, classification de ses passages, constitution d’index, etc. Commençons donc par décrire la revendication. Ce texte est constitué de sept paragraphes. Le premier est une invocation d’Allah : « Au nom d’Allah, le Très Miséricordieux, le Tout Miséricordieux ». Il semble étrange de débuter la revendication de meurtres prémédités en se réclamant de la propriété qu’aurait Allah d’être miséricordieux, sauf à supposer que les auteurs du texte ne comprennent pas le sens du terme qu’ils emploient.

En réalité, cet énoncé est une citation du Coran : chaque sourate commence par cette invocation rituelle d’Allah. Les auteurs se sont donc contentés de recopier le début d’une sourate, ce qui transforme leur texte en un passage du Coran. On observe donc ici une volonté, sinon de contrefaire le texte sacré, du moins de le pasticher.

Cette invocation est suivie par une citation, cette fois explicite, du second verset de la cinquante-neuvième sourate du Coran, intitulée « l’exode » : « Allah le Très-Haut a dit : et ils pensaient qu’en vérité leurs forteresses les défendraient contre Allah. Mais Allah est venu à eux par où ils ne s’attendaient point, et a lancé la terreur dans leurs cœurs. Ils démolissaient leurs maisons de leurs propres mains, autant que des mains des croyants. Tirez-en une leçon, ô vous qui êtes doués de clairvoyance. »

Le troisième paragraphe décrit globalement les attentats du 13 novembre : pris ensemble, ils constituent une attaque de Paris. L’objectif de ce paragraphe est, pour l’État islamique, d’affirmer qu’il est bien l’auteur de ces attentats. Il s’agit donc d’un simple énoncé factuel. Mais cet énoncé factuel est délivré dans une phraséologie qui contraint les lecteurs et les lectrices à se livrer à un jeu de traduction pervers : le fait de l’attaque est décrit au travers d’incises, de périphrases et d’adjectifs indiquant l’attitude de l’auteur vis-à-vis de ces faits, si bien qu’il est impossible de comprendre quel est le fait décrit sans adopter le point de vue des criminels sur nous.

Cette attaque serait « bénie », « facilitée par Allah », dont l’auteur souhaite qu’il permette la victoire du (pseudo-)califat. Paris y est d’abord désignée au moyen d’une périphrase, comme « capitale des abominations et de la perversion », ce qui nous incite à nous demander quelles étaient les abominations et les perversions auxquelles se livraient les spectateurs d’un match de football, d’un concert, des individus en train de manger ou de discuter en terrasse de café. Paris est ensuite désignée par une nouvelle caractéristique, celle de « porte[r] la bannière de la croix en Europe ».

Il semble bizarre de reprocher à un pays d’être idolâtre et laïc et, en même temps, de le représenter comme un État chrétien, bizarre de ressortir les croisades alors que ces guerres appartiennent depuis longtemps à un passé obscur et révolu. C’est un peu comme si la Reine d’Angleterre continuait à vitupérer contre Jeanne d’Arc. C’est qu’est ici mis en œuvre un effort littéraire pour forcer le monde contemporain à rentrer dans les catégories de pensée abbassides, l’auteur contraignant ainsi le lectorat à voir le monde du point de vue de son délire pour parvenir à identifier de quoi il veut réellement parler – des frappes aériennes contre Daech. Quand Bush parlait de croisade, ou quand on parle par exemple de « croisade contre la pauvreté », le terme est pris de manière métaphorique. Au contraire, les auteurs de ce texte semblent réellement croire que les Français sont des croisés au sens médiéval du terme.

Les autres paragraphes mettent en œuvre le même jeu rhétorique : le quatrième est un éloge funèbre des terroristes ; le cinquième, une description cette fois-ci circonstanciée de la tuerie barbare. Après une reprise de l’éloge funèbre des assassins, le sixième paragraphe expose les motifs des assassinats. Le texte se termine par de la phraséologie pseudo-islamique, où l’auteur de la revendication éructe son exultation et son sentiment de puissance.

Notons que dans les versions anglaises et arabes de la revendication, le sixième paragraphe est coupé en deux, si bien que l’exposé des motifs des attentats est davantage mis en valeur que dans la version française du texte : « La France et ceux qui suivent sa voie doivent savoir qu’ils restent à (sic) les principales cibles de l’État islamique et qu’ils continueront à sentir l’odeur de la mort pour avoir pris la tête de la croisade, avoir osé insulter notre Prophète, s’être vantés de combattre l’Islam en France et frapper les musulmans en terre du Califat avec leurs avions qui ne leur ont profité en rien dans les rues malodorantes de Paris. »

Concernant la structure globale du texte, deux analyses sont possibles. Visiblement, le communiqué de Daech est composé pour singer le jugement prononcé par un tribunal, ici un tribunal religieux. Il mentionne un texte normatif de référence, le Coran, de manière à relier l’énoncé d’une sentence à celui des crimes qu’auraient commis les accusés. Mais d’un autre côté, ce texte est structuré comme un texte pédagogique : on énonce des faits, puis on indique qu’il serait nécessaire de réfléchir sur eux. L’objectif du texte serait alors d’expliciter quelle est la leçon qui doit être tirée des attentats.

La revendication contient même deux appels à en tirer les leçons : une première fois, au travers de la décision de citer la phrase du Coran : « Tirez-en une leçon, ô vous qui êtes doués de clairvoyance » ; une seconde fois, à la fin du texte : « Cette attaque (…) est un avertissement pour ceux qui veulent méditer et tirer des leçons. » Cette insistance, ainsi que la place de ces phrases dans le texte semblent indiquer qu’il s’agit là de son intention principale.

Parallèlement à ces deux manières d’analyser la structure du texte, les attentats peuvent être compris de deux façons : comme l’exécution d’une sentence ou comme la mise en œuvre d’un acte éducatif. Selon la structure que l’on retient, la cible des attentats n’est pas la même. S’il s’agit d’une sentence, la cible des attentats était les personnes assassinées ; s’il s’agit d’un acte éducatif, sa cible comprend l’ensemble des témoins de ces meurtres.

Or, si le texte est une mascarade de la décision d’un tribunal coranique, il ne s’agit pas, en pratique, d’un tel acte juridique. En effet, tandis que l’acte de langage consistant à énoncer la leçon d’un acte ou d’une expérience a lieu après cet acte ou cette expérience, une sentence n’est vraiment une sentence que si la personne condamnée a connaissance de celle-ci d’être punie. Il faut ainsi distinguer, dans la pratique islamique radicale, la fatwa et la revendication. Les personnes assassinées le 13 novembres n’avaient pas été averties par ce communiqué qu’elles seraient « punies » si elles commettaient les actes qu’on fait ici mine de leur reprocher. La visée du texte n’est par conséquent pas judiciaire, mais « pédagogique ».

Demandons-nous à présent quelle est donc la leçon que l’État islamique souhaite voir tirer des attentats du 13 novembre 2015.

Les leçons des attentats

Dans son interprétation des Écriture, Spinoza mobilise un principe pragmatique : le sens d’une parole est déterminé en fonction de la personne qu’elle vise. Similairement, pour savoir quelle leçon l’auteur entend faire tirer des attentats, il faut savoir à qui cette leçon s’adresse. L’auteur fait mine de ne s’adresser qu’aux djihadistes. Le jeu des connotations, des périphrases, l’usage délirant des catégories – déjà relevé – et les références au Coran cherchent à donner l’impression qu’il s’adresse à un groupe de soldats pour lesquels il commente le résultat d’une bataille.

L’éloge funèbre des terroristes en fait ressortir l’exemplarité (aux yeux des commanditaires) : il s’agirait de faire du suicide un événement positif, dans une sorte de coaching spirituel visant à motiver les troupes et à renouveler le stock de suicidaires à la disposition des cadres de l’État islamique ou d’éviter qu’ils ne renoncent à se donner la mort au dernier moment, comme Salah Abdeslam. De plus, l’exultation qui s’exprime dans le texte vise probablement à donner à ces assassins le sentiment enivrant de leur puissance, et celui, non moins étourdissant, de la vengeance.

Mais si les auteurs ne s’adressent qu’à leurs congénères, pourquoi prendre soin de traduire le texte en Français et de nous l’adresser ? L’étrange référence à l’hypocrisie à la fin du texte nous fournit une clé de lecture. Le choix de cette citation du Coran ne peut pas se référer aux personnes assassinées, puisque, une chose est certaine, leurs choix de vie indiquaient haut et fort qu’ils n’avaient cure des prescriptions de l’État islamique. Si ce thème de l’hypocrisie importe tant aux auteurs du texte, c’est probablement parce que c’est leur propre hypocrisie qui les obsède. En effet, le geste de la diffusion en français de leur texte montre que, tout en faisant semblant de s’adresser à leurs troupes, c’est en réalité à nous qu’ils parlent. Pourquoi traduire un texte s’ils ne souhaitent pas être lus par les Français ? Pourquoi le diffuser sur le net et en diffuser même une version audio en Français ?

La solution à cette contradiction est simple : les auteurs du texte savaient que ce texte serait lu par des publics différents, que chacun de ces publics le lirait différemment, et que chacun prendrait pour lui-même l’injonction à tirer des leçons des attentats. Cette conscience de la diversité des publics, et même le désir d’atteindre plusieurs groupes explique la structure du texte et peut rendre compte – comme on le verra – de ses incohérences : il n’y a en réalité pas une, mais plusieurs leçons que ce texte entend donner à ses lecteurs. Comprendre quelles sont les leçons que Daech entend donner avec ses attentats suppose donc d’identifier, sur la base du texte, quels sont les différents publics auxquels il s’adresse.

La leçon que devraient en tirer les Français non musulmans ou les musulmans non pratiquants serait de renoncer à leur mode de vie. Paris serait la capitale de la perversion, nous y commettrions des actes monstrueux. L’objet des attentats serait ainsi de déjà préparer le califat universel, l’établissement de la charia comme loi du monde : il s’agit d’annoncer que, quand il arrivera à Paris, État islamique détruira le Louvre, la tour Eiffel, fermera tous les cafés, les terrains de football, les infrastructures sportives, assassinera tous les Juifs, tous les chrétiens qui refuseront de se convertir et tous les musulmans qui n’appliqueront pas la charia, interprétée de la manière la plus rigoureuse qui soit. Les attentats seraient alors un acte punitif pour notre mauvais comportement et d’une incitation à nous réformer.

Le texte invite à tirer une leçon théologique du succès (du point de vue de ses commanditaires) des attentats. Le public que vise cette leçon est les musulmans fanatisés. De la réussite des attentats, il faudrait conclure qu’Allah en est le complice, voire l’auteur : tout en reprochant à Charb d’avoir caricaturé le Prophète, Daech ne se gêne pas ici pour insulter Dieu, en lui imputant ses propres crimes. (Notons ici que le texte se réfute lui-même, puisqu’il annonce un objectif de 200 morts, un attentat dans le 18e arrondissement et au Stade de France : du point de vue des objectifs annoncés, les attentats ont été un échec et il faudrait en conclure qu’Allah y était opposé.) De ce point de vue, les attentats sont présentés comme une démonstration de la puissance de Dieu et de son soutien à Daech. Il s’agirait alors d’un acte religieux.

La troisième leçon est destinée aux musulmans ordinaires, et, en particulier, aux Français musulmans. Ce serait pour punir la France d’avoir voté l’interdiction du voile intégral et du voile à l’école que les attentats auraient été perpétrés. Les attentats sont alors conçus comme un acte politique, un acte d’opposition à une loi.

La quatrième leçon que dégage la revendication des attentats est adressée à François Hollande, qui est d’ailleurs explicitement désigné et insulté, et pour qui était initialement prévue la mise en œuvre de l’attentat au Stade de France : non pas pour assassiner le chef de l’État, mais pour lui imposer le spectacle de l’horreur. Plus généralement, il s’adresse aux chefs des puissances susceptibles d’intervenir contre l’État islamique. La leçon est ici une menace : si vous ne cessez pas vos frappes, les attentats continueront. La leçon que donnent les attentats à Hollande est que cette menace est crédible. Les attentats sont alors décrits comme un acte de guerre.

Les contradictions du texte

Nous cherchions à savoir quelle était la leçon que souhaitait donner Daech avec ses attentats. Nous en avons trouvé plusieurs. On devrait en conclure que ces attentats ont plusieurs raisons. Le problème, c’est que ces leçons s’opposent. Les discours que Daech tient auprès de ses différents publics se contredisent. Conformément à la méthode prescrite par Spinoza, il est nécessaire de relever les difficultés – et en particulier les contradictions – que comporte un texte à interpréter. Nous pouvons en identifier trois.

D’abord, la leçon de vie que les Parisiens devaient dégager des attentats s’oppose à la leçon stratégique que devait en tirer François Hollande. Si les attentats punissaient le mode de vie des Français, alors ces attaques terroristes seraient répétées tant que nous n’appliquerions pas la charia à Paris. Si l’intention qui présidait à l’organisation de ces attentats était de mettre un terme aux frappes aériennes, il fallait alors que, si ces frappes cessaient, les attentats cessent. Les deux menaces s’opposent donc. Si c’est notre mode de vie qui était attaqué, alors de nouveaux attentats se seraient produits même si nos avions avaient été rappelés à leur base. S’il s’agissait de faire pression sur l’armée, nous pouvions alors continuer tranquillement à pratiquer nos pseudo-abominations sans que cela ne provoque pour autant de nouvelles attaques. Par conséquent, la revendication ne nous permettait pas de savoir quoi faire, à moins que les auteurs aient espéré à la fois nous voir décider d’appliquer la charia et de suspendre les frappes aériennes.

La leçon que Daech veut donner à François Hollande nuit à celle adressée aux musulmans fanatisés et aux candidats aux attentats-suicides. Si ces attentats n’étaient rien d’autre que la mise en œuvre d’une stratégie militaire qui utilise les recrutés comme des munitions, les candidats au martyre qui douteraient de la valeur de leur mort, comprenant qu’ils n’étaient que des pions, de la main-d’œuvre gratuite et remplaçable, au service de la quête de pouvoir sanguinaire des cadres de Daech. Par conséquent, si le discours atteignait son but auprès de Hollande, il le raterait le sien auprès des fanatiques, et inversement.

La leçon que Daech entend donner aux musulmans ordinaires contredit les modalités de son action, puisqu’il n’hésite pas à assassiner également des musulmans, coupables d’avoir adopté le mode de vie de leur propre pays. Certaines musulmanes souhaitent porter le voile intégral, et il est vrai que l’État français s’y oppose – pour des raisons de sécurité publique, parce qu’autoriser à se promener masquer dans la rue reviendrait à renoncer à retrouver les criminels en cavale. Mais il s’y oppose en donnant des amendes à ces femmes. Daech, quant à lui, s’oppose à toutes les femmes françaises – musulmanes et non musulmanes – qui ne souhaitent pas porter le voile intégral. Et il les punit en les assassinant.

Puisqu’elles se contredisent, le désir de donner ces différentes leçons ne peut pas avoir simultanément déclenché la décision de mettre en œuvre les attentats. L’intention qui préside à la volonté de nous éduquer implique de poursuivre les attentats même si les frappes aériennes cessent. Mais si les attentats se poursuivaient, cela motiverait la reprise des frappes. Les deux plans d’action sont incompatibles. Lequel était vraiment celui de Daech ?

Une première réaction à ces contradictions est de soutenir que l’auteur de la revendication est un barbare, au sens d’un individu si dénué d’intelligence qu’il n’est pas sensible au principe de contradiction. Ce texte serait le hurlement inarticulé d’une bête fauve jouissant d’avoir versé le sang, le cri d’exultation de psychopathes savourant leurs meurtres et cherchant encore à souiller symboliquement la mémoire de leurs victimes. Nul doute qu’existent de tels individus dans les rangs de l’État islamique et que le texte exprime, entre autres, ce type d’affects. Mais, comme on le verra, la conclusion à laquelle conduit une lecture précise du texte est autre : ses auteurs raisonnent de manière froide et intelligente.

L’hypothèse de la rationalité instrumentale

Après une phrase d’enquête empirique sur le texte à interpréter, laquelle conduit à en identifier les passages problématiques, la seconde étape de l’interprétation spinoziste consiste à proposer des hypothèses permettant de résoudre ces problèmes. L’évaluation de ces hypothèses n’obéit, pour ce philosophe, à aucune autre logique que celle de la méthode expérimentale (qu’il ne nomme pas encore ainsi) : il faut montrer quelle est l’hypothèse qui rend le mieux compte des faits empiriques – en l’occurrence des faits textuels.

L’hypothèse de lecture que nous souhaitons ici tester est que, loin d’être des fanatiques déments et délirants, incapables de raisonner de manière cohérente, les auteurs du texte sont parfaitement rationnels. Les conséquences de leur texte sont peut-être contradictoires, mais cela n’implique pas que ses auteurs pensent de manière incohérente. Nous allons ici montrer que les principales caractéristiques de ce texte s’expliquent naturellement au moyen de cette hypothèse.

Il est raisonnable de supposer que, si les auteurs veulent donner des leçons à leurs différents publics, c’est que, si ces publics tiraient les leçons qu’on leur donne, cela produirait une situation conforme au désir de ces auteurs. Pourquoi veulent-ils donner des leçons ? – Pour changer le comportement d’autrui. Pourquoi veut-on changer le comportement d’autrui ? – Parce que son comportement actuel ne correspond pas à nos désirs. La question à laquelle nous devons à présent répondre est celle de l’identification du public dont le comportement a suffisamment irrité les cadres de l’État islamique pour motiver ceux-ci à mettre en œuvre les attentats du 13 novembre 2015.

Le texte cite ou suggère plusieurs motifs : Paris serait la « capitale des abominations et des perversions », elle « porte[rait] la bannière de la croix en Europe », la recherche du martyre, la volonté d’humilier, les caricatures de Charlie Hebdo, la condition des musulmans en France, le fait que les victimes seraient des mécréants et idolâtres, les frappes contre l’État islamique. Laquelle de ces raisons est celle qui a réellement motivé le passage à l’acte ? Pour découvrir cette véritable raison, nous allons d’abord procéder par élimination, avant de chercher à confirmer l’hypothèse restante.

La contradiction entre les différents motifs apparents des terroristes nous force à affiner notre appareil d’analyse : il faut distinguer les raisons véritables de l’acte et ses rationalisations a posteriori, ce que l’on appelle un prétexte. Les véritables raisons d’un acte sont celles qui ont déclenché la décision de l’accomplir. Le prétexte est une raison d’agir que l’on a trouvée après avoir pris la décision d’agir et qui a pour objectif de justifier cette décision aux yeux d’autrui. La contradiction entre les motifs doit pouvoir s’expliquer par le fait que certains d’entre eux ne sont que des prétextes. Pour identifier ceux-ci, il suffit de considérer les motifs allégués et de déterminer ceux qui sont de mauvaise foi.

La recherche du martyre n’explique pas spécifiquement ces attentats. Si ces personnes étaient suicidaires, cela n’explique pas pourquoi elles ont choisi ce suicide.

Le reproche des caricatures de Charlie Hebdo ne peut être qu’une rationalisation a posteriori, un prétexte. Il est évident que la France, qui comporte presque cinq millions de musulmans, n’a pas insulté le Prophète. Nul se ne vante non plus de combattre l’islam en France : la loi de 1905 défend la liberté de conscience, les mosquées tout comme le port du voile sont parfaitement légaux. Ces allégations ne sont que de grossiers mensonges, dont l’auteur – qui connaît visiblement bien Paris – devait avoir conscience et qui, par conséquent, n’ont pas pu motiver son acte.

L’auteur décrit Paris comme abject moralement. Il exprime le point de vue de personnes pour qui la musique ou le football sont des activités sataniques. Mais est-ce pour cette raison que les attentats ont été mis en place ou bien l’auteur du texte profite-t-il simplement des attentats pour rappeler son système de valeurs délirant ? Pour répondre à cette question, il suffit de s’appuyer sur la structure du texte. Comme nous l’avons vu, celui-ci est très construit. Or, c’est dans la dernière partie que les motifs des attaques sont exposés. La lecture selon laquelle ce serait notre mode de vie qui serait visé ne peut s’appuyer que sur le début de la revendication. De plus, retenir ce motif ne tiendrait pas compte de la distinction entre une périphrase péjorative et l’exposé d’un motif.

Le texte manifeste l’intention d’insulter, comme le montre l’épithète accolée à François Hollande. Mais, quand on insulte quelqu’un, ce n’est pas à cause de cette insulte qu’on est en colère contre lui ; c’est parce qu’on est en colère qu’on l’insulte. Enfin, si vraiment c’était notre mode de vie qui était attaqué, pourquoi viser spécifiquement la France ? Il est certain que les commanditaires ne nous aiment pas. Mais nous ne sommes certainement pas le seul peuple au monde à organiser des matchs de football, des concerts, à manger au restaurant et à discuter dehors. Cette raison n’est pas suffisamment spécifique.

Certes, c’est bien au moyen de notre mode de vie que les terroristes nous ont attaqués. C’est parce que nous avons l’habitude de nous retrouver et de nous rassembler le week-end dans des lieux publics qu’il a été possible d’organiser les massacres du 13 novembre. Mais conclure de là que c’est à cause de notre mode de vie que l’attaque a été lancée est une faute de raisonnement. Si des mafieux apprennent qu’une personne qu’ils souhaitent abattre rend chaque dimanche visite à sa grand-mère, et qu’ils ne voient pas à quel autre moment l’atteindre, ils décideront probablement de l’assassiner au cours de sa visite dominicale. Mais si la police en concluait que c’est parce que cette personne rendait visite à sa grand-mère qu’il a été attaqué, ce serait absurde. Cette faute de raisonnement repose sur une confusion entre l’occasion de l’accomplissement d’un projet criminel et ses motifs.

La véritable raison des attentats, celle qui reste, serait donc stratégique. Ses motifs ne relevaient pas de l’illumination mystique, mais d’un calcul rationnel. Il s’agissait d’une manœuvre militaire, visant à modifier le rapport de force sur le terrain. Il s’agissait tout simplement d’un bras de fer, d’un chantage cynique, criminel, du type « la bourse ou la vie ».

Parmi la multiplicité d’allégations mensongères ou délirantes que contient ce texte, les frappes contre l’État islamique sont le seul fait réel qu’il décrit. De plus, ce fait est obsessionnellement répété. Non seulement il est lancinant dans le texte, où la référence au caractère de croisés des Français et des victimes est plusieurs fois répétée ; mais cette répétition survient jusque dans la même phrase : « et la France et ceux qui suivent sa voie doivent savoir qu’ils restent les principales cibles de l’État islamique et qu’ils continueront à sentir l’odeur de la mort pour avoir pris la tête de la croisade (sic), avoir osé insulter notre Prophète, s’être vanté de combattre l’Islam en France et frapper les musulmans en terre du Califat avec leurs avions qui ne leur ont profité en rien dans les rues malodorantes de Paris. Cette attaque n’est que le début d’une tempête et un avertissement pour ceux qui veulent méditer et tirer des leçons (sic). »

L’énoncé de ce motif dans le texte est le dernier qui est ici cité, juste avant le second appel à la « méditation ». Enfin, le passage du Coran choisi ne décrit pas la punition de péchés, mais un acte militaire : le siège de la tribu de Banu Nadir, qui n’a pas eu lieu parce que celle-ci ne respectait pas l’islam (puisque, au contraire, la « Constitution de Médine » garantissait aux monothéistes la liberté de culte), mais parce que ses membres ont attaqué Mahomet.

Un raisonnement mafieux

Maintenant que nous avons identifié quelle a été la véritable raison des attentats du 13 novembre dernier, nous pouvons reconstituer le raisonnement qui a conduit les cadres de Daech à en prendre la décision. Reconstituer ce raisonnement consiste à proposer une représentation simplifiée et idéalisée – une modélisation – de la séquence délibérative qui a nécessairement dû avoir lieu, à la fois dans leurs esprits et au cours de leurs discussions.

Commençons par rappeler le problème qu’ils souhaitaient résoudre : supprimer les avions qui les survolaient et qui les bombardaient. Il s’agissait de modifier l’équilibre des forces sur un champ de bataille. La question était de savoir comment atteindre les pilotes. Mais ils n’avaient pas les capacités militaires pour les atteindre physiquement. Par conséquent, la seule option qui leur était ouverte était de s’efforcer d’agir sur celui qui agissait sur ces avions, le chef des armées, François Hollande. « Mais comment atteindre François Hollande ? », ont-ils dû se demander.

Comme le Président est élu par les Français et que les Français le tiendraient pour responsable si leur sécurité n’était plus assurée, ils ont dû décider de mettre en place un chantage, et de menacer de s’attaquer aux Français, si le gouvernement ne mettait pas un terme aux frappes aériennes. C’est pour montrer que cette menace était crédible qu’ils ont décidé de l’exécuter partiellement et qu’ils ont mis en œuvre les attentats. Il s’agissait donc de provoquer un traumatisme dans l’opinion publique pour qu’elle fasse pression sur le gouvernement français, lequel n’aurait pas d’autre solution que de mettre un terme aux frappes aériennes.

Le raisonnement mobilisé ici instancie plusieurs propriétés. Il est instrumental : les attentats sont choisis pour atteindre une fin déterminée. Il est économique : le coût de l’opération est minimal, puisqu’il suffit de sacrifier une dizaine d’hommes pour neutraliser toute une flotte aérienne. Il est stratégique, au sens que donne la théorie des jeux à ce terme, celui d’un raisonnement qui a pour objet le raisonnement d’autrui : le calcul instrumental de Daech raisonne sur le calcul instrumental de François Hollande. Il est militaire, avec cette différence de taille qu’ici, les victimes civiles sont sciemment visées. Ce raisonnement est enfin cynique : le respect des valeurs morales élémentaires n’y inhibe pas le calcul instrumental. La vie d’autrui est considérée par les auteurs comme un simple instrument qui peut être sacrifié sans état d’âme à l’accomplissement de leurs objectifs. Ils ne sont pas nécessairement tous des psychopathes, si on entend par là un individu prenant plaisir à l’assassinat et à la torture. Mais ce sont certainement des sociopathes, au sens où ce sont des individus dont les décisions ne sont pas inhibées par le respect des valeurs morales les plus fondamentales.

Cette inhibition de l’effet des considérations d’ordre moral sur les décisions des individus est caractéristique du raisonnement des chefs mafieux. Il n’y a pas de différence entre la manière dont raisonne Daech et, par exemple, le groupe de narcoterroriste connu sous le nom de Los Extraditables, dont le membre le plus tristement connu est Pablo Escobar, et dont l’objectif était de faire pression sur le gouvernement colombien pour qu’il renonce au traité d’extradition des narcotrafiquants passé avec les États-Unis. Le même type de raisonnement que celui de Daech conduisit Los Extraditables à décider de faire exploser le vol 203 d’Avianca, faisant 110 morts, pour espérer assassiner César Gaviria, candidat à l’élection présidentielle et partisan de l’extradition. Ces assassinats n’expriment aucun mysticisme, aucune religiosité, mais un simple calcul visant à la préservation de soi, quoi qu’il puisse en coûter aux autres.

Mais tandis que les individus qui travaillaient pour Escobar cherchaient, tout comme lui, à maximiser leurs intérêts propres, la puissance de l’État islamique repose sur sa capacité à attirer de nouvelles recrues et à transformer celles-ci en suicidaires, ce qui suppose de jouer sur une aspiration au martyre, au sacrifice de soi. Alors que le cynisme des mafieux est ce qui séduit les nouvelles recrues (qui cherchent elles aussi à maximiser leur intérêt propre), si l’État islamique avait montré son vrai visage, il n’aurait probablement pas continué à susciter des vocations. Énoncer clairement son raisonnement mafieux aurait nui à ses objectifs.

L’usage stratégique du style

Les auteurs de la revendication des attentats étaient donc confrontés à un dilemme. Il leur fallait dissimuler leur monstrueux chantage pour ne pas diminuer le capital d’attractivité de Daech auprès de potentielles recrues en quête d’une cause noble (selon la propagande). Mais il leur fallait également l’énoncer, car s’ils ne faisaient pas miroiter à la France la promesse d’une cessation des attaques si les frappes aériennes cessaient, ainsi que la menace de les poursuivre si les frappes se poursuivaient, ces attentats n’auraient pas atteint leur objectif. Pour résoudre ce problème, le raisonnement stratégique qui a conduit à planifier les attentats se mue en raisonnement stratégique sur la manière d’en formuler la revendication. D’où, comme on va le voir, les choix stylistiques et la conduite exégétique de l’auteur.

Le style de cette revendication a été calculé pour énoncer le chantage atroce tout en le dissimulant. Un chantage n’est pas simplement une menace, mais également une promesse : l’auteur d’un chantage doit s’engager auprès d’autrui à ne pas lui faire de mal si ce dernier accède à sa demande, faute de quoi celui-ci n’aurait aucun intérêt à céder. Mais à la différence d’Escobar qui pouvait expliciter cette alternative, le double discours de Daech serait patent s’il admettait que ceux qu’il prétend punir pour être des mécréants ne mériteraient plus la mort s’ils cessaient simplement d’intervenir en Irak, tout en poursuivant les mêmes activités prétendument mécréantes.

Les auteurs doivent donc à la fois énoncer et dissimuler la promesse adressée à Hollande. Pour voir comment cette situation difficile est résolue par l’auteur de la revendication, il faut lire le texte précisément : « La France et ceux qui suivent sa voie doivent savoir qu’ils restent à (sic) les principales cibles de l’EI et qu’ils continueront à sentir l’odeur de la mort pour avoir pris la tête de la croisade, avoir osé insulter l’Islam en France et frapper les musulmans en terre du Califat avec leurs avions qui ne leur ont profité en rien dans les rues malodorantes de Paris. »

La formulation de la promesse est, pour ainsi dire, inversée : au lieu de dire que les attentats cesseront si les frappes aériennes cessent, il est écrit que les attentats se poursuivront tant que continueront ces frappes. La ruse de l’auteur consiste ainsi à suggérer la promesse, sans la formuler explicitement.

Nous avons déjà montré que notre mode de vie n’était pas la raison des attentats. La référence à notre mode de vie, l’usage de la phraséologie coranique nous désignant comme des idolâtres, des mécréants, sert d’une part à agir sur les populations musulmanes, d’autre part à agir sur les terroristes eux-mêmes : notre mode de vie est un instrument symbolique rendant possible la justification des meurtres, et facilitant ainsi le passage à l’acte meurtrier. C’est parce qu’ils avaient décidé d’attaquer Paris qu’ils l’ont désignée comme abominable, et non parce qu’ils la considéraient comme abominable qu’ils l’ont attaquée. Le « mode de vie » parisien est instrumentalisé matériellement puis symboliquement par Daech. D’abord, pour parvenir à faire le plus grand nombre de victimes avec le moins de risques et de moyens possible ; ensuite, pour dissimuler la froideur effroyable de ce calcul.

L’incohérence même du texte, qui paraît légitimer l’hypothèse opposée à la nôtre (« ces gens sont des fous furieux ! »), peut être expliquée comme résultant d’un calcul rationnel et stylistique des auteurs. Souvenons-nous de la ruse que mit en œuvre Hamlet : faire semblant d’être fou parce que c’est la meilleure manière d’atteindre ses objectifs. Le choix du style et du contenu du texte peut répondre à cette même rationalité stratégique : prendre l’apparence de la folie et de la dévotion fanatique en considérant que c’est la meilleure manière d’effrayer les ennemis et d’attirer de nouvelles recrues afin d’assouvir une soif de domination impériale. Cela permet aux auteurs de produire un discours qui à la fois propose à François Hollande un pacte et galvanise idéologiquement les fanatiques, alors même que ces deux objectifs, s’ils étaient formulés clairement, seraient inconciliables.

Une stratégique exégétique

La seconde manifestation littéraire du raisonnement mafieux est exégétique : il s’agit d’utiliser la puissance de justification du Coran pour travestir les meurtres en volonté de Dieu.

Le verset 2 de la Sourate 59 est évidemment cité parce qu’il paraît adapté à la situation. On y trouve des bouts de phrases qui font apparemment écho à la situation de 2015 : il y est question de destructions, par le prophète et avec l’aide d’Allah ; ceux qui sont détruits se croyaient à l’abri dans leur citadelle, ce qui correspond aux sentiments des Parisiens de pouvoir continuer à vivre hors de portée de la violence inouïe de l’EI ; les victimes de violences sont désignées comme des mécréants ; le texte coranique incite à tirer des leçons de ces violences, de même que l’État islamique espérait que notre gouvernement mette un terme aux frappes aériennes. Ce passage a donc été choisi pour impressionner les esprits faibles, ignorants et superstitieux, en leur donnant l’impression que c’est le Coran lui-même qui prescrit les massacres du 13 novembre.

Mais, en réalité, l’extrait du Coran est purement et simplement détourné de son sens initial. La première ligne en est tronquée. La Sourate commence en effet ainsi : « Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. Ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre glorifient Allah, et Il est le Puissant, le Sage. » Pourquoi les auteurs ont-ils cisaillé la phrase qui suit l’évocation d’Allah ? L’explication la plus raisonnable est que cette phrase contredisait leurs propos sur Paris et les attentats. Si la beauté du monde chante la louange de Dieu, comment expliquer d’une part les descriptions horrifiantes de Paris, la volonté d’y répandre l’odeur de la mort et d’y faire couler le sang ? De plus, le verset coupé de la sourate 59 indique ce que déteste avant tout l’État islamique : la beauté du monde. On est à l’opposé des traditions mystiques musulmanes qui, tel le soufisme, célèbrent cette beauté. Daech mutile ici le Coran comme ses soldats mutilent les statues, parce qu’ils ne supportent pas la beauté du monde.

Non seulement les auteurs sont ici pris en flagrant délit de falsification du texte qu’ils prétendent honorer, mais ils en détournent en outre le sens. En effet, le sens du texte qu’ils citent est aux antipodes de ce qu’ils veulent lui faire dire. Cette sourate raconte la réaction de Mahomet après que la tribu des Banu Nadir l’a trahi[1]. Après avoir été assiégés, les membres de cette tribu finissent par être vaincus ; mais au lieu de les tuer ou de les asservir, Mahomet décide de les laisser partir en exil. Dans le verset qui est cité, le sang n’est pas versé. Des maisons sont détruites, oui, mais cela n’a rien avoir avec un meurtre de masse.

Le message de la sourate est donc qu’il faut savoir être miséricordieux, pardonner à ses ennemis leurs fautes. On ne peut pourtant pas dire que reprocher à la France les caricatures de Mahomet après les assassinats de journalistes de Charlie Hebdo soit faire preuve de miséricorde.

Il est impossible que les auteurs du texte n’aient pas su que le texte qu’ils citaient était contraire à ce qu’ils lui faisaient dire. La phrase qui suit le verset cité est la suivante : « et si Allah n’avait pas prescrit contre eux l’expatriation, Il les aurait certainement châtiés ici-bas ; et dans l’au-delà ils auront le châtiment du Feu ». Prise dans son contexte, il est clair que le texte coranique ne fait référence à aucune mise à mort, mais simplement à un bannissement. Le reste de la sourate est consacré à l’exposition et à la justification de la manière dont Mahomet a ensuite réparti le butin de sa victoire.

On peut s’étonner que des gens soi-disant religieux citent pour justifier leurs actes un texte qui les condamne. Deux hypothèses : soit ils sont particulièrement obtus, récitant obsessionnellement un texte sans être capables d’en dégager le sens ; soit ils ont un rapport purement instrumental au texte. Ils l’utilisent pour faire peur aux « mécréants » et pour donner l’illusion de la justification aux croyants. Le responsable de ce choix de texte a purement et simplement manipulé celui-ci, tout en sachant pertinemment qu’il le défigurait. De sorte qu’il se représentait son public soit comme composé d’individus qui en ignoraient le sens véritable, parce que non musulmans, soit comme des croyants obtus et superstitieux – puisqu’il est impossible de concevoir qu’un musulman un peu éduqué ne voie pas ce trucage.

Ce rapport au texte religieux est celui-là même que dénonce Spinoza dans la préface et au premier paragraphe du chapitre VII du Traité théologico-politique : il s’agit de détourner au profit de projets de domination personnels le respect que suscitent les textes sacrés d’une communauté déterminée.

Impérialisme plutôt que nihilisme

Nous pouvons donc, comme on nous y invite, tirer la leçon du texte. Que nous apprend-il sur les motivations des attentats du 13 novembre 2015 ? Que l’État islamique ne se croit pas du tout au temps des croisades, mais est au contraire à la pointe des techniques de propagande. Que l’État islamique ne pense pas de manière folle ou fanatique, mais pousse la rationalité instrumentale jusqu’au bout : les attentats du 13 novembre résultent d’un choix stratégique, visant à agir sur les calculs stratégiques des ennemis actuels et potentiels de l’EI. Que l’État islamique n’est pas nihiliste, mais impérialiste : il ne vise pas le salut dans un autre monde, mais l’accroissement maximal de sa puissance. Il utilise le nihilisme pour s’autoriser à appliquer la raison d’État jusqu’au crime de masse. Il ne raisonne pas de manière religieuse, mais de manière mafieuse. Il n’est pas un État religieux, mais un État criminel.

Si cette interprétation est juste, les déclarations de Salah Abdeslam à son procès n’expriment qu’une partie de la vérité. Le véritable motif des attentats n’était pas un désir aveugle et sanguinaire de vengeance – motif qui a pu être celui des exécutants –, mais une volonté froide et rationnelle qui cherchait à établir un rapport de force qui lui soit favorable.


[1] Ibn Ishaq, Muhammad, éditions AL Bouraq, t. 2, pp.147-159.

Raphaël Künstler

Philosophe, PRAG à l'Université Toulouse Jean Jaurès

Notes

[1] Ibn Ishaq, Muhammad, éditions AL Bouraq, t. 2, pp.147-159.