Mélenchon et l’appel du pied aux « fâchés pas fachos »
Vendredi 17 septembre, dans les colonnes de Libération, Jean-Luc Mélenchon alertait sur l’importance de ne pas « se laisser enfermer dans des débats puants avec Zemmour et compagnie ». Six jours plus tard, il débattait durant deux heures avec Éric Zemmour sur une chaîne d’info en continu. Comme convenu en amont, la première moitié de l’entretien porta sur les thèmes choisis par le polémiste vedette du Figaro (l’immigration, l’immigration et l’immigration) tandis que la suite fut consacrée, sur demande du leader insoumis, au social et à l’écologie. Fallait-il y aller ? Mélenchon a-t-il fait le jeu de Zemmour ? Est-il tombé dans un piège ? A-t-il légitimé les délires misogynes et la haine raciste de son interlocuteur ? Est-il seulement possible d’avoir un « débat », c’est-à-dire un échange d’arguments rationnels, avec un individu qui ment comme il respire et qui a fait de la provocation sa vocation ? Pourquoi aller sur une chaine qui a activement contribué à la droitisation du paysage médiatique et du débat public ?
Quand de telles questions sont soulevées par des thuriféraires de Jupiter qui ne trouvèrent rien à redire au fait que ce dernier a appelé Éric Zemmour sur sa ligne directe pour le réconforter en personne après une agression, rien non plus quand leur Président fit l’éloge du « grand soldat » Pétain, rien, enfin, quand Emmanuel Macron vilipenda le « séparatisme » en paraphrasant Charles Maurras, on peut s’interroger sur les motivations réelles de ces personnes. Dans la même veine, lorsque ceux qui reprochent à Jean-Luc Mélenchon de débattre avec Éric Zemmour paradaient à ses côtés le 19 mai dernier, lors d’une manifestation de syndicats policiers extrême-droitisés, il est permis de s’interroger sur leur cohérence.
Derrière cette polémique, qui véhicule son lot d’inconséquences et de mesquineries, se pose l’épineuse question de la stratégie à mener afin d’endiguer la menace fasciste. Sauf à penser que certains détiennent la solution définitive à ce problème (mais alors, pourquoi l’extrême droite ne cesse de gagner du terrain idéologique et électoral depuis quatre décennies ?), cette polémique est bienvenue. Pour peu que le débat ait lieu sereinement et sans procès d’intention, nous avons tous à y gagner – « nous » désignant ici celles et ceux qui se reconnaissent comme appartenant à la famille de la gauche, et, plus largement, à la famille démocrate. Les choix opérés par Jean-Luc Mélenchon en vue de combattre l’extrême droite, qu’on les approuve ou non, sont une matière à penser. Quels furent ces choix ? Se sont-ils avérés payants ? Pour permettre à chacun de se faire une idée, revenons en arrière.
Au cours des années 1990, Jean-Marie Le Pen remisa sa fascination pour le libéralisme économique de Thatcher et Reagan. Le Front national parvint à élargir et à diversifier son électorat en direction des classes populaires. Le tournant social et la stratégie de dédiabolisation furent parachevés par l’intronisation de Marine Le Pen à la direction du parti en janvier 2011. La barre symbolique des dix millions de voix fut franchie au second tour de 2017, où Marine Le Pen obtint presque le double du score réalisé par son père contre Jacques Chirac en 2002. Au premier tour, elle capta 39 % du vote ouvrier. Et l’échec des dernières législatives, où le Rassemblement national n’obtint que huit députés, s’explique par son incapacité à nouer des alliances ; un handicap rédhibitoire dans un scrutin uninominal majoritaire à deux tours. La formation frontiste peut désormais se prévaloir d’un véritable ancrage de classe et elle ne se prive d’ailleurs pas de revendiquer sur ses affiches le titre de « premier parti ouvrier » de France. Le vote populaire d’extrême droite est moins soumis aux fluctuations que celui de la gauche radicale. La pénétration progressive du vote d’extrême droite dans les classes populaires a d’ailleurs été concomitante de l’érosion du vote communiste (et socialiste) parmi les familles ouvrières. Il faut cependant préciser qu’une faible proportion d’anciens électeurs de gauche ont directement basculé à l’extrême droite. Ils se sont surtout réfugiés dans l’abstention et, dans le même temps, les ouvriers de droite se sont radicalisés à l’extrême droite.
Depuis 2012, Mélenchon a fait de la « semi-démente » du Front national sa « principale ennemie ».
À la fin des années 2000, certains membres du think tank Terra Nova avancèrent l’idée que la classe ouvrière n’était plus le cœur électoral de la gauche, et qu’elle n’était plus en phase avec ses valeurs. Ils conseillèrent donc au Parti socialiste de faire ses adieux à cette classe et de s’adresser à de nouveaux segments de la population. Jean-Luc Mélenchon ne s’est jamais résigné à cet état de fait. C’est par la nécessité de reconquérir les voix populaires qu’il justifia le choix d’aller directement affronter Marine Le Pen à Hénin-Beaumont aux législatives de 2012 : « Les victoires de l’extrême droite n’ont jamais eu lieu autrement que sur la base des fautes tactiques et stratégiques de la gauche. Le Parti socialiste n’a pas réussi à retrouver le chemin qui le mènerait au cœur du peuple. Le décrochage n’est pas qu’affectif, cette gauche-là est aujourd’hui incapable de prouver au peuple que ses intérêts sont à gauche. Il y a une déconnexion entre son programme et les classes populaires. Nous sommes la relève »[1]. Pourtant éliminé dès le premier tour, Mélenchon estime, avec l’optimisme de la volonté : « J’ai fait la preuve que j’étais capable d’arracher à Le Pen une importante poignée de plumes, de lui prendre des voix »[2].
L’objectif est de ramener au bercail de la gauche ceux que Mélenchon appelle depuis cette époque les « fâchés pas fachos ». Il s’agit d’arracher à l’extrême droite les perdants de la mondialisation dont la colère s’est malencontreusement orientée vers l’étranger plutôt que le financier. « À travers Mme Le Pen, affirme Mélenchon en 2012, j’affronte les idées du FN. […] Est-ce que la sortie de crise se fait par le social ou l’ethnique ? »[3] En 2018, son analyse reste identique. Alors que le mouvement des gilets jaunes fournit à Le Pen et Mélenchon une nouvelle occasion de s’affronter – à qui profitera le soulèvement des ronds-points lors des élections européennes ? – Mélenchon réitère son analyse : « Le travail de gens comme moi est de parler à tout le peuple, mais peut-être principalement aux “fâchés pas fachos” en leur disant “ne vous trompez pas de colère” »[4].
Depuis 2012, Mélenchon a fait de la « semi-démente »[5] du Front national sa « principale ennemie »[6]. Il s’agit d’abord d’une affaire de principe : l’urgence première est de s’opposer au « contenu raciste et antisocial du programme du Front national »[7], qui menace autant la cohésion de la nation que les intérêts des salariés. Mais il s’agit également de considérations tactiques. Mélenchon est convaincu que les portes du pouvoir lui resteront fermées tant que les sociaux-libéraux et leur progéniture macroniste pourront brandir à loisir la menace de l’extrême droite afin de ramener à eux le vote utile. « Il faut pour des raisons morales, affectives, que vous connaissez, mais aussi pour des raisons politiques, que nous levions le verrou que les Le Pen père, fille, opèrent sur la situation politique » expliquait-il en meeting le 19 avril 2012. Hollande en 2012 comme Macron en 2017 jouèrent de cet argument pour rallier les indécis. « Aujourd’hui, un vote pour Le Pen, c’est un vote pour le système et le système l’a parfaitement compris. Les “fâchés pas fachos” n’ont pas de raison de se tourner vers cette option qui est plus que jamais l’assurance-vie du système. Tous ceux qui pensent que le problème en France et en Europe vient davantage du banquier, du milliardaire que de l’immigré doivent être appelés à donner de la force à la France insoumise. Cet objectif-là reste central pour nous. Là est la clef de la suite pour notre bataille : la mise en mouvement de la masse populaire aujourd’hui auto-piégée dans le Rassemblement National »[8].
La reconquête des « fâchés pas fachos » est devenue un marqueur idéologique de la France insoumise.
Théorisée par Mélenchon, la reconquête des « fâchés pas fachos » est devenue un marqueur idéologique de la France insoumise. Adrien Quatennens, à la tête du mouvement insoumis depuis 2019, le reconnaît sans ambages : RN et FI sont engagés dans une course de vitesse dont la victoire reviendra à celui qui parviendra à « attirer dans son giron les fâchés pas fachos »[9]. François Ruffin ne dit pas autre chose lorsque, tirant le bilan de sa campagne législative victorieuse, il attribue cette victoire à la mansuétude dont il a fait preuve à l’égard des électeurs lepénistes : « Dans la Somme, Mme Le Pen engrangea 41 % des suffrages au premier tour des élections régionales, et 45 % dans la municipalité ouvrière de Flixecourt. Il faut partir de là, je crois. […] Le taux de chômage des non-qualifiés, cinq fois supérieur à celui des cadres, les incline assez peu à attendre la “mondialisation heureuse”, ou même l’“altermondialisation heureuse”. Maintenant, à leur chute économique et sociale il faudrait ajouter une autre condamnation : politique et morale. Qu’ils votent FN, qu’ils se reconnaissent dans un parti ostracisé, et leur exclusion en sera légitimée. La double peine. […] Macron est au fond le seul que j’aie pris pour adversaire. Le Pen, je l’attaquais peu. Comment des gens qui vont mal, socialement, économiquement, croiraient-ils que Mme Le Pen ou son père, qui n’ont jamais gouverné le pays, sont responsables de leurs malheurs ? Le FN se combat en ouvrant une autre voie aux colères, à l’espoir. En offrant un autre conflit que celui entre Français et immigrés »[10]. Pour gagner dans les urnes, il faut donc ménager les lepénistes, voire ménager Le Pen en personne, admet François Ruffin. Ménager Le Pen afin de rallier ses électeurs : n’est-ce pas ce que fait la droite de gouvernement depuis trente ans avec, pour résultat, un Front national à chaque fois plus haut ? Et si, comme le dit si bien Ruffin, les Le Pen n’ont jamais gouverné le pays, n’est-ce pas leurs idées qui ont fini par le gouverner, à force, justement, de complaisance à leur égard ?
Les « fâchés pas fachos » sont le nom d’un pari stratégique : pour les populistes de gauche, le salut électoral passe par le braconnage sur les terres du Rassemblement national. Mais il y a deux façons d’arracher au FN/RN une partie de son électorat populaire : le convaincre ou le séduire. Entre 2012 et 2017, le discours mélenchonien a subi à cet égard une inflexion notable. Alors que durant sa première campagne présidentielle Mélenchon cherchait à convaincre les « fâchés pas fachos » en célébrant la « société bigarrée » et « l’altérité », il tenta en 2017 de séduire cet électorat en mettant en sourdine sa ligne pro-immigration de 2012. Ainsi insista-t-il, lors de sa seconde campagne présidentielle, sur le fait que, tout en assumant un devoir d’humanité envers les réfugiés, la priorité consistait à réduire les flux migratoires, en s’appuyant pour cela sur des accords diplomatiques et commerciaux avec les pays de départ. En 2017, les responsables insoumis ne s’attaquent plus uniquement au fantasme d’invasion migratoire véhiculé par le Rassemblement national. Ils dénoncent simultanément un autre fantasme, celui de l’idéologie « no border » et de « l’abolition des frontières », véhiculé par l’extrême gauche, et ils cherchent à se positionner comme la voie du juste milieu entre ces deux extrêmes qui, sans l’assumer franchement, sont mis sur le même plan[11].
Parler aux fâchés pas fachos suppose aussi d’intervenir dans les supports médiatiques qu’ils consultent. Jean-Luc Mélenchon, qui refuse depuis plusieurs années les demandes d’entretien du Monde et de Mediapart, se livre par contre régulièrement dans les colonnes du Figaro ou sur CNEWS. Des cadres du mouvement tels que le fidèle Alexis Corbière et le politologue Thomas Guénolé (qui claqua la porte en 2019) ont accepté, fin 2018, de s’entretenir avec l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, condamné en 2015 pour provocation à la haine raciale suite à un dossier intitulé « Roms, l’overdose ». Dans l’entretien de quatre pages, publié le 3 janvier 2019, le député insoumis affirme que « la France est un pays d’immigration » et qu’il est « absurde de parler d’immigration zéro »[12]. Mais il prend également ses distances avec les « no border ». À propos du slogan frontiste « on est chez nous », entendu dans certaines manifestations des gilets jaunes, Alexis Corbière affirme : « Je perçois bien la potentialité xénophobe du slogan, mais cela peut aussi signifier une volonté de retrouver sa souveraineté. »[13] La rédaction de Valeurs actuelles comme la direction du Front national se réjouissent de ces appels du pied. De leur point de vue, le rapprochement entre populistes de gauche et populistes de droite fait les affaires des seconds. Florian Philippot, alors vice-président du Front national, eut ainsi beau jeu de proposer à Mélenchon de « prendre un café pour discuter entre patriotes » en juillet 2017. Ce dernier fit cependant connaître sa réponse par le fil Twitter d’Alexis Corbière : « Pas possible… Les insoumis préfèrent le café chaud au café facho ».
Mélenchon semble considérer que la qualification au second tour de la présidentielle de 2017, manquée de peu, aurait pu être atteinte grâce aux voix des « fâchés pas fachos ». Sans doute a-t-il en tête les 36 % de sympathisants du Front national qui avaient une bonne opinion de lui[14] en septembre 2017, ou encore les 26 % d’électeurs de Marine Le Pen qui disaient que le candidat insoumis était leur deuxième choix à la présidentielle[15]. Y avait-il là un réservoir de voix ? C’est toute la question. Certains cadres insoumis considèrent que les 600 000 voix manquantes de 2017 se trouvent de ce côté, parmi les « petits Blancs » des classes populaires, installés dans la « France périphérique » et désindustrialisée. Interrogés par mes soins[16], ces cadres évoquent, pour appuyer leurs propos, les noms de Christophe Guilluy, Emmanuel Todd et Jean-Claude Michéa. Mais d’autres insoumis récusent cette analyse et considèrent que les 600 000 voix manquantes se trouvent dans une autre fraction des classes populaires : les banlieues multiculturelles des grandes métropoles.
Les appels du pied aux « fâchés pas fachos » ont-ils porté leurs fruits ? La réponse est négative. Lorsque les populistes de gauche s’avancent sur le terrain des populistes de droite, les transferts de voix sont au mieux à somme nulle, au pire au bénéfice net du Rassemblement national. Au 1er tour de la présidentielle de 2017, 4 % des électeurs de Marine Le Pen en 2012 ont voté Mélenchon, et 4 % des électeurs de Mélenchon 2012 ont voté Marine Le Pen. Match nul, donc. Aux européennes de 2019, les instituts de sondage estiment que la proportion d’électeurs de Le Pen en 2017 ayant voté pour la liste insoumise dirigée par Manon Aubry est proche de 0 %. À l’inverse, 7 % des électeurs de Mélenchon 2017 ayant voté en 2019 ont choisi la liste conduite par le jeune frontiste Jordan Bardella. On peut y ajouter les 2 % ayant voté pour la liste Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan[17]. Cela signifie qu’environ 300 000 personnes ayant voté Mélenchon en 2017 ont migré vers l’extrême droite aux européennes de 2019, alors que moins de 10 000 personnes ont fait le trajet inverse.
Ces lepénistes-là souffrent d’une maladie que les insoumis ont parfois du mal à nommer : le racisme.
La chasse aux « fâchés pas fachos » repose sur l’idée qu’une partie des électeurs du FN voterait pour ce dernier afin d’exprimer leurs difficultés sociales. Il faudrait en conséquence écouter leur souffrance. Cette analyse a une part de validité. Néanmoins, lorsqu’on interroge les premiers concernés à la sortie des urnes, ils sont moins nombreux à se préoccuper de la précarité (55 % des électeurs lepénistes du 1er tour de la présidentielle 2017 affirment que la lutte contre précarité a joué un rôle déterminant dans leur choix), du chômage (69 %) et des services publics (45 %) qu’à s’inquiéter de l’immigration clandestine (92 %), de la délinquance (85 %) et du terrorisme (93 %)[18]. Les ressorts du vote d’extrême droite sont multiples, complexes, imbriqués et difficiles à démêler. Ils varient d’ailleurs d’une région à l’autre ; le Pas-de-Calais et la Somme ne répondent pas à la même histoire et à la même situation que le Var ou le Vaucluse. 39 % des électeurs de Marine Le Pen 2017 appartiennent à un ménage dont le revenu net mensuel est inférieur à 1 500 euros et 45 % s’estiment « en bas de l’échelle sociale ». En croisant ces données, on peut raisonnablement avancer qu’environ la moitié des lepénistes trouvent la motivation de leur vote dans des difficultés socio-économiques.
Mais on peut tout aussi raisonnablement avancer que neuf lepénistes sur dix ont pour autre source de motivation la haine ou du moins la peur des étrangers. Ces lepénistes-là souffrent d’une maladie que les insoumis ont parfois du mal à nommer : le racisme. Alors, certes, il y a toujours eu et il y aura toujours des repentis. Certes, les identités politiques ne sont jamais figées. Certes, le ressentiment peut se convertir en révolte. Certes, il ne faut pas abandonner les ouvriers à l’extrême droite. Mais, d’après les enquêtes les plus solides à ce sujet, l’électorat frontiste fait preuve d’un niveau record d’intolérance. Il exprime une aversion massive pour les pratiques de l’islam et il manifeste un antisémitisme sans équivalent chez les autres électorats[19]. Il est culturellement, idéologiquement et politiquement ancré à l’extrême droite[20]. Les dirigeants insoumis semblent sous-estimer cet ancrage. En 2018, 85 % des sympathisants du Rassemblement national étaient des « racistes » assumés, se revendiquant comme tels[21]. Aussi, remarque l’historien Hugo Melchior, « lorsque des transferts de voix massifs ont eu lieu au détriment du FN, comme en 2007, c’est la droite libérale en la personne de Nicolas Sarkozy qui en a profité. À l’inverse, en 2017, Marine Le Pen est parvenue à attirer jusqu’à 14 % des électeurs qui avaient voté Sarkozy en 2012. Ces deux cas de figure, à une décennie d’intervalle, apportent la preuve de la porosité entre des électorats des droites, tandis que la FI, en dépit de sa stratégie dite “populiste de gauche” visant à s’adresser, à partir de son programme L’Avenir en commun, aux classes subalternes par-delà les clivages partisans, n’a pas réussi à ramener dans son giron même une fraction de cet électorat au “tropisme droitier”. Et cela, en dépit d’un discours qui se voulait plus équilibré sur la question migratoire »[22].
Depuis 2019, la stratégie antifasciste de Jean-Luc Mélenchon a à nouveau évolué : participation, le 10 novembre 2019, à la Marche contre l’islamophobie (un terme que le leader insoumis utilise désormais, après s’y être longtemps refusé) ; éloge de la « créolisation » – un concept que Mélenchon emprunte au poète martiniquais Édouard Glissant – et reconnaissance du fait que l’universalisme peut être instrumentalisé par les dominants afin d’imposer à tous leur culture et les mœurs[23] ; dénonciation du caractère structurel des violences policières (alors que Mélenchon n’y voyait autrefois qu’un problème de « brebis galeuses ») ; refus des députés insoumis de participer à la manifestation policière du 19 mai 2021, où se rendirent en revanche les dirigeants du PS, du PC et d’EELV ; rupture des relations entre Mélenchon et des personnalités de droite (Patrick Buisson, Éric Zemmour, on y revient), ainsi qu’avec les promoteurs d’une version identitaire de la laïcité (Natacha Polony, Henri Peña-Ruiz) ; éviction de l’aile souverainiste de la France insoumise (incarnée par une personne comme Djordje Kuzmanović).
Ce faisceau d’éléments semble indiquer que Jean-Luc Mélenchon ne croit plus réellement en la possibilité de conquérir le vote des « fâchés pas fachos ». Le secret de sa réussite de 2017 tient d’ailleurs à sa capacité à rassembler la gauche. En effet, cette année-là, au premier tour de la présidentielle, le candidat insoumis rallia à son nom 70 % des électeurs se situant « très à gauche », 48 % de ceux se situant « à gauche » et 24 % de ceux se situant « plutôt à gauche »[24]. La géographie du vote JLM en 2017 recoupe étroitement les territoires historiquement ancrés à gauche. Certes, beaucoup d’électeurs « de gauche » ne se reconnaissent plus dans cette étiquette, qui a été indéniablement abîmée par le quinquennat Hollande (CICE, proposition de loi sur la déchéance de nationalité, Loi Travail, etc.). Mais, s’ils récusent le signifiant, ils restent attachés au signifié : l’égalité. C’est à eux que Jean-Luc Mélenchon s’est adressé lors de son débat sur BFM en septembre, et non à Éric Zemmour et à ses soutiens.