Société

Que sont devenues les sorcières en 2021 ?

Philosophe

La réappropriation de la figure de la sorcière traverse les luttes féministes contemporaines. Cette redécouverte de l’histoire de la persécution des femmes accusées de sorcellerie à la Renaissance s’accompagne d’un mouvement plus vaste de critique de la raison occidentale dans son projet de maîtrise de la nature par la technique. D’objet de stigmates, la sorcière est devenue une figure de résistance à la domination patriarcale et un révélateur des ambivalences de la modernité.

À la fin du mois d’août 2021, alors que l’été se termine doucement, Sandrine Rousseau, candidate à la primaire des écologistes pour la présidentielle 2022, a évoqué la sorcellerie. En réponse à la question de Charlie Hebdo, « Jusqu’où peut aller l’écoféminisme ? », elle répond : « Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR. » La réponse fait le buzz, les journalistes politiques ne comprennent plus rien et sa candidature est lancée dans un parfum de scandale. Comment des femmes pourraient-elles jeter des sorts dans la réalité ?

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Depuis quelques années, les sorcières sont devenues, plus qu’un simple objet de curiosité, un champ dont l’étude produit de nouvelles connaissances et des perspectives inédites qui éclairent l’histoire des femmes, en particulier en Europe à l’aube de la modernité. Cet intérêt aigu est étonnant. Les sorcières résident surtout dans toutes sortes d’histoires, leurs vies sont plus fictives que réelles tant elles désignent un pouvoir surnaturel lié à un pacte avec le diable.

Pourtant, les sorcières de la Renaissance ne nous ont jamais autant captivé, et avec un grand sérieux. Cette culture considérée comme résolument magique ne peut être séparée d’un mouvement plus vaste de critique de la raison occidentale dans son projet techniciste de maîtrise de la nature. Les sorcières reviennent donc hanter nos jours et nos nuits parce qu’elles participent de la recherche d’autres modes d’organisation du vivre-ensemble, d’une volonté de renouer des liens souvent distendus entre humains et non-humains, et cela dans le cadre d’un refus des politiques prédatrices des multinationales, de l’exploitation capitaliste sans fin des ressources de la planète. Les violences faites aux femmes et les violences faites à la nature révèlent des mécanismes communs, troublants.

On lit plus que jamais les livres sur les chasses aux sorcières pendant la Renaissance, et surtout on prolonge cette histoire en soutenant que les chasses aux sorcières existent encore, ne serait-ce que par le biais des féminicides aujourd’hui. On peut citer Caliban et la sorcière de Silvia Federici (1998) et Sorcières de Mona Chollet (2018). Le premier livre associe de manière intrinsèque la persécution des sorcières et l’accumulation primitive dans le capitalisme ; le « ceci est à moi », qui exprime l’accaparement des terres, s’est fait en brûlant des femmes souvent pauvres, illettrées et dont la subsistance tenait à des terres cultivées en commun dans le monde féodal.

Le second montre la pertinence contemporaine de la sorcière à travers des analyses de la femme indépendante, de celle qui n’a pas d’enfant ou de la femme qui vieillit ; et il montre l’empêchement de ces figures, leur appréhension ambiguë ou leur rejet, mais il établit aussi avec ces figures des résistances au patriarcat qui persiste. Bref, alors que le mot de « patriarcat » fait son grand retour pour qualifier l’oppression des femmes, on lui associe celui de « capitalisme » et les sorcières deviennent les nouvelles figures à démasquer, à combattre dans leur insubordination à ce capitalisme patriarcal.

Dans ce contexte, il ne faut pas manquer Les sorcières d’Akelarre, film hispano-franco-argentin réalisé en 2020 par Pablo Agüero, sorti en France en 2021 et récompensé par cinq prix Goya. Qui sont les sorcières et quels types de femmes ont-elles été dans l’histoire ? Le film de Pablo Aguero appartient à la catégorie des films d’histoire puisqu’il s’intéresse à la chasse aux sorcières basques au début du 17e siècle, sous le règne d’Henri IV, dans un village de pêcheurs. On pourrait croire cet événement très éloigné de nous, de ce que sont devenues les relations entre les femmes et les hommes. Mais il n’en est rien ; ce film montre de manière impitoyable une oppression des femmes orchestrée par un pouvoir qui croise le politique et le religieux.

L’actualité des femmes afghanes soumises à l’arbitraire de la conquête du pouvoir par les Talibans et enfermées chez elles, nous rappelle combien le patriarcat est vivant et prêt aux violences les plus extrêmes à l’égard des femmes. La chasse aux sorcières est donc une affaire collective qui peut concerner toutes les femmes et qui peut revenir hanter notre présent, comme l’avait exprimé le manifeste de WITCH en 1968 : « Inutile d’adhérer à WITCH. Si vous êtes une femme et que vous osez regarder à l’intérieur de vous-même, alors vous êtes une sorcière ». La sorcière habite le devenir des femmes comme un danger toujours imminent, le risque d’un désordre dans l’ordre binaire. Elle peut mettre le monde sens dessus dessous.

L’imaginaire fabriqué des sorcières. Les gentilles et les méchantes

On a longtemps cru ou bien voulu croire – en recouvrant les voix des féministes des années 70 (on peut d’ailleurs citer la revue Sorcières créée en 1975) – que la chasse aux sorcières aurait existé en des temps obscurs et pas vraiment réels, où de vieilles femmes laides et au nez crochu jetaient des sorts de manière injuste sur des humains, des animaux, etc. Ces sorcières auraient été habitées par le diable et auraient pratiqué le sabbat, qui n’est pas alors un jour de repos mais une assemblée nocturne et bruyante de sorcières qui s’offrent au diable dans un concert de chansons et de danses.

Ces personnages, que l’on retrouve édulcorés dans des livres, n’existent pratiquement qu’au féminin et, à la différence des fées qui s’envolent avec un bâton doré et gracieux, elles cheminent sur un balai malpropre avec un rire caverneux. Il y aurait donc deux manières de faire fonctionner un imaginaire des femmes : la fée et la sorcière. Le choix est vite fait ! Surtout, le message est clair : ne vous intéressez pas aux sorcières ! Oubliez-les ! Elles sont source de malheur.

Il existait bien dans mon imaginaire d’enfant cette série télévisée, Ma sorcière bien-aimée, une sorte de sorcière devenue fée en quelque sorte. Samantha, l’héroïne de la série, est une immortelle et a vécu pendant plusieurs siècles loin des humains. Mais elle tombe amoureuse d’un mortel, publicitaire un peu risible. Samantha a la sorcellerie facile : il suffit qu’elle bouge son très joli nez (qui ne ressemble bien sûr pas à celui des méchantes sorcières) pour lancer un sortilège et tout changer autour d’elle.

La série sort en 1964 aux États-Unis. La femme au foyer est en enjeu crucial pour l’économie qui est encore celle, consolidée après la Seconde Guerre mondiale, du chef de famille masculin qui ramène un unique salaire. Samantha se plie aux règles des mortelles : faire le ménage, s’occuper du repassage des chemises de son mari ou accompagner ses enfants à l’école. Seulement, la mère de Samantha n’apprécie pas cette inversion des valeurs en faveur d’un simple mortel. Elle lance des sorts à Jean-Pierre (comme le transformer en singe, en perroquet), ce qui oblige Samantha à user de ses dons pour un retour à la normalité.

Les femmes sorcières dominent cette série déployant une puissance qui peut toutefois être « maléfique » (la mère de Samantha en particulier) dans le cadre du refus d’une règle : qu’une immortelle se plie à un mortel dont les règles de vie sont celles du patriarcat. Une puissance des femmes est amorcée (la série sort en 1964 et le modèle de la femme au foyer se fissure) mais empêchée. Jean-Pierre est un homme un peu niais, vaguement dépassé et aux mains de sorcières qui dérèglent la vie ordinaire.

Les sorcières et les livres. Apprendre à les connaître

Les sorcières sont revenues sur le devant de la scène par les féministes, et plus encore par les écoféministes, parmi lesquelles Carolyn Merchant qui écrit : « la femme était à la fois vierge et sorcière : l’amant de la Renaissance la plaçait sur un piédestal ; l’inquisiteur la brûlait sur le bûcher[1]. » Les sorcières provoquaient du désordre, étaient lubriques car gouvernées par des passions animales. On les représentait au milieu d’une nature incontrôlable peuplée de femmes s’adonnant à une activité sexuelle frénétique. On a alors contrôlé les femmes comme on a maîtrisé la nature.

L’historienne Esther Cohen, dans Le corps du diable[2], a documenté les persécutions de ces victimes innocentes brûlées au nom d’un corps obscène et d’une âme habitée par le diable. Dans le prolongement de la micro-histoire de Carlo Ginzburg, elle déchiffre et donne vie à la figure de la sorcière à la Renaissance pour rendre justice à des évènements effacés de la grande histoire alors même que des persécutions ont eu lieu du Nord au Sud de l’Europe : « la chasse aux sorcières fut la barbarie du génie de la Renaissance » (p. 41). On y apprend que les bûchers et la persécution des sorcières sont l’autre visage de l’humanisme naissant. On y apprend cette folie qui fonde la modernité, une autre face de cette modernité qui se veut rationnelle. Une sorte de « dialectique de la raison » se noue, où l’émancipation revendiquée des Modernes se conjugue avec une altérité impossible à intégrer et décrite comme monstrueuse.

Ainsi, de nombreux textes ont pris pour sujet ces sorcières, ces outsiders de la modernité, souvent dans une connexion étroite avec la dénonciation de la persistance du patriarcat, le refus du capitalisme ou la similitude entre la violence faite aux femmes et celle faite à la nature.

Silvia Federici est évidemment magistrale dans ce domaine quand elle associe la chasse aux sorcières et les enclosures qui incarnent selon elle la mise en œuvre du capitalisme dans les terres paysannes. Elle nous porte par-delà le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans lequel Rousseau affirme que le premier qui cria « ceci est à moi » et fut écouté instaura une société des propriétaires. Rousseau aurait pu se trouver des points communs avec les sorcières : la terre n’est à personne et ses fruits sont à tous et à toutes !

Pour Federici, la chasse aux sorcières ne fut pas seulement une folie barbare de l’Inquisition qui agita la peur d’un diable incarné par des femmes analphabètes qui vivaient sur ces terres non encloses et se promenaient dans les bois. Elle fut aussi l’un des événements dramatiques qui scella la complicité du patriarcat et du capitalisme par le biais de l’élimination de femmes des classes populaires souvent pauvres qui veillaient aux communs, aux terres partagées sur lesquelles elles pouvaient subsister.

D’autres philosophes, comme Carolyn Merchant, ont montré comment les textes de Francis Bacon sur la chasse aux sorcières participaient d’un projet plus vaste : celui d’un rêve européen d’une maîtrise sur le monde par une science qui se technicise, avec pour visée de séparer par un gouffre la nature de la culture, la nature étant associée à un imaginaire féminin, celui de la « mère nourricière ».

Un récit de l’émancipation pour notre siècle

Découvrir la persécution des sorcières, la documenter, la faire figurer dans l’Histoire, c’est participer d’une autre conception du monde qui ne serait pas seulement habitée par ce « naturalisme » que le savoir européen a inventé au moment où les hommes se sont nommés « modernes ». D’autres aujourd’hui que des autrices féministes pourraient se réclamer des sorcières, aussi bien Bruno Latour que Philippe Descola. Et même, La dialectique de la Raison d’Adorno et Horkheimer pourrait bien valoir comme le texte annonciateur de la critique de cette ambition occidentale d’une raison techniciste, qui cache des exploitations sans fin des humains et du monde.

Le film Les sorcières d’Akelarre ouvre une porte encore plus large sur la chasse aux sorcières. Alors qu’est mise en avant la bêtise et les contradictions de prêtres et de juges qui condamnent des femmes paysannes qui ne savent pas lire à devenir des sorcières pour les brûler, les sorcières apparaissent dans une puissance inattendue qui surgit pourtant de leur vulnérabilité et de leur subalternité. Insoumises elles sont, insoumises elles resteront en prenant soin les unes des autres dans la détresse et la torture.

Le film repose sur un fait historique : au Pays basque, en 1609, six jeunes femmes sont arrêtées et accusées d’avoir participé à une cérémonie diabolique, le sabbat. Quoiqu’elles disent ou fassent, elles sont considérées comme des sorcières ; le film montre comment elles vont le devenir sous le regard du juge envoyé par Henri IV dans cette petite paroisse paisible d’un village de pêcheurs. S’amusant dans la forêt alors que les marins sont partis en mer, ces femmes y jettent selon leurs détracteurs des sorts aux animaux, communiquent avec le diable.

On voit bien durant tout le film comment les femmes s’accaparent le stigmate : elles deviennent les sorcières qu’il faut qu’elles soient, et de manière violente, puisqu’on entre des grosses aiguilles dans leur corps pour les faire saigner et découvrir la marque du diable. On leur coupe les cheveux, on les blesse et on les interroge pour qu’elles avouent. Les peaux des six jeunes femmes dans le film deviennent blanches et rouges, scarifiées. Le moment où les aiguilles sont introduites dans leur corps et où le sang jaillit est filmé de près ; il est très dur de ne pas baisser les yeux pour ne pas voir.

Rapidement, le film d’histoire n’est alors plus un film d’histoire : le juge est fasciné par l’une des femmes et on rit de sa lente dérive vers un désir sexuel interdit jusqu’à la reproduction d’un sabbat baroque, dansé et chanté avec des animaux coiffés et habillés. La logique se retourne : la lubricité n’est pas celle des femmes mais des hommes. L’ordre étatique et religieux s’effrondre jusqu’à la fin du film de manière à nous dire que les sorcières furent des figures de la liberté humaine, de l’émancipation face aux pouvoirs totalitaires. Des résistantes.

Contrairement à La sorcière de Michelet, figure romantique, païenne et solitaire d’un Moyen-Âge hallucinatoire, les sorcières basques s’affichent toujours solidaires, faisant vivre le beau mot de « sororité ». Selon Pablo Aguero, il s’agit bien de filmer la beauté de la liberté face à l’oppression d’un pouvoir qui juge et qui tue : « J’ai rendu leur beauté à ces “sorcières” basques qui n’étaient pas de vieilles guérisseuses mais de jeunes farouches, le péril jeune qui effraie les totalitarisme ».

Les sorcières ne sont pas seulement l’affaire des femmes mais de toute l’humanité quand elle lutte pour la liberté malgré l’oppression de pouvoirs délirants et violents. Elles pourraient faire écho à un autre moment de la Renaissance, à un livre reconnu comme un monument de notre culture, le Discours de la servitude volontaire, avec cette phrase frappante de La Boétie : « Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres ». Les sorcières sont des femmes résolues à ne pas servir, à même de mettre sans dessus dessous les dictatures les plus féroces.

Faisons donc attention à toutes celles et tous ceux qui en appellent encore aujourd’hui à la chasse aux sorcières ; ils haïssent la liberté et la démocratie. Les sorcières sont politiques ! Sans doute les mères de la place de Mai en Argentine qui venaient chaque semaine manifester contre la disparition de leurs fils étaient-elles un peu des sorcières. Le film dessine une figure de la résistance, de la révolution au féminin. Et il donne les moyens d’en comprendre l’histoire, inaugurant un engagement inexploré des femmes que le cinéma peut mettre en image.


[1] Carolyn Merchant, La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique, trad. de l’anglais (États-Unis) par Margot Lauwers, Wildproject, 2021, p. 197.

[2] Esther Cohen, Le corps du diable : philosophes et sorcières à la Renaissance, trad. de l’espagnol (Mexique) par Fabienne Bradu, L. Scheer, Paris, 2004.

Fabienne Brugère

Philosophe, Professeure à l'université Paris 8

Mots-clés

Féminisme

Notes

[1] Carolyn Merchant, La mort de la nature. Les femmes, l’écologie et la Révolution scientifique, trad. de l’anglais (États-Unis) par Margot Lauwers, Wildproject, 2021, p. 197.

[2] Esther Cohen, Le corps du diable : philosophes et sorcières à la Renaissance, trad. de l’espagnol (Mexique) par Fabienne Bradu, L. Scheer, Paris, 2004.