La fabulation spéculative, de Zanzibar à Balard
La fabulation spéculative a une longue histoire. Traduit en 2020, Vivre avec le trouble [1] permet de mesurer le chemin parcouru depuis l’invention du concept il y a trente ans. Depuis les années 1990, à l’intersection entre philosophie des sciences et féminisme, la philosophe Donna Haraway s’y attache à mettre en évidence comment la science moderne s’est appuyée tout au long de son histoire sur des mythes, tout en prétendant n’être que des « miroirs fidèles de la réalité [2] » et en rejetant la fiction dans le domaine mineur du divertissement. Ainsi, Donna Haraway montre comment la primatologie, la discipline qui étudie les ancêtres proches de l’espèce humaine, s’est appuyée sur le mythe de « l’homme-chasseur dominant [3] », un cadre culturel (et largement fictionnel) qui a orienté la recherche sur les grands singes et son usage politique.
Toutefois, plutôt que de remettre en cause la science dans son entièreté, Donna Haraway propose de reconnaître que les savoirs scientifiques sont situés, afin de les ouvrir à d’autres points de vue et d’autres fins – autrement dit, le fait que « les savoirs scientifiques soient des tissages inextricables de faits et de fictions » n’appelle pas tant à disqualifier la science qu’à investir l’espace de la fiction en son nom.
Et pas n’importe quelle fiction ! Car tout l’enjeu de Vivre avec le trouble réside dans la caractérisation des nouvelles fictions à créer. Donna Haraway s’insurge contre les mythes dominants des héros conquérants, qui ont orienté la connaissance moderne tout en ayant partie liée avec le « patriarcat blanc capitaliste », pour reprendre l’expression utilisée dans le Manifeste Cyborg. Elle appelle au contraire à inventer des récits depuis la perspective des femmes, des non-valides, des peuples colonisés, du vivant non-humain, bref : depuis la perspective des « cyborgs », la métaphore qu’elle emploie pour désigner des êtres insaisissables, non-binaires, ni entièrement humains, ni entièrement animaux.
Face à la « complaisance autoréalisatrice » des fictions post-modernes ou postapocalyptiques dominantes, qui, pour paraphraser Fredric Jameson, « préfèrent imaginer la fin du monde que celle du capitalisme », elle appelle à l’invention de fictions qui permettent de comprendre comment survivre dans notre époque troublée – époque d’effondrement social et écologique, mais aussi de foisonnement intellectuel.
Un travail qui implique de se réapproprier l’acronyme de « SF » : indéterminé, l’acronyme ne fait chez Donna Haraway plus seulement référence à la Science-Fiction, mais aussi à la Fabulation Spéculative, au Féminisme Situé, au Soin des Ficelles (un jeu collectif d’imagination à base de ficelles chez les Indiens navajo) et à plusieurs autres couples de termes au service d’une idée, la nécessité d’inventer de nouveaux mythes et de nouvelles fictions pour nourrir des perspectives de survie dans un monde troublé.
Évidemment, on conçoit que la fabulation spéculative de Donna Haraway ait quelques détracteurs. Alors qu’elle crée le concept dans les années 1990, les science wars font rage aux États-Unis. Les tenants d’une conception rationaliste traditionnelle refusent l’idée que les sciences (comprenez : les sciences dures) puissent être perméables aux créations de l’imaginaire. À coups de canulars et d’essais grand public, ces chercheurs s’emploient à décrédibiliser ce qu’ils considèrent comme le dernier avatar du post-modernisme dans le champ scientifique, accusant les travaux de Donna Haraway et de nombre de ses collègues d’inutilité, voire de charlatanisme.
Aujourd’hui encore, la controverse fait rage : en France, des sociologues comme Gérald Bronner ou Nathalie Heinich cherchent à tenir (entre autres) la digue qui sépare fiction et science, s’opposant à ces nouveaux récits au nom du respect de la raison et de la neutralité scientifique [4].
Les succès de la fabulation spéculative
Bien que la controverse perdure, il semble que les tenants du « rationalisme » aient déjà perdu la partie, tant les fabulations spéculatives se retrouvent partout. Dans les travaux de Bruno Latour, un autre philosophe des sciences qui a pris la plume pour rédiger sa propre pièce radiophonique, Cosmocolosse. En histoire aussi, avec la méthode de « l’histoire contrefactuelle » développée par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou, qui consiste à imaginer l’histoire découlant d’événements historiques fictionnels (par exemple, la défaite des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale).
D’ailleurs, la chose n’est pas foncièrement neuve : dès 1920, le sociologue et historien afro-américain W. E. B. Du Bois prenait la plume pour imaginer une fiction dans laquelle la chute d’une comète sur New York remet en cause les barrières raciales [5]. De nombreuses revues de sciences sociales incluent désormais dans leurs pages des cahiers de fiction. Pour n’en citer que deux, on lira les pages fictionnelles de la prestigieuse revue britannique The Sociological Review, ou encore les cahiers de création de la revue d’histoire Entre-Temps, rattachée à la chaire d’histoire mondiale de Patrick Boucheron au Collège de France.
Le mouvement s’étend d’ailleurs au monde artistique. S’appuyant sur la critique des récits post-apocalyptiques formulée par Donna Haraway et d’autres, des auteurs de fiction inscrivent leurs textes dans des visées de compréhension et de transformation du monde. C’est par exemple le Master spécialisé « narration spéculative » lancé en 2012 à l’Erg, l’École de recherche graphique de Bruxelles, par le réalisateur et enseignant Fabrizio Terranova, proche de Donna Haraway.
C’est aussi le mouvement de la hopepunk : conceptualisé par l’autrice américaine Alexandra Rowland, le terme désigne les œuvres de science-fiction qui construisent des récits positifs d’un monde post-effondrement, par opposition aux genres plus sombres du cyberpunk et du postapocalyptique. En France, on lira le manifeste du collectif Zanzibar, qui rassemble des auteurs de science-fiction de premier plan comme Sabrina Calvo et Alain Damasio, avec comme objectif d’utiliser la fiction pour « désincarcérer les futurs ». On notera aussi les travaux du laboratoire sauvage Désorceler la finance qui, dans la Biennale de l’Image Possible de 2019, cherchait à inventer des « futurs post-financiers ». Le mouvement s’est même propagé au monde politique, avec par exemple les appels du militant et réalisateur Cyril Dion à produire « de nouveaux récits qui nous réenchâssent avec le vivant ».
Mais le signe le plus probant du succès de la fabulation spéculative se trouve ailleurs. Car la fabulation spéculative n’est pas qu’un instrument au service des minorités et du mouvement social. Le « patriarcat blanc capitaliste » y a lui aussi recours – et de plus en plus. Au cours des dernières années, de nombreux intermédiaires ont émergé qui proposent les services d’auteurs de fiction à des entreprises (de la finance à l’automobile en passant par les assurances) contre espèces sonnantes et trébuchantes – faisant d’eux des sortes de consultants en imaginaire.
C’est le cas par exemple du réseau Plurality University, qui fait travailler des auteurs de fiction avec de grandes entreprises comme les assureurs Axa ou la Maif sur le thème de « L’entreprise qui vient », de l’agence de communication attachée au magazine Usbek & Rica qui coopère avec l’agence de recyclage des déchets Andra pour organiser des concours de nouvelles de science-fiction pro-nucléaires [6], ou encore des cours de design fiction de Nicolas Minvielle à l’école de commerce Audencia qui « s’inspirent de la science-fiction pour imaginer les évolutions d’une entreprise et de ses services/produits ».
La fabulation spéculative a même fini par convaincre des administrations, et pas n’importe lesquelles : parmi elles, l’Agence d’Innovation de la Défense (AID). D’ordinaire plutôt portée sur les appels à projets en robotique ou en cybersécurité, l’AID a invité un groupe d’auteurs de science-fiction (surnommé la Red Team) pour imaginer les défis futurs de la défense française – non plus sous les auspices de Zanzibar, mais sous ceux (plus martiaux) de Balard et des nouveaux locaux du ministère des Armées.
De la symbiose entre humains et non-humains à la guerre civile
De quel bois ces fictions sont-elles faites ? Penchons-nous sur deux d’entre elles, qui donnent une bonne idée des contrastes dans le large champ de la fabulation spéculative. D’abord, l’Autobiographie d’un poulpe de Vinciane Despret, parue au printemps 2021. Dans les trois nouvelles qui composent l’ouvrage, l’autrice, par ailleurs philosophe du vivant, imagine le travail de linguistes d’une nouvelle sorte : des thérolinguistes, ou linguistes des langues animales. Les thérolinguistes de Vinciane Despret sont alors aux prises avec les langues, parchemins et architectures de bestioles de toutes sortes (toiles d’araignées, nuages d’encre de poulpes, murs de faeces de wombats).
Dans ses fabulations minutieuses, l’autrice brouille avec malice les frontières entre références académiques réelles et imaginées pour parvenir à faire entendre les discours des animaux. Ainsi de ces poèmes de poulpes, dans la troisième nouvelle du livre, qu’une chercheuse déchiffre avec l’aide d’un enfant acclimaté à la vie céphalopodique. La chercheuse découvre non seulement le mode d’être au monde des poulpes, mais également des poèmes tragiques sur le sentiment d’angoisse des poulpes face à leur extermination et l’extinction de leur espèce.
Après la fabulation écologique, penchons-nous maintenant sur une fabulation militaire, avec la saison 1 de la Red Team, publiée en juillet 2021 par le ministère des Armées [7]. La saison se compose de deux épisodes (« Chronique d’une mort culturelle annoncée » et « La sublime porte s’ouvre ») qui prennent la forme d’une trame générale agrémentée de vidéos fictionnelles, d’articles de presse du futur et d’animations.
Concentrons-nous sur le premier épisode [8] : dans la France de 2043, le communautarisme s’est couplé à une nouvelle génération de réseaux sociaux en réalité virtuelle pour donner naissance à des safe sphères, des bulles qui structurent la société française en une multitude de communautés (le scénario évoque les communautés des fans de heavy metal et de méditation, on imagine également des communautés religieuses, ethniques ou politiques) hermétiquement séparées les unes des autres. La saison commence avec l’organisation par l’armée française d’une opération militaire d’envergure pour rapatrier les ressortissants européens de Grande-City (lisez : Londres) vers le continent suite à la propagation d’un pathogène biologique inconnu. La population française devient alors ingouvernable : les safes sphères empêchent la diffusion du discours officiel dans la population, celui-ci étant parasité par des « fake news » propres à chaque sphère et entretenues par des puissances étrangères. Des émeutes éclatent parmi certaines sphères contre le rapatriement. Si bien qu’en 2047, l’armée française doit intervenir sur son propre territoire pour « sécuriser le réel » en démantelant les safe spheres les plus virulentes – le scénario aboutissant à des questionnements sur « comment retrouver le sens de l’intérêt général et d’un destin collectif ».
Qu’est-ce que ces deux fabulations spéculatives nous apprennent ? Une chose importante : les fictions sont situées, exactement au même titre que les savoirs scientifiques.
La fiction de Vinciane Despret s’inscrit dans un travail de création de longue haleine, elle répond directement aux récits esquissés par Ursula Le Guin (figure de la science-fiction féministe américaine, l’un de ses récits imagine l’émergence de la thérolinguistique, la science des langues animales) et Donna Haraway (la nouvelle qui clôt Vivre avec le trouble porte elle aussi sur les enfants sym, des enfants acclimatés au mode de vie de l’animal avec lequel ils vivent en symbiose). Une fiction située au carrefour de l’écoféminisme et de la réflexion sur les rapports entre humains et non-humains.
Quant à la fiction de la Red Team, elle se situe non pas dans l’écoféminisme de Donna Haraway et Vinciane Despret, mais dans un imaginaire administratif et militaire. Le scénario de société « balkanisée » prolonge les inquiétudes gouvernementales sur les fake news, les réseaux sociaux et les luttes intersectionnelles. Un agenda gouvernemental également en toile de fond dans l’idée d’une opération militaire pour démanteler les safe sphères et réunifier la société française, version dystopique de la « lutte contre le séparatisme » actuelle. Deux fictions spéculatives, donc, qui s’inscrivent dans des imaginaires aux antipodes l’un de l’autre.
La fabulation spéculative, enjeu d’une compétition pour les imaginaires ?
Un contraste qui n’a rien d’étonnant. Souvenons-nous : le problème que Donna Haraway dénonçait dans Vivre avec le trouble, c’était justement l’invisibilité des mythes et récits qui mettaient la science et la technologie au service des forces sociales dominantes. Les nouveaux récits des mouvements sociaux et écoféministes font donc naturellement face à d’autres récits sécrétés par les institutions qui défendent l’ordre dominant. Sauf que désormais, plus question d’invisibiliser le rôle de la fiction comme on pouvait le faire au siècle passé : la défense de l’ordre dominant dans la fiction est assumée par des institutions aussi centrales que l’armée, le lobby nucléaire et les grandes entreprises. Car ces institutions ont compris combien la maîtrise des imaginaires était un enjeu politique crucial.
L’historienne Jenny Andersson le montre dans son livre récent The Future of the World : la Guerre Froide a aussi été un affrontement d’imaginaires entre grandes puissances, affrontement dont les futuristes occidentaux, qu’il s’agisse de scientifiques, de journalistes ou d’auteurs de science-fiction, sont sortis victorieux. Un affrontement qui a eu une influence considérable sur les inventions scientifiques et technologiques jusqu’à aujourd’hui. Un enjeu politique qui ne se limite pas à la Guerre froide : dans Imagined Futures, le sociologue Jens Beckert dévoile comment l’imagination des futurs se trouve aujourd’hui encore au cœur du fonctionnement des marchés financiers.
Alors que les fabulations spéculatives se multiplient, il importe de bien comprendre ce qui se joue derrière ces nouveaux récits. Il ne s’agit pas simplement la reconnaissance du rôle joué par les mythes et récits fictionnels, mais aussi d’une compétition pour la maîtrise de ces fictions et des imaginaires à qui elles donnent existence.
Mais d’ailleurs, quelle forme cette compétition prend-elle ? On pourrait d’abord penser à une lutte. Alors que les institutions dominantes cherchent à investir la fabulation spéculative, leurs tentatives d’infiltration font l’objet de contestations nombreuses. En 2019, après que les Utopiales (l’un des festivals majeurs de science-fiction en France) aient accepté que l’agence de recyclage des déchets nucléaire Andra et l’armée sponsorisent des ateliers d’écriture, des auteurs se sont insurgés contre la « nucléarisation et militarisation de la science-fiction [9] ».
Toutefois, dans Vivre avec le trouble (et particulièrement dans le chapitre 6, « Ensemencer des mondes. Un sac de graines pour terraformer ensemble »), Donna Haraway réfute l’idée d’une lutte pour les imaginaires. Les métaphores guerrières de lutte, de bataille et de conflit font elles-mêmes référence au récit de l’homme-chasseur dominant. Selon elle, il s’agit bien plutôt d’écosystèmes de récits qui se développent en parallèle, s’entremêlent et se transforment – d’un côté, les récits de la « machine exterminationiste cynique et surfinancée », de l’autre, des récits qui réfléchissent à la survie terrestre en période de bouleversements.
C’est aussi l’avis d’Ursula Le Guin, l’autrice de science-fiction américaine sur laquelle Donna Haraway s’appuie le plus : « [il semble parfois que] l’histoire-qui-tue, l’histoire des Héros et des chasseurs de mammouths … touche à sa fin », écrit-elle. « Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée [10] ». L’avenir dira si cette « joie générative » revendiquée par Donna Haraway et ses camarades porte ses fruits.