En Nouvelle-Calédonie, Macron joue avec le feu
Si le référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie est maintenu à la date du 12 décembre 2021, comme le prônent actuellement le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu et les dirigeants « loyalistes » locaux (favorables au maintien de l’archipel dans la France), il est certain que le scrutin ne permettra pas de régler le contentieux colonial, mais qu’il provoquera au contraire une grave crise politique et sociale.
Dans un communiqué du 20 octobre, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) a en effet appelé les électeurs indépendantistes à ne pas participer au vote, en raison de la crise sanitaire et du télescopage du calendrier électoral avec les présidentielles en France. Toutes les autres organisations indépendantistes du « Caillou » – comme on surnomme parfois la Nouvelle-Calédonie – ont donné la même consigne à leurs militants, en réaction au maintien de la date du 12 décembre par Sébastien Lecornu. Refusant d’entrer en campagne, les groupes indépendantistes au Congrès de la Nouvelle-Calédonie n’ont transmis aucun document de propagande à la commission de contrôle chargée des opérations électorales avant la date-limite du 27 octobre.
Dans ces conditions, le résultat de la consultation est connu d’avance : la quasi-totalité des votants se prononcera contre l’indépendance, mais l’abstention de la moitié du corps électoral délégitimera tout le scrutin qui ne règlera rien sur le plan politique. L’épreuve de force entre les indépendantistes et le gouvernement français, soutenu par les loyalistes, est bel et bien engagée.
Ce sont les indépendantistes qui ont demandé à l’État d’organiser ce référendum – mais pas à cette date – comme les y autorise l’accord de Nouméa. Ce compromis politique original, signé en 1998 par les leaders politiques des deux camps et les représentants de l’État sous l’égide de Lionel Jospin, puis intégré à la Constitution française, a organisé pendant plus de deux décennies une « décolonisation » (le mot est dans le texte) inédite de la Nouvelle-Calédonie au sein de la République.
Au terme du processus, l’accord de Nouméa prévoyait un premier référendum local sur l’accession de l’archipel à la « pleine souveraineté », puis la possibilité d’un deuxième voire d’un troisième en cas de victoires du « Non », si au moins un tiers des élus du Congrès de la Nouvelle-Calédonie en exprimait le souhait.
Le premier scrutin, organisé le 4 novembre 2018, a vu les partisans du maintien dans la France l’emporter à hauteur de 57 % des suffrages exprimés contre 43 % pour les indépendantistes, avec une participation électorale de 81 % des inscrits. Mais deux ans plus tard, lors du deuxième référendum du 4 octobre 2020, déclenché à la demande des élus indépendantistes, les écarts se sont resserrés : 53 % pour le « Non » contre 47 % pour le « Oui », avec une participation de 85 % des inscrits. Le « Non » disposait d’exactement 9 970 voix de plus que le « Oui », alors que 25 881 électeurs ne s’étaient pas rendus aux urnes.
Cette dynamique électorale en faveur des indépendantistes leur donnait, jusqu’au récent imbroglio autour la date, l’espoir d’arracher la victoire finale lors du troisième et dernier référendum, dont ils n’ont pas manqué de demander l’organisation à l’État au lendemain de la deuxième consultation.
Deux éléments ont cependant changé la donne : d’une part l’épidémie de Covid-19 qui touche de plein fouet la Nouvelle-Calédonie depuis deux mois ; d’autre part les manœuvres du gouvernement français, en accord avec le président Macron qui, dès la mi-2018, indiquait qu’à ses yeux « la France serait moins grande et moins belle sans la Nouvelle-Calédonie »[1].
Crise sanitaire et cérémonies de deuil en Océanie
Pendant près d’un an et demi, la Nouvelle-Calédonie a fait partie des rares territoires de la planète épargnés par le Covid, mais au début du mois de septembre 2021, la bulle sanitaire de l’archipel a volé en éclat. Depuis, l’épidémie fait des ravages : sur une population totale de 271 000 habitants, on comptait au 4 novembre 267 morts, parmi lesquels les Kanak et les autres Océaniens (Wallisiens et Futuniens notamment) sont largement surreprésentés.
Le taux de vaccination était particulièrement bas au moment où le virus a atteint la Nouvelle-Calédonie, et les facteurs de comorbidité y sont très répandus : plus des deux tiers des Calédoniens sont en surpoids, dont 37 % en situation d’obésité, et 50 000 personnes souffrent de maladies chroniques, dont 15 000 de diabète. En proportion, ces facteurs de comorbidité touchent nettement plus les Océaniens (Kanak ou non) que les Européens.
À l’heure actuelle et au moins jusqu’à la mi-novembre, la Nouvelle-Calédonie alterne entre confinement « adapté » en semaine et « strict » le week-end. La situation sanitaire semble en voie d’amélioration, mais demeure encore fragile et incertaine.
Aux yeux des dirigeants indépendantistes, à moins de deux mois du scrutin, ce contexte sanitaire ne permet pas le déploiement d’une campagne électorale sereine, en particulier dans les « tribus » (villages kanak). « Nous avons besoin, de notre côté, d’aller auprès de notre population : on ne peut pas faire campagne avec les réseaux sociaux », souligne Jean-Pierre Djaïwé, président du groupe Union nationale pour l’indépendance (UNI) au Congrès de la Nouvelle-Calédonie[2].
Mais il n’est pas envisageable, pour les indépendantistes kanak, d’organiser des meetings politiques en tribu pour l’instant : sans même parler de la détresse personnelle des proches des disparus, les cérémonies de deuil, en milieu kanak, sont aussi et surtout des événements sociaux qui mobilisent énormément de monde, de temps et d’énergie. Évoquant « des rituels, des protocoles à respecter », André Forest, président du syndicat indépendantiste USTKE, indique : « Il va falloir les reporter et les faire un peu plus tard quand la situation sera à peu près normalisée »[3].
De fait, dans ces moments de deuil, les membres de nombreux lignages et clans kanak se rassemblent pendant plusieurs jours, toutes affaires cessantes, afin de réaliser des échanges de dons longs et complexes, notamment entre les clans liés aux oncles maternels (garants de la vie) et ceux liés à la famille paternelle (qui offrent un surplus de dons aux maternels). Des dizaines voire des centaines de personnes se regroupent habituellement en ces occasions à la morgue de la capitale, Nouméa, puis se déplacent dans le village ou l’île d’origine du défunt, souvent durant une semaine entière, voire un mois pour les proches.
Ces « coutumes de deuil », loin d’être des traditions passéistes ou folkloriques, sont toujours massivement pratiquées par les Kanak en Nouvelle-Calédonie contemporaine. L’épidémie et le confinement ont cependant suspendu à ce jour ces cérémonies. Pour l’immense majorité des Kanak, tant qu’elles ne sont pas menées à leur terme, il n’est guère possible de « passer à autre chose ». Au-delà du chagrin et du ressenti individuel, il s’agit d’une règle sociale collective qui s’impose à tous.
Dans une telle situation, les dirigeants indépendantistes kanak ne conçoivent pas de se lancer dans une campagne électorale. « Le respect de la dignité exige de ne pas aller vers des tribus endeuillées. Cela passerait pour un affront », indique Jean-Pierre Djaïwé. Plusieurs leaders loyalistes ont évidemment dénoncé une instrumentalisation politique de la crise sanitaire, ce à quoi Jean-Pierre Djaïwé répond : « Je comprends qu’ils ne comprennent pas… ».
Ce qui semble surtout remonter à la surface ici, c’est un vieux fond colonial de méconnaissance et de mépris pour des pratiques culturelles qui, loin d’être muséifiées, continuent de souder le tissu social kanak au XXIe siècle.
Depuis maintenant un demi-siècle, la reconnaissance de l’identité kanak constitue d’ailleurs l’un des piliers essentiels de la revendication d’indépendance. Depuis 1998, elle se trouve même officiellement au cœur de l’accord de Nouméa et du processus de décolonisation.
Or les cérémonies de deuil, qu’on le veuille ou non, sont justement des moments essentiels d’expression de cette identité kanak. En ce sens, la demande de report du référendum en raison de l’impact de la crise sanitaire sur le monde kanak ne saurait être assimilée à une stratégie politicienne ou à un prétexte trivial. C’est plutôt la manifestation concrète du respect des cultures océaniennes qui est en jeu ici.
Reniement de la parole de l’État et instrumentalisation du référendum
À l’issue du dernier comité des signataires de l’accord de Nouméa, organisé à Paris le 10 octobre 2019, le premier ministre Édouard Philippe a fait la déclaration suivante, en son nom et au nom de l’ensemble des dirigeants calédoniens, tant indépendantistes que loyalistes, rassemblés autour de lui : « Nous avons exclu que cette troisième consultation puisse être organisée entre le milieu du mois de septembre 2021 et la fin du mois d’août 2022. Il nous est collectivement apparu qu’il était préférable de bien distinguer les échéances électorales nationales et celles propres à l’avenir de la Nouvelle-Calédonie. Le choix du calendrier après la deuxième consultation constituera donc un enjeu majeur. Le Gouvernement et les forces politiques de Nouvelle-Calédonie ont à cet égard évoqué la nécessité de poursuivre le dialogue tout au long de ce processus. »[4]
Mais le pouvoir a fait volte-face à l’approche des élections présidentielles et législatives : en juin dernier, c’est bien la date du 12 décembre 2021 qui a été retenue par le gouvernement de Jean Castex pour le troisième référendum, avec l’aval des loyalistes mais sans l’accord des indépendantistes. « Nous étions sûrs que l’État allait respecter sa parole. Cela n’a pas été le cas », indique Jean-Pierre Djaïwé en référence à la déclaration d’Édouard Philippe.
« Je constate le non-respect des conclusions du dernier Comité des signataires du 10 octobre 2019 », a fait savoir Paul Néaoutyine, président de la Province Nord et figure majeure du mouvement indépendantiste, dans un communiqué du 20 octobre[5].
« Le gouvernement français s’entête à vouloir faire primer la campagne présidentielle dans le seul but de solder l’accord de Nouméa sous son quinquennat au détriment de la consultation sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie », note de son côté le bureau politique du FLNKS. Il « dénonce cette attitude qui va priver les Calédoniens d’une consultation qui devrait se dérouler avec au préalable une campagne électorale équitable, dans des conditions acceptées par tous les groupes politiques habilités », et « s’inquiète des lendemains d’une consultation qui, si elle est contestée, n’apportera pas la sérénité nécessaire pour la poursuite de discussions consensuelles sur l’avenir institutionnel du Pays »[6].
C’est un vertigineux retour en arrière qui est en train de se jouer ici. La volonté manifeste du pouvoir en place de clôturer l’accord de Nouméa fin 2021, afin d’en tirer un crédit politique en vue des présidentielles selon le FLNKS, fait en effet écho à l’instrumentalisation récurrente du dossier calédonien par les responsables politiques métropolitains, de droite comme de gauche, tout au long des années 1980.
Ce phénomène avait atteint son paroxysme lors de la campagne présidentielle de 1988, lorsque le candidat et premier Ministre Jacques Chirac avait ordonné, entre les deux tours du scrutin, la répression dans le sang des preneurs d’otages indépendantistes de l’île d’Ouvéa, lors du célèbre assaut de la grotte, dans le but de séduire les électeurs de l’extrême-droite. Après la réélection de François Mitterrand, le gouvernement de Michel Rocard avait eu toutes les peines du monde à renouer les fils du dialogue entre les deux principaux leaders du Caillou, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur.
Si indépendantistes et loyalistes étaient finalement parvenus à trouver un compromis politique improbable en signant les accords de Matignon-Oudinot en juin et septembre 1988 – un compromis que Tjibaou paiera de sa vie un an plus tard, assassiné par un opposant kanak aux accords – c’est notamment parce que l’État avait pris des dispositions pour que le dossier calédonien soit dissocié à l’avenir des vicissitudes de la vie politique française.
C’est précisément pour cela que les accords de Matignon ne firent pas l’objet d’une simple loi, susceptible d’être renversée par un changement de majorité en France, mais furent intégrés à la Constitution française par référendum national (le 6 novembre 1988), de même que l’accord de Nouméa dix ans plus tard, cette fois-ci via une modification constitutionnelle votée par le Congrès réuni à Versailles (le 20 juillet 1998). Au cours des trois décennies écoulées depuis la signature des accords de Matignon, les gouvernements successifs ont toujours pris soin de ne plus mêler les affaires calédoniennes au débat métropolitain, les politiques français de droite et de gauche s’étant suffisamment brûlé les doigts avec ce dossier pendant les années 1980.
Il faut croire qu’à l’approche des échéances nationales de 2022, Emmanuel Macron, Jean Castex et Sébastien Lecornu ont perdu de vue cette boussole politique essentielle consistant à rechercher, indépendamment des enjeux nationaux, le consensus entre loyalistes et indépendantistes en Nouvelle-Calédonie, plutôt que de jouer un camp contre l’autre.
Le ministre des Outre-mer vient d’ailleurs d’être désigné coordinateur de la pré-campagne de réélection du président : ce scrutin-là est sans doute plus au cœur de ses préoccupations immédiates que l’avenir du lointain archipel.
Certes, les macronistes ne sont pas les seuls à instrumentaliser le référendum, puisqu’à droite les candidats déclarés à la présidentielle rivalisent depuis quelques semaines de proclamations cocardières : « La Nouvelle-Calédonie restera française ou deviendra chinoise » (Xavier Bertrand), « Pour une Nouvelle-Calédonie française ! » (Valérie Pécresse), « La France doit s’attacher à la Nouvelle-Calédonie » (Michel Barnier). Les responsables de leur famille politique qui ont gouverné la France sous les présidences de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy étaient sur ce point nettement plus prudents – mais ils n’étaient alors pas en campagne.
Le retour de l’État partisan
En réalité, l’intransigeance de l’État sur la date du 12 décembre 2021 n’est que la dernière manifestation d’une prise de position partisane de plus en plus assumée en faveur du maintien de la Nouvelle-Calédonie dans la France. À Tahiti en juillet 2021, le président Macron n’a pas hésité à répéter sa fameuse phrase de 2018 sur la France « moins belle sans la Nouvelle-Calédonie », après avoir déjà accueilli la victoire du « Non » lors du deuxième référendum avec « un profond sentiment de reconnaissance »[7].
De même, lors de la préparation de la première consultation électorale de 2018, à la demande des loyalistes et contre l’avis des indépendantistes, le gouvernement d’Édouard Philippe a décidé de libeller la question de la façon suivante : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » En 1998 pourtant, l’accord de Nouméa ne mentionnait qu’un vote sur la « pleine souveraineté », sans jamais évoquer le mot « indépendance ». Selon le point 5 de l’accord, la notion de pleine souveraineté devait s’entendre ainsi : « la consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté [calédonienne] en nationalité ».
Pleine souveraineté ou indépendance ? La nuance est d’importance, car les Nations unies reconnaissent officiellement plusieurs formes d’accession à la pleine souveraineté : l’indépendance pleine et entière, certes, mais aussi la libre-association entre deux États souverains, dont l’un peut décider de confier la gestion de certaines de ses compétences régaliennes à l’autre. C’est justement la voie qu’ont choisie plusieurs micro-États insulaires du Pacifique, en partenariat avec la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou les États-Unis.
C’est aussi la voie que les indépendantistes kanak ont peu à peu découverte et explorée sous l’ère des accords de Matignon et Nouméa, au fil des trente années écoulées, et qu’ils défendent désormais sous différentes formulations – indépendance-association, indépendance en partenariat avec la France, convention d’interdépendance, etc. En son temps, Tjibaou déclarait déjà : « Pour un petit pays comme le nôtre, l’indépendance, c’est de bien calculer les interdépendances »[8]. En ce sens, la formulation de la question posée en 2018, répétée à l’identique en 2020, et qui le sera de nouveau au prochain scrutin, tend à dissimuler la diversité des possibles politiques contenus dans l’expression de « pleine souveraineté ».
Cette façon étroite et finalement réactionnaire de borner le débat sur l’émancipation politique de la Nouvelle-Calédonie saute surtout aux yeux lorsque l’on examine le document produit par les services de l’État en juillet 2021 sur les conséquences du « Non » et du « Oui » au référendum d’autodétermination[9]. Ce texte n’envisage en effet que deux options à l’issue de la consultation : soit une indépendance « sèche », soit une intégration dans la France. La troisième voie médiane, celle de l’indépendance-association, n’est quasiment pas abordée. Et ce, malgré l’existence d’un précédent rapport officiel sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, rédigé en 2014 par le conseiller d’État Jean Courtial et le professeur de droit Ferdinand Mélin-Soucramanien, qui envisageait quatre hypothèses de sortie de l’accord de Nouméa – et non pas deux – en considérant très sérieusement les options d’association entre États souverains, tout en soulignant les difficultés qu’il y aurait à « pérenniser l’autonomie », c’est-à-dire à prolonger l’accord[10].
De cette réflexion antérieure, le document de 2021 sur les conséquences du « Oui » et du « Non » fait table rase. Il n’explore l’hypothèse du « Oui » que dans un cadre franco-français, à l’aune des décolonisations passées du XXe siècle, dont tout le monde conçoit aujourd’hui les errements et les échecs – de Djibouti aux Comores, de l’AOF et AEF aux Nouvelles-Hébrides, de l’Indochine à l’Algérie. Nulle part il n’est fait mention des décolonisations innovantes testées avec succès dans le Pacifique anglophone, par exemple entre les îles Cook et la Nouvelle-Zélande.
Le scénario envisagé est ouvertement catastrophiste en cas de victoire du « Oui » : celle-ci entraînerait le départ de 9 500 fonctionnaires métropolitains (enseignants, militaires, personnel de la préfecture, etc.) et de 10 000 à 70 000 autres personnes ; les Calédoniens pourraient perdre les bénéfices de la nationalité française et de la citoyenneté européenne ; la monnaie locale serait menacée et pourrait « provoquer un phénomène de fuite des dépôts et d’assèchement de la liquidité bancaire »… Bref, l’indépendance ce serait le chaos, modèle « Algérie 1962 ».
En cas de victoire du « Non », souligne le document, la Nouvelle-Calédonie resterait évidemment dans la République, mais dans ce cas tous les dispositifs exceptionnels inventés depuis trente ans – à titre transitoire, il faut le souligner – seraient remis en cause : collégialité du gouvernement calédonien, compétences étatiques transférées à la Nouvelle-Calédonie, clé de répartition financière à l’avantage des provinces indépendantistes, protection de l’emploi local, limitation du corps électoral.
Dès lors que l’accord de Nouméa ne s’appliquerait plus, tous ces mécanismes seraient jugés, à raison, anticonstitutionnels. Et pourtant, ce sont bien eux qui ont permis, après les affrontements meurtriers des années 1980, de ramener la paix civile et d’œuvrer pour le développement et le « rééquilibrage » de l’archipel sous les accords de Matignon, puis d’initier une décolonisation originale par la construction d’une « citoyenneté calédonienne » (à l’intérieur de la citoyenneté française jusqu’à présent) et d’un « destin commun » entre Kanak et non-Kanak sous l’accord de Nouméa.
L’enjeu du corps électoral constitue en particulier la pierre angulaire de toute l’évolution politique récente. Colonie française de peuplement dès le XIXe siècle, la Nouvelle-Calédonie n’a cessé de recevoir des vagues successives de migrants français, qui ont fini par faire des autochtones kanak une minorité démographique : ils représentent aujourd’hui moins de 45 % de la population totale.
Depuis 1983 et le sommet de Nainville-les-Roches, les indépendantistes ont ouvert aux « victimes de l’histoire », c’est-à-dire aux non-Kanak installés de longue date dans l’archipel, le droit à l’autodétermination, revendiqué à l’origine pour le seul peuple autochtone kanak. Mais en revanche, les accords prévoient expressément que les Français fraîchement débarqués ne participent ni aux référendums, ni aux élections pour les provinces et le Congrès de la Nouvelle-Calédonie.
Ce corps électoral restreint dessine en pratique les contours de la citoyenneté calédonienne : sans lui, point de décolonisation ni de destin commun. Remettre en cause ce principe fondateur, c’est courir le risque de déterrer la hache de guerre – enterrée depuis l’affaire d’Ouvéa en 1988. Il n’empêche qu’en cas de victoire du « Non », selon le document de l’État, « une nouvelle définition du corps électoral, détachée du cadre de l’accord de Nouméa, conforme aux principes constitutionnels français et aux traités internationaux auxquels a souscrit la France, devra être recherchée. »
Comme le résume Mathias Chauchat, professeur de droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie, l’État n’envisage rien de moins ici que « la noyade démocratique par l’ouverture du corps électoral aux arrivants/immigrants français »[11]. On se demande bien quel responsable indépendantiste kanak serait prêt à participer à une telle négociation.
Décolonisation et sous-marins
Le document de l’État sur les conséquences du « Oui » et du « Non » refuse d’examiner plus avant la piste de l’État associé en prétextant que personne ne sait, à ce jour, ce que seront les termes d’une éventuelle future négociation entre le nouvel État indépendant et la France.
C’est exact dès lors que le débat est repoussé à l’après-référendum. Mais il aurait été tout à fait possible d’ouvrir des discussions avant le scrutin, si le gouvernement français avait été animé d’une véritable volonté politique en la matière. Encore aurait-il fallu se donner du temps afin d’envisager sérieusement l’hypothèse d’une indépendance-association, ou indépendance en partenariat, sous ses différentes facettes – en repartant par exemple du rapport Martial-Mélin-Soucramanien de 2014. Un référendum organisé à la fin 2022 permettrait encore à ce débat d’avoir lieu. C’est en revanche impossible avec un scrutin fixé au 12 décembre 2021.
Jean-François Merle, ancien conseiller de Michel Rocard pour l’Outre-mer et négociateur des accords de Matignon en 1988, a vertement critiqué l’attitude de l’État dans les colonnes du Monde le 16 septembre dernier. « Dans l’esprit des accords de Matignon et de l’accord de Nouméa, l’État n’est pas seulement un arbitre, il est aussi acteur et partenaire : à ce titre, qu’est-ce qui l’aurait empêché non seulement d’indiquer qu’il était prêt, si le nouvel État en exprimait la demande, à négocier des accords substantiels et de longue durée, dans l’esprit de l’article 88 de la Constitution, concernant l’administration de la justice, l’ordre public, la défense, l’enseignement, la mise en œuvre d’une acception large de la double nationalité, mais aussi d’en préciser le contenu, en particulier financier ? Bref, qu’est-ce qui aurait empêché le gouvernement de dire que, si, au terme de ce long processus, la Nouvelle-Calédonie choisissait la voie de la pleine souveraineté, la France l’accompagnerait dans la durée et selon des modalités “sans précédent”, qui ne seraient ni celles qui ont prévalu pour les Comores ni pour le Vanuatu ? »[12]
En l’occurrence, l’ancien conseiller de Michel Rocard avance une raison : « Rien ne l’aurait empêché – si ce n’est le souci de ne pas déplaire à l’électorat d’origine européenne, qui ne tolère pas que l’on puisse présenter l’indépendance éventuelle de la Nouvelle-Calédonie autrement que comme un cataclysme. »
À cela, il faut aussi ajouter l’intérêt renouvelé de la diplomatie française envers la zone « Indo-Pacifique », pour utiliser le dernier mot à la mode dans les palais de la République. La crise récente des sous-marins français, dont l’Australie a annulé la vente au profit des États-Unis, a jeté une vive lumière sur les enjeux stratégiques et internationaux qui se déploient actuellement dans cette partie du monde.
Entre la nouvelle alliance « Aukus » (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) qui marginalise la France sur l’échiquier régional, et l’expansionnisme de la Chine qui multiplie les accords de coopération avec les États indépendants du Pacifique, Emmanuel Macron a bien du mal à défendre le statut de la France en tant que « grande puissance de l’Indo-Pacifique à travers tous ses territoires », comme il le proclamait dans son discours du 5 mai 2018 à Nouméa.
Il n’en fallait pas plus pour que ressurgisse la petite musique bien connue des indépendantistes kanak manipulés par une puissance étrangère : dans les années 1980, les épouvantails étaient l’URSS ou la Libye ; dorénavant c’est la Chine. « Si Pékin suit de près la progression du camp indépendantiste confirmée par le référendum de 2020, c’est parce qu’une Nouvelle-Calédonie indépendante serait de facto sous influence chinoise », écrivent doctement les auteurs du très médiatique rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire sur « Les opérations d’influence chinoise » paru en septembre.
On retrouve ce même argument dans la bouche des dirigeants loyalistes de Nouvelle-Calédonie, et désormais des candidats de droite à l’élection présidentielle. Et qu’importe si le FLNKS considère au contraire que « l’influence chinoise alléguée est instrumentalisée sans vergogne et sans fondement en Nouvelle-Calédonie pour justifier la présence française. »[13]
Pour Sonia Backès, présidente de la Province Sud, et qui fait figure de leader des loyalistes les plus durs, « il n’est pas raisonnablement concevable de nourrir une ambition française dans le Pacifique sans compter sur la Nouvelle-Calédonie ». Si le gouvernement français partage ce point de vue, alors on comprend mieux sa volonté d’organiser le référendum avant la fin du mandat présidentiel afin de rapidement « purger la question de l’indépendance », comme disait le dirigeant loyaliste Pierre Frogier il y a quelques années – aussi improbable que cela puisse paraître, y compris en termes de stratégie électorale pour Emmanuel Macron.
Dans l’intérêt même de la diplomatie française et de son président, il y aurait sans doute mieux à faire. Car si l’État persiste à vouloir passer en force sur l’organisation du dernier référendum et la fin de l’accord de Nouméa, en dépit de l’opposition des indépendantistes, il ne fait guère de doutes que la France sera à nouveau pointée du doigt sur la scène internationale, voire accusée de colonialisme comme dans les années 1980, par l’Australie et les États insulaires du Pacifique, sans même parler de la Chine. Les experts australiens s’en inquiètent déjà[14].
À la tribune des Nations unies, le 20 octobre dernier, l’ambassadeur de la Papouasie-Nouvelle-Guinée a publiquement plaidé à pour un report du référendum. « Si le scrutin se tient le 12 décembre, nous ne serons pas là le 13 pour discuter de l’après », a encore averti Victor Tutugoro, au nom du bureau politique FLNKS, le 4 novembre[15]. Dans ces conditions, il est illusoire de penser que la France pourra obtenir la désinscription de la Nouvelle-Calédonie de la liste onusienne des territoires à décoloniser, comme le préconise naïvement le document de l’État sur le « Oui » et le « Non ».
Une autre issue est possible néanmoins. Plutôt que de s’arc-bouter sur l’idée (extrême)droitière que la grandeur de la France dans le Pacifique passe forcément par une Nouvelle-Calédonie française, un accord innovant d’indépendance-association permettrait d’envisager l’avenir différemment, en préservant sur la longue durée les intérêts des deux États souverains.
« La France ne serait-elle pas plus belle, en Océanie et dans le monde, liée par un partenariat durable avec un État calédonien qu’elle accompagnerait dans son édification comme elle l’a accompagné vers son émancipation ? », écrit Jean-François Merle, en contrepoint des propos du président. Emmanuel Macron et ses soutiens seraient bien inspirés de renouer au plus vite avec l’imagination politique des négociateurs des accords de Matignon et de Nouméa.
Ce texte est dédié à la mémoire d’Alban Bensa (1948-2021)