International

Gdańsk : fièvre patrimoniale, conflit mémoriel

Géographe

Les récents débats suscités par la candidature des chantiers navals de Gdańsk montrent combien la procédure d’inscription de biens au Patrimoine mondial de l’UNESCO est loin d’être un long fleuve tranquille. Il s’y joue de véritables négociations dans lesquelles interviennent des critères et des intérêts hétérogènes, parmi lesquels l’exaltation nationaliste et les clivages géopolitiques.

Chaque été, et chaque année un peu plus, les médias font écho aux travaux du Comité du Patrimoine mondial. Il y a là un signe indiscutable de l’intérêt croissant manifesté pour la Convention correspondante, conçue et gérée par l’UNESCO depuis 1972, et le « label » qui, aux yeux de beaucoup, vaut reconnaissance pour un nombre de « biens » toujours croissant.

Ceci dit, l’écho donné à ces travaux est très sélectif : l’attention des médias se concentre presque exclusivement sur les biens nouvellement inscrits dans le pays qui leur correspond, les publications se contentant le plus souvent de se joindre au chœur de ceux qui, au moment d’une inscription, communient dans un sentiment de fierté locale et nationale.

publicité

L’édition 2021 – la 44e session – n’a pas échappé à la règle : les médias français se sont réjouis de l’inscription de Vichy et de Nice sans trop s’attarder sur la nature des propositions et des débats auxquels elles ont donné lieu. En l’occurrence, quitte à refroidir un peu les émois de l’autocélébration nationaliste, Vichy a été inscrite au titre d’un « bien en série » associant une dizaine de stations thermales européennes et célébrant d’abord et avant tout un héritage continental ; et Nice a été inscrite, contre l’avis des experts chargés de l’évaluation des candidatures, grâce à une coalition d’États membres du Comité jouant de leur savoir-faire diplomatique pour satisfaire la France.

L’écho donné à la procédure d’inscription au Patrimoine mondial est donc autant tourné vers la célébration des « labels » décrochés qu’indifférent aux conditions et modalités de leur attribution. Seule exception à cette couverture sélective de la session 2021 du Comité du Patrimoine mondial, la presse française a fait état de la désinscription d’un site – le « port marchand de Liverpool » – décision rare qui ne s’est produite que 3 fois dans l’histoire de la Convention. Mais elle a privilégié la voix scandalisée des élus de la ville et du Royaume-Uni, ceux-ci faisant mine d’ignorer avoir été mis en garde de façon répétée à propos d’aménagements récents et prévus pourtant contraires à l’esprit de l’inscription initiale. Dans ce cas aussi, la clef de lecture privilégie les éléments de fierté locale et nationale, ici contrariés, associés à la procédure.

Du coup, cette attention sélective et orientée à l’actualité du patrimoine mondial laisse dans l’ombre des discussions et des décisions qui devraient nous intéresser davantage, notamment celles qui rendent compte de la confrontation des points de vue relevant parfois de la pure géopolitique. La 44e session du Comité, qui s’est tenue fin juillet, comme les précédentes, n’en a pas manqué. 

Parmi elles, le traitement de la candidature des chantiers navals de Gdańsk mérite un coup de projecteur. La proposition, portée par la Pologne, consistait à demander l’inscription de l’ensemble des bâtiments et espaces publics correspondants au titre d’une « valeur universelle exceptionnelle » – condition de base d’une inscription – qui était double : d’une part, en tant que témoins de l’architecture industrielle présentés comme typiques de l’époque communiste ; d’autre part, en tant que foyer de la contestation menée dans les années 1980 par Solidarność, présentée comme décisive dans la chute du rideau de fer et l’« unification d’une Europe démocratique ». D’où le nom officiel de la candidature : « Le chantier naval de Gdańsk – berceau de “Solidarité” et symbole de la chute du rideau de fer en Europe ». 

L’évaluation fournie en amont par l’ICOMOS, organisation à laquelle le Comité confie l’expertise des propositions d’inscription de monuments et sites culturels, contenait de fortes réserves : pour les résumer rapidement, le témoignage industriel de « l’un des plus grands [chantiers navals] au monde » ne leur est pas apparu comme si « exceptionnel », ni si représentatif de la « planification communiste » que cela, ni non plus suffisamment bien conservé et protégé pour assurer son « intégrité ». Quant au rôle de Solidarność dans la chute de rideau de fer, s’il n’est pas nié par les experts, il a été estimé que les travaux d’historiens n’étaient pas unanimes – « les interprétations historiques ne sont pas encore consolidées » – pour décider de son caractère décisif dans le bouleversement géopolitique de l’Europe des années 1989-1991. Enfin, l’articulation des deux volets de la candidature n’a pas convaincu les experts : « La manière dont le chantier naval proposé pour inscription, ou sa planification communiste, pourrait illustrer ou refléter matériellement ou directement la chute du communisme ou la fin de la guerre froide et ‘l’unification de l’Europe’ n’a pas été expliquée. » 

De façon générale, consultés depuis quelques années sur des candidatures de « sites associés aux mémoires négatives ou controversées de conflits récents », l’ICOMOS et le Comité sont empruntés face à ce que le rapport d’évaluation produit pour la candidature polonaise appelle « la coexistence et la persistance de mémoires conflictuelles », avant donc que ces « mémoires puissent être cristallisées par des désignations officielles ». 

En l’occurrence, le rapport relatif aux chantiers navals de Gdańsk se demande « si le message de la proposition d’inscription pourrait être considéré comme universel pour les pays où le communisme reste une idéologie officiellement en vigueur ». Il estime aussi que « cette proposition d’inscription pourrait également être source de division si l’on considère qu’il pourrait y avoir des personnes de l’ancien bloc de l’Est – encore vivantes – qui partageraient l’idéologie communiste et qui se seraient retrouvées dans le camp des “perdants” avec l’effondrement du système et les événements qui ont suivi ».

Comme le veut la procédure, l’évaluation des experts a été soumise au Comité intergouvernemental chargé de trancher sur les candidatures reçues. Les discussions sur cette proposition ont permis d’observer les postures très contrastées adoptées par les États membres de ce Comité. Les 21 pays élus à cette fonction par l’ensemble des États signataires de la Convention du Patrimoine mondial, ont pris l’habitude de se partager entre deux pôles : d’un côté, les États occidentaux, généralement soucieux d’aller dans le sens de l’expertise confiée à l’ICOMOS (ou à l’UICN pour les biens naturels) pour rappeler la compétence et la légitimité de ces organisations ; de l’autre, les États du Sud souvent désireux de donner un coup de pouce à leurs alter ego soumissionnaires, notamment en raison de leur sous-représentation dans la Liste des biens inscrits et les difficultés diverses, financières et organisationnelles, auxquelles ils sont exposés dans le montage des dossiers. 

Ce clivage a joué lors de la session de 2021 comme lors des sessions précédentes : des candidatures jugées insatisfaisantes ou incomplètes ont rattrapées par les États du Sud majoritaires dans le Comité. Mais dans le cas de la candidature des chantiers navals de Gdańsk, le clivage s’est dessiné d’une façon inhabituelle : le soutien de la candidature a été très ferme de la part d’États très chatouilleux sur les héritages de la période communiste et de la contestation des régimes correspondants (la Hongrie et la Bosnie-Herzégovine notamment) ainsi que de quelques pays africains (Ouganda, Afrique du Sud) ; l’opposition est venue d’une convergence inhabituelle entre, d’une part, les États occidentaux traditionnels soutiens de l’ICOMOS (Norvège et Australie principalement), et d’autre part, la Chine et la Russie qui dissimulaient mal leur opposition radicale à l’inscription de sites valorisant la contestation de régimes autoritaires. Malgré la véhémence de ces deux États pour que la candidature soit purement et simplement rejetée, le Comité a fini, après de longues heures d’échanges intenses et les atermoiements du président chinois de la session, par convenir – dans une certaine confusion et malgré le caractère tout à fait inhabituel de la formule – de reporter sine die la décision.

Le Comité du Patrimoine mondial est aussi une arène dans laquelle se joue la querelle des mémoires et l’affrontement des idéologies.

On peut retenir plusieurs choses de cet épisode. D’abord, que la procédure d’inscription de biens au Patrimoine mondial de l’UNESCO n’est pas un long fleuve tranquille dont le lit serait tapissé des seules bonnes intentions ; ensuite, que les décisions sont entre les mains de représentations étatiques majoritairement composées de diplomates qui tantôt se veulent les avocats du « patrimoine de l’humanité », tantôt défendent des intérêts spécifiques de l’État qui les a désigné, tantôt adoptent des positions qui relèvent de la géopolitique traditionnelle, et parfois combinent ces postures en fonction des contextes. Les organisations chargées de l’expertise des propositions ont donc quelques raisons de se désoler de voir leurs analyses ballottées par ce genre de considérations.

Mais on retiendra ici une leçon plus spécifique à la candidature portée par la Pologne : si le Comité du Patrimoine mondial est un organe censé se prononcer sur l’inscription d’un bien au vu de critères patrimoniaux aussi objectifs que possible, il est aussi une arène dans laquelle se joue la querelle des mémoires et l’affrontement des idéologies. Le volontarisme de la Pologne, fortement teinté de nationalisme lui aussi, frisait la provocation. 

D’ailleurs, l’annonce du report sine die de la proposition a déclenché les protestations véhémentes du gouvernement de Varsovie et de la municipalité de Gdańsk, largement relayées par la presse polonaise. La sous-secrétaire d’État en charge du dossier mettait en avant la « fierté nationale » associée à ce site dont l’histoire récente a permis l’émergence d’une « Pologne libre » ; elle a rappelé aussi le message que la candidature envoyait au monde mais que le Comité refuserait d’entendre : « Les Polonais ont montré au monde entier comment se battre sans effusion de sang, sur la base d’un accord et d’un objectif commun et noble. » 

De son côté, le maire de Gdańsk a estimé que les Polonais ne pouvaient pas « permettre aux forums internationaux de nier à Solidarność, et par extension à la Pologne et à ses héros, l’influence déterminante qu’ils ont eue sur les révolutions de liberté de 1989 et sur l’effondrement du communisme ». Et il ajoutait : « La thèse selon laquelle Solidarité n’était qu’un soulèvement local de Polonais est fausse. Si c’était le cas, les personnes les plus importantes du monde se réuniraient-elles sur cette place ? George Bush, Ronald Reagan ou Margaret Thatcher étaient ici. »

La prise en compte des droits de l’homme dans la confection de la Liste du patrimoine mondial – condition mais pas critère – constitue un enjeu particulier avec lequel le Comité peine à composer.

Mais la fièvre patrimoniale nourrie d’exaltation nationaliste ne doit pas cacher un autre enjeu. Le dossier de candidature – et les réactions des élus polonais à la suite de la séance du Comité – mettaient aussi en avant « la conquête de la liberté », et en filigrane la question des droits de l’homme. Derrière la célébration des actions de Solidarność dans les années 1980, par chantier naval interposé, il y avait aussi une défense et une illustration de la liberté d’opinion, de parole et d’organisation syndicale. Certes, l’ICOMOS a reconnu que « la conquête de la liberté était une valeur humaine essentielle au XXe siècle ». Certes, la Convention du patrimoine mondial veut que toute inscription d’un bien se fasse dans le respect des droits de l’homme ; mais ceux-ci ne participent pas des critères à partir desquels il est possible d’arguer de la valeur universelle exceptionnelle d’un site. Et du point de vue de ces seuls critères guidant la procédure d’inscription, l’ICOMOS avait quelques raisons de se montrer réservé. 

La prise en compte des droits de l’homme dans la confection de la Liste du patrimoine mondial – condition mais pas critère – constitue donc un enjeu particulier avec lequel le Comité peine à composer. Celui-ci ne peut pas ignorer les réserves, voire l’hostilité, de certains États en la matière. Mais certains autres ne peuvent pas être insensibles à leur invocation. D’ailleurs, quand il est devenu clair que la menace de rejet pur et simple de la candidature de Gdansk tenait à ce facteur, pourtant jamais explicitement invoqué par aucun des participants, les États occidentaux qui défendaient l’avis de l’ICOMOS, l’Australie en tête, ont infléchi leur position. C’est ce qui a conduit à temporiser – et non à rejeter – la proposition.

Oui, vraiment, la confection de la liste du patrimoine mondial mérite une attention allant au-delà de la célébration des nouvelles inscriptions et de la planification des prochaines vacances. Elle s’effectue dans une arène où se conjuguent des préoccupations très hétérogènes : le souci de la conservation de sites naturels et culturels exceptionnels, la promotion d’un universalisme libéral et d’un multilatéralisme bien compris qui sont aux origines mêmes de l’UNESCO, l’exaltation nationaliste et les clivages géopolitiques. Elle gagne à être observée à ce titre. Il serait utile de s’en souvenir quand chaque année, au cœur de la torpeur estivale, le sort de quelques projets emblématiques est scellé.


Bernard Debarbieux

Géographe, Université de Genève

Mots-clés

Mémoire