Politique

Des propositions ineptes contre la Cour européenne des droits de l’homme

Juriste

Les cinq candidats à la primaire de la droite se retrouveront mardi pour un ultime débat. Toute et tous partagent une posture souverainiste, y compris l’ex-commissaire européen Michel Barnier, qui les conduit à accuser de tous les maux la Cour européenne des droits de l’homme. Ces critiques sont aussi inquiétantes que totalement infondées.

Depuis quelque temps, le trait est systématique : dès qu’une élection approche, la Cour européenne des droits de l’homme s’invite bien malgré elle dans le débat politique. Les attaques frontales à son endroit se répètent et gagnent en intensité. Elles s’inscrivent dans un contexte général de remise en cause des droits de l’homme.

Les discours critiques à l’égard des droits de l’homme ont le vent en poupe. Il suffit de consulter les essais parus récemment sur la question[1]. À en croire leurs auteurs, les droits de l’homme seraient responsables des maux français : immigration massive ; montée du terrorisme ; dilution du politique ; hypertrophie des droits subjectifs au détriment de l’intérêt général… Mais, comme l’a montré un récent colloque organisé à l’Université Panthéon-Assas par Édouard Dubout et Sébastien Touzé[2], ces critiques ne visent pas tant l’idée de droits de l’homme que leur usage, leur mise en œuvre et les solutions dégagées par les différents juges.

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La Cour européenne des droits de l’homme, juridiction supranationale protectrice des droits de l’homme, fait figure d’accusé idéal : « tout semble fonctionner comme si la jurisprudence de la Cour est devenue le catalyseur des anti-lumières et des mouvements apparentés, réactionnaires, nationalistes, identitaires, traditionalistes et autres conservateurs… En effet, la Cour cumule à elle seule deux handicaps majeurs. Premièrement, elle protège les droits de l’homme jugés obsolètes. Deuxièmement, elle est européenne c’est-à-dire supranationale. Dans les deux cas, le désamour qui frappe le système conventionnel est révélateur de maux plus profonds, le recul de l’État de droit d’une part, celui de l’ouverture et du cosmopolitisme d’autre part »[3].

L’expression Cour européenne des droits de l’homme serait-elle devenue obscène ? À la faveur d’un regain du souverainisme, voire même d’un certain nationalisme juridique, l’on voit donc fleurir régulièrement des propositions visant à sortir de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ou à neutraliser ses effets en droit interne.

Alors certes, il n’y a rien de nouveau. Ces critiques ont toujours existé. Ce qui a changé, en revanche c’est leur virulence et leur généralisation. Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère soulignent en ce sens que « le cynisme d’aujourd’hui ne brandit plus les droits de l’homme comme un masque hypocrite : il les conteste explicitement […][4] ». Le regard songeur de certains face à l’étendue du pouvoir d’interprétation de la Cour a laissé place à des critiques qui remettent en cause son existence même et son utilité[5]. Celles-ci ne sont plus l’apanage de l’extrême droite. La défiance envers la Cour a gagné l’ensemble de l’échiquier politique.

Il est surtout inquiétant que cette offensive systématique prenne de l’ampleur en France, « patrie des droits de l’homme » qui a joué un rôle essentiel dans la naissance de la Convention, et qui est le pays hôte de la Cour. « Mais quelle mouche a ainsi piqué nos parlementaires et autres leaders politiques ?[6] » pour se livrer ainsi à une critique au vitriol de la Cour européenne, gardienne de la Convention européenne des droits de l’homme, traité international signé en 1950 par la France et ratifié en 1974. Derrière la Cour, c’est le principe même d’un contrôle international des États à l’initiative des individus qui est contesté[7].

Ces offensives répétées ont de quoi surprendre dans le contexte actuel. D’abord, parce que la France est finalement peu condamnée par rapport à d’autres États[8]. Ensuite, l’étonnement vient de ce que la Cour européenne épouse de plus en plus les choix du législateur français et se montre plus soucieuse de la préservation des intérêts étatiques. Entre le discours juridictionnel (qui tend plutôt à mettre l’accent sur la prudence de la Cour européenne) et le discours politique (qui assène constamment l’idée d’une Cour bafouant la souveraineté nationale), il y a donc un gouffre.

Mais il y a mieux encore, ou, si l’on veut, il y a pire : à l’exemple de cette marionnette à laquelle le ventriloque peut faire dire ce qu’il souhaite, certains responsables politiques, qui trouvent certainement la jurisprudence de la Cour européenne bien morne, s’efforcent régulièrement de la « pimenter » en lui faisant dire ce qu’elle ne dit pas[9]. Les manifestations de ces tentatives de discrédit de la Cour européenne dans le champ politique largement surdéterminées par une rhétorique hostile aux contraintes juridiques et à l’État de droit[10], sont légion. Où l’on voit également que l’imagination ne manque pas lorsqu’il s’agit de proposer des solutions pour contourner le respect de la Convention européenne des droits de l’homme.

Idées reçues

La primaire de la droite et du centre de 2016 avait planté le décor : aux « arguties juridiques »[11] résultant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, doit être préférée l’efficacité de l’action politique, ce qui n’est sans rappeler la grande querelle décisionnisme juridique (capacité de l’État de prendre des décisions en dehors du cadre juridique préexistant)[12] vs normativisme juridique (théorie articulée autour de l’idée de norme) qui avait opposé Carl Schmitt à Hans Kelsen. L’idée d’une « glorification de la décision »[13] pour écarter le droit est totalement assumée. L’ombre tutélaire de Schmitt aura été présente lors de ces débats, la supériorité du politique sur l’emprise du droit devenant un mantra[14]. En diabolisant alors la Cour européenne, les tenants du décisionnisme peuvent aisément opposer le camp du bien, le politique, au camp du mal, le droit et ses juges. Nul compromis envisageable, il nous faudrait choisir !

Le respect des droits de l’homme n’est plus envisagé ici comme une exigence mais comme un risque, une contrainte insupportable à laquelle il faudrait absolument se soustraire, quitte d’ailleurs parfois à instrumentaliser la Constitution, norme suprême, reléguée au rang de simple norme ordinaire. L’illustrait le projet d’inscrire dans le marbre constitutionnel en 2016 la déchéance de nationalité. Les critiques actuelles de la Cour de Strasbourg s’inscrivent dans un registre somme toute assez comparable. Il ne faut pas se tromper : le droit est justement « cette scène qui empêche l’État de développer sa logique propre de forme organisatrice et totalisante de la société[15] », pour citer Dominique Rousseau.

À la veille de la prochaine élection présidentielle, ils sont déjà cinq candidats à la primaire de la droite à dénoncer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris Michel Barnier, négociateur de l’Union européenne lors du Brexit, qui n’a eu de cesse de défendre le projet européen. Le 9 septembre 2021, il affirmait : « il faut retrouver notre souveraineté juridique pour ne plus être soumis aux arrêts de la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) ou de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme). Nous proposerons un référendum au mois de septembre sur la question de l’immigration ».

Valérie Pécresse n’hésite pas à proposer un projet de loi constitutionnelle sur l’immigration qui neutraliserait l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce sens que les justiciables ne pourront plus l’invoquer pour obtenir l’annulation d’un refus de séjour prononcé par un préfet. Même son de cloche chez Marine Le Pen, candidate du Rassemblement National, qui stigmatise « une dérive de la jurisprudence » mais se dit prête à accepter son rôle si elle ne nous « empêche [pas] de nous protéger d’un certain nombre de dangers qui pèsent sur [le pays] ». Éric Zemmour estime qu’il est urgent de « sortir de la Cour européenne des droits de l’Homme » qui est « l’origine du mal » et que « c’est la CEDH et la Convention européenne des droits de l’enfant qui nous obligent à n’expulser personne ». Voilà des affirmations et des propositions qui n’ont pas manqué d’aiguiser la curiosité des juristes.

À résumer à grands traits ces critiques, la Cour empêcherait les États de lutter contre le terrorisme, menacerait notre modèle républicain, et ne permettrait pas d’éloigner les étrangers. L’examen de la jurisprudence européenne contredit ces idées reçues. Relevons d’emblée que la Convention européenne des droits de l’homme est loin de promouvoir une vision naïve et angélique des droits de l’homme. La nécessité de restreindre l’exercice de certains droits est admise, sous réserve néanmoins de respecter certaines conditions comme l’illustre l’exigence de proportionnalité[16].

Un obstacle à la lutte contre le terrorisme ?

Selon certains, la réponse au terrorisme devrait pouvoir s’accommoder d’un recul de la règle de droit et des libertés au nom de considérations sécuritaires[17]. Le projet de reprise en main par le politique de cette question part du constat que la Cour est devenue un obstacle à l’efficacité de la lutte contre le terrorisme.

De quoi parle-t-on au juste ? D’une jurisprudence européenne qui a toujours reconnu la légitimité de la lutte contre le terrorisme, en considérant cependant que celle-ci ne pouvait pas être menée à n’importe quel prix ? D’un système de protection des droits de l’homme qui permet un allégement des obligations conventionnelles dans un contexte de lutte contre le terrorisme (art. 15 CEDH) ? D’une Cour qui qualifie désormais le terrorisme de « catégorie spéciale » et assouplit ce faisant certaines garanties conventionnelles comme l’accès à un avocat (art. 6 CEDH) ou le droit d’introduire un recours pour contester la légalité de sa détention (art. 5 § 4 CEDH)[18].

La difficulté est que l’attention est souvent focalisée sur les décisions de la Cour qui constatent des violations de la Convention. Lorsqu’elle retient une approche favorable aux États, elle n’intéresse apparemment plus personne[19]. Qui ne voit qu’en réalité, ici, les critiques prennent pour cible le principe même d’un contrôle dans le domaine de lutte contre le terrorisme. La proposition de résolution déposée à l’Assemblée par le député M. Pierre Lellouche en 2015 visant à « renégocier les conditions de saisine et les compétences de la Cour européenne des droits de l’homme sur des questions touchant notamment à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme » en témoigne de façon paroxystique.

Une menace pour notre modèle républicain ?

La complaisance de la Cour à l’égard du communautarisme est pointée du doigt par plusieurs candidats, qui y voient une menace pour notre modèle républicain. A ainsi été évoquée une tolérance vis-à-vis de la Charia, alimentée par la malheureuse campagne lancée par le programme pour l’inclusion et la lutte contre les discriminations du Conseil de l’Europe faisant la promotion du voile islamique. Là encore, il n’est pas très difficile de montrer qu’il s’agit davantage de pétitions de principe. Que l’on sache, la Cour n’a jamais condamné la France dans les affaires mettant en cause l’interdiction du foulard islamique.

L’attention prêtée à l’importance du principe constitutionnel de laïcité en France l’a conduit à valider l’exigence de neutralité imposée aux agents publics en France et l’interdiction du port de signes par lesquels les élèves des écoles, collèges et lycées de France manifestent ostensiblement leur appartenance religieuse[20]. En vain, chercherait-on la moindre trace dans ces affaires d’une idéologie multiculturaliste. Et s’agissant de l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, la Cour n’a pas fait « la leçon en des termes lunaires »[21] à la France mais au contraire fait sienne l’approche du législateur français fondée sur la promotion du vivre-ensemble et européanisé une notion indissolublement liée au modèle républicain français[22]. Sa prudence face à « un choix de société » est ainsi salutaire.

L’impossibilité d’éloigner les étrangers ?

La mise en œuvre des politiques migratoires est au cœur de l’argumentaire des différents candidats à la primaire de la droite. Mais là encore, la réalité est bien éloignée de la présentation d’une Cour qui ne permettrait pas d’éloigner les étrangers ou d’appliquer des quotas sur l’immigration[23]. La Cour a toujours mis l’accent sur le fait que l’État dispose « en vertu d’un principe de droit international bien établi » du « droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux ». Si les mesures d’éloignement des étrangers doivent respecter le droit au respect de la vie privée et familiale des étrangers (art. 8 CEDH), le contrôle opéré par la Cour est toujours affaire de mise en balance entre le droit du requérant et les impératifs invoqués par l’État. Une marge d’appréciation importante leur est d’ailleurs laissée lorsqu’est en cause l’éloignement d’étrangers coupables de graves infractions[24].

Contrairement à une idée reçue, la Cour n’a jamais consacré de façon explicite un droit général au regroupement familial si bien qu’elle doit toujours concilier le droit au respect de la vie familiale et l’intérêt général de contrôle de l’immigration. Tantôt cette mise en balance se fait au profit des requérants, tantôt elle s’opère au profit des États[25]. En revanche, cette mise en balance n’a pas lieu d’être lorsqu’est en cause un droit absolu comme celui protégé par l’article 3 qui interdit la torture, les peines ou traitements inhumains ou dégradants.

S’il est légitime que la question du rôle de la Cour et de l’étendue de son pouvoir d’interprétation soit posée et débattue, on avoue être choqué par la manière dont la jurisprudence de la Cour est instrumentalisée à des fins partisanes. Plus encore, pour contourner le respect de la jurisprudence européenne, certains des candidats à l’élection suprême proposent des solutions « hors-sol juridiquement » que « même des étudiants en droit de première année n’oseraient pas formuler »[26]. Disons-le clairement : elles sont ineptes.

Propositions ineptes

Déjà en 2016, le concours Lépine des propositions ineptes avait été lancé : allergique à toute intervention externe dans les domaines sensibles, François Fillon est allé jusqu’à proposer que la France quitte la Convention européenne des droits de l’homme et « le cas échant, qu’on réadhère à la CEDH en formulant des réserves, ce qu’on fait les Anglais. Les Anglais n’ont pas le problème que nous avons avec la GPA parce que quand ils ont adhéré à la CEDH, ils ont adhéré avec un traité qui prévoyait des réserves sur toute une série de sujets[27] ». Le ridicule vire au grotesque car on cherchera vainement ce précédent anglais. Depuis l’origine, aucun État n’a d’ailleurs dénoncé la Convention pour ensuite la ratifier avec des réserves. Seule la Grèce a dénoncé la Convention en 1969, en même temps qu’elle sortait du Conseil de l’Europe, avant d’y revenir en 1974 mais sans les réserves évoquées par François Fillon. Avant d’examiner les propositions des candidats actuels à l’élection présidentielle, il convient sans doute de dire un mot de ces notions de dénonciation et de réserves.

Si elle constitue une solution radicale, la dénonciation pure et simple de la Convention européenne est juridiquement possible (art. 58 CEDH) mais sous certaines conditions. Il s’agit ici pour l’État de sortir du traité comme le Royaume-Uni l’a fait récemment en se retirant de l’Union européenne. Politiquement, une telle dénonciation n’en serait pas moins désastreuse pour un État qui se prétend libéral et attaché à l’État de droit et ne réglerait d’ailleurs pas toutes les questions puisque si, par exemple, la France dénonçait la Convention européenne, elle resterait liée aux autres traités de protection des droits de l’homme. François Fillon évoquait la possibilité de dénoncer la Convention puis d’y adhérer en formulant des réserves. La pratique des réserves est courante en droit international. Elle permet à l’État de définir les obligations qu’il accepte en excluant ou modifiant l’effet juridique de certaines dispositions du traité.

Dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme, ces réserves ne doivent pas avoir un « caractère général » (art. 57 CEDH). Surtout, elles ne sauraient avoir pour objet de limiter ou d’exclure le contrôle de la Cour[28]. Rappelant la démarche adoptée par la Turquie qui avait cherché il y a quelques années à échapper à ses obligations conventionnelles sur la partie nord de Chypre qu’elle occupe, les propositions précitées restent tout autant vouées à l’échec.

Trois propositions avancées par des candidats à la prochaine élection présidentielle méritent de retenir l’attention.

Sortir de la Cour européenne des droits de l’homme (Éric Zemmour) ?

Cette proposition avait déjà été formulée par un éminent juriste, l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl, en des termes très clairs : « S’agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la France pourrait rétablir la réserve qu’elle avait initialement faite (et levée en 1981) au recours individuel devant la Cour de Strasbourg[29] ». Et pourtant, elle apparaît aujourd’hui juridiquement impossible à mettre en œuvre. Depuis le 1er novembre 1998[30], la compétence de la Cour européenne n’est plus subordonnée à l’acceptation des États parties. En d’autres termes, elle est obligatoire. Le seul moyen d’échapper au contrôle de la Cour européenne est de dénoncer la Convention. Il n’est pas très rassurant de voir que personnalités qui entendent se lancer dans course à la magistrature suprême, puissent méconnaître à ce point les règles prévues par la Convention européenne.

Sortir de certains articles de la Convention (Marine Le Pen) ?

En 2020, Marine le Pen avait évoqué l’idée de « sortir d’un certain nombre d’articles de la Convention européenne des droits de l’Homme » car « lorsqu’un terroriste qui a tué sur notre sol, sort de prison, on nous interdit de le renvoyer dans son pays d’origine, au motif qu’il pourrait y subir des mauvais traitements (…). C’est une mise en danger du peuple français ». Tentons d’envisager la faisabilité juridique de cette proposition. Passons d’abord sur le fait que Marine Le Pen s’appuie sur des précédents danois et britannique qui n’existent pas. Sans doute faisait-elle référence aux cas particuliers de certains États concernant l’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, mais il s’agit d’un texte différent de la Convention européenne.

Comment sortir de certains articles de la Convention ? La France, partie à la Convention depuis 1974, ne peut pas déclarer aujourd’hui et de façon unilatérale qu’elle n’appliquera plus certaines dispositions conventionnelles. Reste l’option de la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne. « En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », tout État partie peut « prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la […] Convention ».

La France a invoqué cet article à trois reprises : l’instauration de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie en 1985, la crise des banlieues de 2005 et à la suite des attentats de Paris en novembre 2015. En revanche, elle n’a pas fait usage du droit de dérogation dans le cadre de la lutte contre la pandémie du Covid-19. Par où l’on voit que ce régime dérogatoire est temporaire et ne peut être activé que dans des circonstances exceptionnelles. Surtout, la possibilité d’obtenir une telle dérogation à la Convention européenne paraît ici douteuse dans la mesure où la candidate du Rassemblement National entend contourner le respect de l’article 3 de la Convention qui protège un droit absolu et indérogeable, le droit de ne pas être soumis à la torture, les peines ou traitements inhumains ou dégradants.

Enfin, l’article 15 n’autorise pas les États à s’affranchir à leur guise du respect de la Convention européenne. Lorsqu’elle est saisie d’affaires mettant en cause des mesures dérogatoires, elle contrôle tant la nécessité de la dérogation que son caractère proportionné. Lorsqu’au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le Royaume-Uni s’était prévalu de cette disposition, cela n’avait pas empêché la Cour de le condamner[31]. En dépit d’un contexte difficile de danger public menaçant la vie de la nation, la Cour avait censuré certaines mesures dérogatoires en ce qu’elles permettaient notamment la détention sans inculpation de ressortissants étrangers.

Neutraliser le respect de la Convention européenne des droits de l’homme par la Constitution ? (Michel Barnier et Valérie Pécresse)

Michel Barnier a déclaré qu’un « bouclier constitutionnel » permettrait à la France de ne « plus être soumis aux arrêts de la CJUE ou de la CEDH en matière migratoire ». Dans le même sens, pour « arrêter de subir, et reprendre le contrôle de notre destin et la souveraineté de nos frontières », Valérie Pécresse affirme que si elle élue, elle présentera un projet de loi constitutionnelle sur l’immigration qui neutraliserait l’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège le droit au respect de la vie privée et familiale.

Une telle révision de la Constitution supposerait de modifier également l’article 55 qui énonce la primauté des traités internationaux sur les lois. Et à supposer même que la définition d’une politique migratoire puisse relever du texte constitutionnel, une modification constitutionnelle qui priverait d’effet la Convention au niveau interne dans le domaine de l’immigration, en prévoyant par exemple que les individus ne puissent plus l’invoquer devant les juges nationaux, n’empêcherait pas la Cour européenne de condamner la France. La Cour a toujours souligné que « c’est par l’ensemble de leur “juridiction” […] que lesdits États répondent de leur respect de la Convention » et qu’il ne lui appartient pas d’opérer une « distinction quant au type de normes ou de mesures en cause »[32]. Un État partie de la Convention ne peut pas ainsi soustraire à la compétence de la Cour les mesures liées à la lutte contre l’immigration ou la lutte contre le terrorisme.

On le comprend, une telle possibilité serait contraire à l’objet même du traité qui repose sur l’idée de garantie collective des droits fondamentaux des individus. La seule alternative serait là encore de dénoncer toute la Convention européenne. Qui plus est, la proposition de Michel Barnier et Valérie Pécresse, qui prend pour cible la jurisprudence de la Cour européenne, élude la question des garanties équivalentes (droit d’asile ; droit au regroupement familial…) qui existent dans la Constitution.

Enfin, elle présuppose un double conflit : d’une part, un conflit entre la lutte contre l’immigration et la jurisprudence européenne qui est loin de se vérifier en pratique et, d’autre part, une incompatibilité entre Constitution et Convention européenne qui est exagérée. Il apparaît en effet que la Cour européenne adopte une attitude nuancée lorsqu’est en cause l’identité constitutionnelle de la France. L’attention prêtée à l’importance du principe de laïcité en constitue une illustration significative[33]. La même posture avait été retenue en 2005 à propos de la condition de résidence pour participer aux élections en Nouvelle-Calédonie[34].

Il serait donc utile que ces candidats à l’élection présidentielle, si pressés d’en découdre avant la Cour européenne, apprennent à la connaître. Peut-être que la meilleure réplique à cette instrumentalisation de la Cour européenne serait de promouvoir davantage la connaissance et le respect de la Convention au sein de toutes les institutions françaises, y compris les juridictions et les parlements. Plutôt que de s’acharner sur une Cour qui n’est certes pas parfaite et qui doit encore s’améliorer, il convient de se poser la question suivante « Que se serait-il passé si la Cour n’avait jamais existé ? » : à cette question l’ancien Président de la Cour, le juge français Jean-Paul Costa apporte une réponse lucide pleine de bon sens : « À mon avis, un désastre ; ou en tout cas beaucoup de dommages pour les droits de l’homme[35] ».


[1] Voir, parmi d’autres, Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, PUF, 2018 ; Bertrand Mathieu, Le droit contre la démocratie, LGDJ, 2017 ; Gregor Puppinck, Les droits de l’homme dénaturé, Cerf, 2018.

[2] Édouard Dubout et Sébastien Touzé (dir.), Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », 2019.

[3] Yannick Lécuyer, « Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue des droits et libertés fondamentaux (RDLF), 2019, n° 53.

[4] Jean-Yves Pranchère et Justine Lacroix, Les droits de l’homme rendent-ils idiots ?, Seuil, 2019, p. 13.

[5] Sarah Lambrech, « Criticism of the European Convention on Human Rights system : tracing its origins, contents and degrees », dans Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, op. cit., p. 46.

[6] Stéphanie Hennette-Vauchez, « Un “Frexit” des droits de l’homme ? », Délibérée, 2017, n°1, p. 59-63.

[7] Au moment où l’on fête d’ailleurs le 40e anniversaire de la reconnaissance par la France du droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme.

[8] Le nombre d’arrêts s’est plutôt stabilisé ces dernières années : seize arrêts en 2020, dix-neuf en 2019, seize en 2018… On se situe à un niveau un peu plus élevé que la moyenne des démocraties occidentales mais bien en deçà des mauvais élèves comme la Turquie, l’Ukraine, la Roumanie et la Russie.

[9] Voir Laurence Burgorgue-Larsen, « La Cour EDH ne mérite pas le bouc émissaire du réductionnisme de la pensée », RDLF, 2020, n° 73.

[10] Ghislain Benhessa, Le totem de l’État de droit. Concept flou, conséquences claires, Éditions de l’Artilleur, 2021.

[11] Discours du 26 juillet 2016.

[12] Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique, traduction de Mira Köller, PUF, 1995(1934), p. 67. Sur cette théorie, voy. Renaud Baumert, « Carl Schmitt contre le parlementarisme weimarien. Quatorze ans de rhétorique réactionnaire », Revue française de science politique, 2008, n°58, p. 5-37.

[13] Michel Troper, Table-ronde, Revue de droit public, 2014, n°4, p. 863. Voir aussi  « Est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » dans Carl Schmitt, Théologie politique, traduction de Jean-Louis Schlegel, Gallimard, 1988(1922, 1969), p. 15.

[14] Emmanuel Decaux, « Conclusions », dans Sébastien Touzé (dir.), La Cour européenne des droits de l’homme. Une confiance nécessaire pour une autorité renforcée, Penone, coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », 2016, p. 227.

[15] Dominique Rousseau, « La CEDH, stop ? Non, encore ! », Dalloz Actualité, 29 novembre 2016, qui était une réponse à la tribune publiée par Bertrand Mathieu, également constitutionnaliste, « S’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme ? C’est possible et justifié », Le Figaro, 17 novembre 2016.

[16] Aussi, la Convention comporte plusieurs clauses de sauvegarde de la société démocratique. L’article 17 interdit ainsi l’abus de droit : aucun ne peut être revendiqué ou exercé dans un but contraire aux valeurs et aux normes de la Convention. L’article 15 de la Convention permet par ailleurs un allégement des obligations conventionnelles pour faire face à une situation de crise.

[17] L’idée du député des Alpes-Maritimes Éric Ciotti d’un « Guantanamo à la française » confirme un certain mépris pour les libertés. Voir « Congrès Les Républicain : Éric Ciotti souhaite un “Guantanamo à la française” pour lutter contre le terrorisme », Le Monde, 10 novembre 2021.

[18] Arrêt Ibrahim c. Royaume-Uni du 13 sept. 2016 et Sher c. Royaume-Uni du 20 oct. 2015.

[19] L’arrêt Ghoumid du 16 juin 2020 qui valide des mesures de déchéance de la nationalité française prises à l’encontre de requérants condamnés pour des faits en lien avec le terrorisme en prenant en considération le contexte des attentats qui ont frappé la France en 2015, est ainsi passé inaperçu. On peut également citer un arrêt A.M. c. Algérie du 19 avril 2019 qui valide l’expulsion d’un ressortissant algérien condamné pour terrorisme en raison de l’évolution en Algérie en matière de protection des droits de l’homme : « La CEDH autorise l’expulsion d’un ressortissant algérien condamné pour terrorisme », Le club des juristes, 7 mai 2019.

[20] Jurisprudences citées dans le document suivant publié par la Cour : « Signes et vêtements religieux », décembre 2018.

[21] M. Guillaume Larrivé, Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire de 2017-2018, séance du jeudi 15 février 2018.

[22] Arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014.

[23] Voir en ce sens les déclarations de Philippe Juvin, Europe , « Punchline », 25 octobre 2021.

[24] Arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006.

[25] Arrêt Berisha c. Suisse du 30 juillet 2013 (duplicité des requérants durant la procédure de regroupement familial) ; Déc. Schembri c. Malte du 19 sept. 2017 (mariages de complaisance).

[26] Voir Laurence Burgorgue-Larsen, « La Cour EDH ne mérite pas le bouc émissaire du réductionnisme de la pensée », op. cit.

[27] RTL, 26 octobre 2016.

[28] Arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995.

[29] Jean-Éric Schoettl, « Il faut reconfigurer l’État de droit, pas y renoncer », Slate, 3 décembre 2020.

[30] Qui correspond à la date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention européenne des droits de l’homme.

[31] Arrêt A. c. Royaume-Uni du 19 févr. 2009.

[32] Arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998.

[33] Voy. les exemples précités dans la première partie.

[34] Arrêt Py c. France du 11 janvier 2005.

[35] J.-P. Costa, La Cour européenne des droits de l’homme, des juges pour la liberté, Dalloz, 2017, p. 268.

Mustapha Afroukh

Juriste, Maître de conférences HDR en droit public à l'Université de Montpellier

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Notes

[1] Voir, parmi d’autres, Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, PUF, 2018 ; Bertrand Mathieu, Le droit contre la démocratie, LGDJ, 2017 ; Gregor Puppinck, Les droits de l’homme dénaturé, Cerf, 2018.

[2] Édouard Dubout et Sébastien Touzé (dir.), Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », 2019.

[3] Yannick Lécuyer, « Les critiques ataviques à l’encontre de la Cour européenne des droits de l’homme », Revue des droits et libertés fondamentaux (RDLF), 2019, n° 53.

[4] Jean-Yves Pranchère et Justine Lacroix, Les droits de l’homme rendent-ils idiots ?, Seuil, 2019, p. 13.

[5] Sarah Lambrech, « Criticism of the European Convention on Human Rights system : tracing its origins, contents and degrees », dans Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, op. cit., p. 46.

[6] Stéphanie Hennette-Vauchez, « Un “Frexit” des droits de l’homme ? », Délibérée, 2017, n°1, p. 59-63.

[7] Au moment où l’on fête d’ailleurs le 40e anniversaire de la reconnaissance par la France du droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme.

[8] Le nombre d’arrêts s’est plutôt stabilisé ces dernières années : seize arrêts en 2020, dix-neuf en 2019, seize en 2018… On se situe à un niveau un peu plus élevé que la moyenne des démocraties occidentales mais bien en deçà des mauvais élèves comme la Turquie, l’Ukraine, la Roumanie et la Russie.

[9] Voir Laurence Burgorgue-Larsen, « La Cour EDH ne mérite pas le bouc émissaire du réductionnisme de la pensée », RDLF, 2020, n° 73.

[10] Ghislain Benhessa, Le totem de l’État de droit. Concept flou, conséquences claires, Éditions de l’Artilleur, 2021.

[11] Discours du 26 juillet 2016.

[12] Carl Schmitt, Les trois types de pensée juridique, traduction de Mira Köller, PUF, 1995(1934), p. 67. Sur cette théorie, voy. Renaud Baumert, « Carl Schmitt contre le parlementarisme weimarien. Quatorze ans de rhétorique réactionnaire », Revue française de science politique, 2008, n°58, p. 5-37.

[13] Michel Troper, Table-ronde, Revue de droit public, 2014, n°4, p. 863. Voir aussi  « Est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » dans Carl Schmitt, Théologie politique, traduction de Jean-Louis Schlegel, Gallimard, 1988(1922, 1969), p. 15.

[14] Emmanuel Decaux, « Conclusions », dans Sébastien Touzé (dir.), La Cour européenne des droits de l’homme. Une confiance nécessaire pour une autorité renforcée, Penone, coll. « Publications du Centre de recherche sur les droits de l’homme et le droit humanitaire Université Panthéon-Assas (Paris 2) », 2016, p. 227.

[15] Dominique Rousseau, « La CEDH, stop ? Non, encore ! », Dalloz Actualité, 29 novembre 2016, qui était une réponse à la tribune publiée par Bertrand Mathieu, également constitutionnaliste, « S’opposer à la Cour européenne des droits de l’homme ? C’est possible et justifié », Le Figaro, 17 novembre 2016.

[16] Aussi, la Convention comporte plusieurs clauses de sauvegarde de la société démocratique. L’article 17 interdit ainsi l’abus de droit : aucun ne peut être revendiqué ou exercé dans un but contraire aux valeurs et aux normes de la Convention. L’article 15 de la Convention permet par ailleurs un allégement des obligations conventionnelles pour faire face à une situation de crise.

[17] L’idée du député des Alpes-Maritimes Éric Ciotti d’un « Guantanamo à la française » confirme un certain mépris pour les libertés. Voir « Congrès Les Républicain : Éric Ciotti souhaite un “Guantanamo à la française” pour lutter contre le terrorisme », Le Monde, 10 novembre 2021.

[18] Arrêt Ibrahim c. Royaume-Uni du 13 sept. 2016 et Sher c. Royaume-Uni du 20 oct. 2015.

[19] L’arrêt Ghoumid du 16 juin 2020 qui valide des mesures de déchéance de la nationalité française prises à l’encontre de requérants condamnés pour des faits en lien avec le terrorisme en prenant en considération le contexte des attentats qui ont frappé la France en 2015, est ainsi passé inaperçu. On peut également citer un arrêt A.M. c. Algérie du 19 avril 2019 qui valide l’expulsion d’un ressortissant algérien condamné pour terrorisme en raison de l’évolution en Algérie en matière de protection des droits de l’homme : « La CEDH autorise l’expulsion d’un ressortissant algérien condamné pour terrorisme », Le club des juristes, 7 mai 2019.

[20] Jurisprudences citées dans le document suivant publié par la Cour : « Signes et vêtements religieux », décembre 2018.

[21] M. Guillaume Larrivé, Assemblée nationale, XVe législature, session ordinaire de 2017-2018, séance du jeudi 15 février 2018.

[22] Arrêt S.A.S. c. France du 1er juillet 2014.

[23] Voir en ce sens les déclarations de Philippe Juvin, Europe , « Punchline », 25 octobre 2021.

[24] Arrêt Üner c. Pays-Bas du 18 octobre 2006.

[25] Arrêt Berisha c. Suisse du 30 juillet 2013 (duplicité des requérants durant la procédure de regroupement familial) ; Déc. Schembri c. Malte du 19 sept. 2017 (mariages de complaisance).

[26] Voir Laurence Burgorgue-Larsen, « La Cour EDH ne mérite pas le bouc émissaire du réductionnisme de la pensée », op. cit.

[27] RTL, 26 octobre 2016.

[28] Arrêt Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995.

[29] Jean-Éric Schoettl, « Il faut reconfigurer l’État de droit, pas y renoncer », Slate, 3 décembre 2020.

[30] Qui correspond à la date d’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention européenne des droits de l’homme.

[31] Arrêt A. c. Royaume-Uni du 19 févr. 2009.

[32] Arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998.

[33] Voy. les exemples précités dans la première partie.

[34] Arrêt Py c. France du 11 janvier 2005.

[35] J.-P. Costa, La Cour européenne des droits de l’homme, des juges pour la liberté, Dalloz, 2017, p. 268.