Recombiner la politique d’addictologie avec les savoirs expérientiels
Il est temps de recombiner les dispositifs d’intervention en addictologie autour de la nouvelle donne des savoirs expérientiels des personnes souffrant d’un trouble de l’addiction. Plus rien ne s’oppose légitimement et unilatéralement à leur parole, ni à la reconnaissance de la valeur de l’expérience acquise dans l’épreuve de la maladie ou de la gestion du trouble.
En effet, un enjeu de notre époque est celui de qui fait quoi, et comment, le tout en lien, face à l’addiction. Comment accompagner les personnes pour qu’elles adoptent des comportements favorables à la santé, qu’elles acceptent et suivent des soins, parfois de manière chronique, si elles y consentent ? Comment bénéficier de dispositifs de prévention et de soins de qualité, interfacés et personnalisés, respectant l’authenticité et la volonté des personnes accompagnées ou accueillies ? Répondre à ces questions nécessite un rapide détour par les morales et les savoirs à l’œuvre en addictologie, car c’est pour ainsi dire le canevas idéologique de nos conceptions des interventions à mener.
Du côté moral, les dispositifs font naviguer les intervenants sociaux et sanitaires entre une rhétorique morale sécuritaire, associée à un cortège de condamnations stigmatisantes et de logiques de dé-normalisation des usages, et une rhétorique morale plutôt « libertarienne », valorisant socialement et économiquement ces mêmes usages. Le cadre juridique traduit ces tensions et ambivalences morales avec des coups de barre entre répression et main tendue selon les époques.
Cependant, une dynamique traverse la ligne de front. Que ce soit dans les techniques de soins, dans l’écoute et le care, dans les incitations de la prévention, il est question d’accompagner les poursuites d’usages – ou ses arrêts – selon un curseur de plus en plus personnalisé. S’est imposée la norme de l’autonomisation de la gestion de ses consommations et de ses conséquences, qui peut aller jusqu’à une forme d’auto-management de ses troubles durables ou chroniques.
Partout où l’on passe, on apprend.
Du côté des savoirs, les données de la science bousculent, ou confortent, des pratiques professionnelles ou institutionnelles, avec une exigence accrue de rendement de la médecine et des politiques publiques, même si les évaluations sont loin d’être systématiques. Par ailleurs, les savoirs professionnels et cliniques, même s’ils maintiennent une forme d’autorité légale et rationnelle, composent de plus en plus avec les savoirs expérientiels des consommateurs et des personnes souffrantes.
Les savoirs expérientiels se forgent à partir des usages et des pratiques, lors d’une fête, à l’école, dans un bar, au travail, chez soi… Partout où l’on passe, on apprend. Ces savoirs se réajustent incessamment selon ce qu’ils nous procurent dans l’instant et leurs conséquences. Les savoirs expérientiels sont en partie intimes et indicibles, en partie utiles aux autres. Ils interagissent avec les connaissances produites par la société, et par les données de la science. Tenir compte de ces savoirs, y compris des émotions qui les traversent, c’est à la fois être plus respectueux et plus efficace.
À l’heure de la médecine personnalisée pour chacun, de la démocratie sanitaire pour tous, de l’éducation thérapeutique et de la réduction des risques et des dommages, du marketing social, du « nudge » et de « l’empowerment », les dispositifs fondés sur la prescription et l’observance sont requestionnés par des personnes en demande d’aide de la gestion de leurs pratiques et de leurs éventuels troubles et maladies.
Cette demande d’aide n’empêche pas la mobilisation habile de ses propres ressources. Sauf en cas de détresse, l’accompagnement peut être conçu comme une aide à cette mobilisation. Dans l’action collective contre l’alcoolisme ou la toxicomanie, on a historiquement souvent fait appel à ces savoirs expérientiels. C’est peut-être même une des spécificités de l’addictologie, depuis les ligues et mouvements néphalistes du 19e siècle, ou les expériences communautaires des années 1970.
Il reste du chemin à parcourir, si l’on veut réduire les prévalences des usages nocifs, en respectant les choix de vie de chacun, sans renoncer à repérer et à agir sur les faiblesses et fragilités qui ont pu conduire à ces choix, ainsi que sur leurs conséquences.
Une clé de l’entraide est le soutien et l’étayage par des personnes qui ont vécu des problèmes similaires.
Nous proposons de mettre en débat quelques propositions visant à basculer les dispositifs d’addictologie vers une valorisation systématique des savoirs expérientiels, dans un esprit de santé participative et de correction des inégalités sociales de santé. Certes beaucoup dépend de la loi, mais déjà beaucoup pourrait être fait au niveau réglementaire et sur le terrain.
La première de ces propositions consiste en une politique de la main tendue systématique. Concrètement, il s’agit de massifier dans la population et les professionnels de santé et du social une compétence de repérage des mésusages et des troubles afférents. L’Assurance Maladie pourrait être un maillon essentiel en proposant des consultations de santé, à l’image de ce qui est fait sur la santé buccodentaire, à des âges-clés de la vie. Si un trouble est détecté, on le signale à la personne, libre à elle de faire ce qu’elle en veut. L’intervention brève ou précoce ne peut que suivre l’acceptation réfléchie d’une proposition. Un corollaire de cette proposition serait de faire bouger les représentations sur l’addiction, de lutter contre les stigmatisations et pour l’inclusion, avec des campagnes et des dispositifs de prévention et de promotion de la santé.
Nous proposons en second lieu le « reboot » de l’accompagnement en addictologie pour créer une offre de prévention, d’accueil, de soin et d’accompagnement diversifiée, fondée sur les preuves et les expériences qui permettent des parcours personnalisés et une cohabitation des paradigmes : rétablissement, réduction des risques et des dommages, abstinence, éducation thérapeutique… Une telle offre s’organiserait autour des demandes de la personne, avec de l’aide à la navigation et à la transition d’un dispositif à un autre si besoin. Les professionnels de premier recours seraient outillés par des centres experts d’appui nationaux et régionaux, avec pour mission d’articuler les savoirs scientifiques, les savoirs professionnels et les savoirs expérientiels. L’offre aurait pour pivot le Centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), sectorisés à l’instar des centres médico-psychologiques (CMP), et dont les missions seraient revisitées afin d’en faire des lieux « d’empowerment » collectif, en prise avec leur environnement, comme par exemple les lieux festifs.
Dans ce système, aller vers les plus fragiles et les plus éloignés du soin impliquerait de transformer une partie de l’activité. Quelques exemples : les Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des risques pour Usagers de Drogue (CAARUD) et les Consultations Jeunes Consommateurs (CJC) deviendraient majoritairement des équipes mobiles, comme il en existe déjà. Dans tous les lieux d’accompagnement, les conditions d’accueil seraient travaillées et repensées, en commençant par ne pas exclure automatiquement les personnes d’une structure sociale parce qu’elles consomment de l’alcool. Ou encore il s’agirait de proposer systématiquement une offre type « chez soi d’abord » aux sortants de prison en situation de précarité. En complément de l’offre ambulatoire, des lieux résidentiels, collectifs ou individuels, de répit couvriraient le territoire à hauteur des besoins. Enfin les parcours « ville-médico-social-hôpital », et les dispositifs coordonnant ces parcours restent largement à construire et à généraliser à partir des expérimentations existantes.
Recombiner les dispositifs en partant des savoirs des personnes, c’est moderniser et rendre plus efficace le service public d’addictologie.
La troisième proposition consiste en une intensification de l’entraide et de l’accompagnement à l’autonomie autant que possible, c’est-à-dire hors situation de crise sévère ou de profonde détresse. Une clé de l’entraide est le soutien et l’étayage par des personnes qui ont vécu des problèmes similaires, par des pairs-aidants. L’amplification de leur rôle passe par la création d’un statut professionnel.
Cela implique également d’organiser les étapes de formation et de professionnalisation. Certains lieux sont déjà des écoles de pair-aidance en addictologie, comme par exemple des communautés thérapeutiques. La pair-aidance est un métier dans lequel on peut faire carrière, mais doit aussi être envisagé comme une passerelle pour ceux qui le souhaitent vers les métiers du travail social et de santé, en organisant une voie de recrutement dédiée dans les instituts de formation et les facultés. Il s’agit aussi d’instaurer un ratio de pairs-aidants dans les équipes professionnelles médico-sociales et hospitalières, formées dès les études à intégrer la pair-aidance dans leur pratique quotidienne.
En quatrième lieu, il s’agirait d’élargir le rôle des personnes accueillies ou accompagnées dans la gouvernance des dispositifs, dans la lignée des propositions du rapport de Claire Compagnon et Véronique Ghadi sur l’acte 2 de la démocratie sanitaire, du rapport de Michel Laforcade sur la santé mentale ou encore du rapport « Cap Santé » de Christian Saout. Participer à un conseil à la vie sociale c’est bien, avoir un droit de vote en conseil d’administration, c’est mieux. Des instances comme des AG résidents/professionnels, où une personne égale une voix, seraient par exemple à généraliser.
La cinquième proposition serait de réarmer le pilotage du système à tous les échelons. À l’échelon régional, une « task force » regrouperait les forces institutionnelles (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, Agence régionale de santé, Assurance maladie, Santé publique France, collectivités locales…) au sein d’une autorité publique indépendante. Elle contractualiserait des objectifs pluriannuels autour de la réduction des inégalités sociales de santé liées aux consommations de SPA (substance psychoactives), avec des indicateurs chiffrés. Une telle « task force » travaillerait en lien étroit avec les instances de la démocratie sanitaire, et en créerait si besoin.
Certes cela a un coût, comme l’ensemble des propositions engageant dans la voie exposée ici. Mais ce coût est à mettre au regard d’une poursuite de la politique actuelle au fil de l’eau et des conséquences sociales générées par les substances psychoactives, y compris en termes de violence. Recombiner les dispositifs en partant des savoirs des personnes, c’est aussi moderniser et rendre plus efficace le service public d’addictologie dans les valeurs d’égalité et de respect de la démocratie sanitaire.