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La réduction radicale du temps de travail : un enjeu écologique, social et démocratique

Philosophe

Devenu un tabou en France depuis la réforme des 35 heures au début des années 2000, la réduction du temps de travail peine à peser dans le débat public. Travailler plus s’est imposé comme une évidence. Or, réduire le temps de travail dessine un horizon politique décisif, permettant de faire face à la crise écologique et sociale. Une voie à explorer pour imaginer un vrai projet social alternatif.

«Travailler plus » et « retrouver le plein-emploi » : ces slogans chimériques et productivistes des Trente Glorieuses restent bien présents de nos jours, comme en témoigne l’allocution présidentielle du 9 novembre 2021. Si certains responsables politiques reconnaissent parfois les problèmes actuels de l’organisation du travail, ses rythmes intenables et les souffrances sociales engendrées, les seules solutions envisagées pour y répondre consistent à « travailler mieux » en transformant l’organisation du travail, par l’enrichissement des tâches pour responsabiliser les salariés, ou par la « démocratisation du travail » pour leur redonner du pouvoir de décision.

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Il est peu question de « travailler moins ». C’est même un tabou en France depuis la réforme des 35 heures hebdomadaires de 2000. Les velléités gouvernementales actuelles à nous faire travailler plus, en augmentant le temps de travail hebdomadaire et le temps de travail nécessaire pour obtenir le droit au chômage et le droit à la retraite, ont été renforcées par la crise sanitaire qui sert de prétexte à des appels au sursaut productif pour éviter la catastrophe économique. Travailler plus pour produire plus et consommer plus : en dehors du productivisme, point de salut ! Or, une autre voie est possible et nécessaire pour faire face à la crise écologique et sociale.

Réduire le temps de travail : une possibilité technique et un projet politique

En 1930, l’économiste John Keynes prévoyait pour 2030 une durée hebdomadaire de 15 heures de travail : les gains de productivité permis par la mécanisation de nombreuses tâches de production, dans l’agriculture comme l’industrie et les services, permettraient de réduire drastiquement la quantité de travail humain nécessaire pour produire de quoi satisfaire nos besoins. À partir des années 1980, quand apparaît dans les pays capitalistes un chômage structurel dit « de masse », causé par les gains de productivité et les délocalisations, une réduction massive du temps de travail est proposée par des philosophes comme André Gorz, des économistes comme Jeremy Rifkin et des sociologues comme Roger Sue, Dominique Méda et Claus Offe. Ce dernier propose par exemple de donner à chaque salarié 10 ans de congés payés sur toute sa carrière, à organiser comme bon lui semble.

Leur projet repose sur le même argument que celui de Keynes : puisque nous produisons plus avec les mêmes moyens, nous n’avons plus besoin de produire autant. Il se conjugue aussi, notamment chez Gorz, avec une critique du contenu de la production : nous produisons beaucoup de biens de mauvaise qualité, dans l’électroménager, la mode ou le mobilier, voire des biens non-consommés, parce que rapidement jetés, dans l’alimentaire. Or, nous pourrions travailler moins en produisant moins de quantités de marchandises mais en améliorant leur qualité pour qu’elles soient plus durables. Nous consommons aussi des biens et services marchands dont nous pourrions nous passer si nous avions le temps et l’énergie de les faire par nous-mêmes ou des alternatives de service public, notamment dans les domaines de l’alimentation, du soin de nos foyers ou de garde de nos enfants comme de nos proches âgés.

Leur projet de réduction massive du temps de travail n’était pas une simple réforme macro-économique : il devait s’accompagner d’un projet de société différent, qui valorise d’autres activités que celles productrices de valeur économique, d’autres indicateurs que la croissance du PIB et d’autres valeurs que l’appât du gain et le plaisir de la consommation. C’est parce qu’elle a manqué d’une telle révolution culturelle que la réforme des 35 heures de 2000 n’a pas suffi à transformer la société. De plus, elle n’a pas été appliquée à toute une classe sociale, celle des cadres, qui continuent de travailler plus de 35 heures par semaine et récupèrent le surplus en jours de congé supplémentaires – quand ce surplus est déclaré – comme si leur travail quotidien était trop indispensable pour être réduit.

Cette réforme a divisé les travailleurs entre ceux qui pourraient se permettre d’en faire moins et ceux censés être toujours présents. Elle a même été contrebalancée par la chasse aux heures supplémentaires, d’autant plus valorisées qu’elles ont été défiscalisées en 2007, même si elles ne sont pas toujours payées. Aujourd’hui, les employeurs exigent une disponibilité permanente : l’amplitude horaire a été étendue et le travail de nuit, les week-ends et les jours fériés, a été facilité, notamment par la réduction de son surcoût spécifique. Perdure l’habitude française de rester tard au travail pour faire bonne figure, quitte à traîner sur les réseaux sociaux une bonne partie de la journée pour tuer le temps, ce que bon nombre de nos voisins européens ne comprennent pas, parce qu’ils valorisent le travail effectué efficacement plutôt que le dévouement à l’employeur symbolisé par les heures supplémentaires.

Aujourd’hui, en raison de la hausse des embauches à temps partiel, en contrat à l’heure ou contrat court, le projet de réduction du temps de travail semble moins crucial dans l’opinion que celui de la stabilisation de l’emploi, notamment des travailleurs pauvres payés à l’heure, dont témoigne, pour les métiers du soin, le récent film Debout les femmes de Gilles Perret et François Ruffin. Avant le temps libre, la priorité serait de sortir de la précarité. Mais c’est l’organisation de notre protection sociale, fondée sur la rémunération horaire du travail et le temps plein, et la logique du moindre coût des organisations qui paient ses salariés à l’heure, qui expliquent leur précarité. Celle-ci doit être combattue, mais c’est un projet compatible avec une réduction massive du temps de travail, si l’on n’entend pas par celle-ci une vie plus précaire et appauvrie, mais au contraire, une existence libérée de la précarité du marché de l’emploi, grâce à des mécanismes de redistribution.

Sortir du productivisme : une nécessité écologique

Depuis les années 1970, le club de Rome, le rapport Meadows et des chercheurs comme l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen alertent sur la finitude des ressources consommées pour produire. Toute activité de production non seulement consomme de l’énergie, des matières premières et du travail humain, mais elle rejette aussi des déchets, soit temporairement lors du processus de production, soit durablement. Il faut alors les traiter pour les éliminer ou les recycler. Dès lors, la croissance de notre production économique ne peut être infinie, puisque ses composants matériels ne le sont pas. Même l’économie circulaire ne parvient pas à compenser la destruction des ressources utilisées et à résorber toutes les externalités engendrées par le processus de production.

Produire moins mais mieux devient donc une nécessité écologique pour satisfaire nos besoins avec des productions de meilleure qualité, soumise à des critères de durabilité plutôt que de rentabilité. Produire moins implique aussi de travailler moins, de différentes façons : à la fois en réduisant le nombre de biens et services durables produits, mais aussi en supprimant des fonctions de production jugées soit inutiles – les fameux bullshit jobs dévoilés par l’anthropologue David Graeber –, soit nuisibles socialement, comme la publicité et le marketing, qui consomment du travail humain et des ressources pour vendre des produits dont nous n’avons pas vraiment besoin.

Cette dernière proposition dérange. Nous avons du mal à critiquer le contenu de la production et les activités existantes sur le marché de l’emploi parce que nous considérons qu’elles sont toujours légitimes : elles répondraient à un besoin marchand et seraient le fruit bien équilibré d’une offre et d’une demande. De plus, nous avons été éduqués à percevoir le travail comme une nécessité vitale, voire même une identité, ce pourquoi tout emploi serait bon à prendre, surtout s’il paie les factures et si on y trouve un peu d’intérêt.

Les politiciens de tout bord rêvent encore de plein emploi, s’engagent sans cesse à créer des emplois, dans n’importe quel secteur, et s’enthousiasment de trouver des niches d’emplois, comme les services à la personne ou l’auto-entreprenariat, qu’ils stimulent par des dispositifs fiscaux pour alléger leur coût, sans se demander si ces marchés sont vraiment souhaitables. Nous acceptons qu’une partie de la jeunesse se dédie à la livraison de sushis et de pizzas pour des travailleurs exténués qui n’ont ni le temps ni l’envie de se nourrir eux-mêmes, au service d’autres travailleurs tout aussi exténués.

Or nous ne pouvons plus nous permettre de produire n’importe quoi, à tout prix, dans le seul but de nous occuper pour espérer mériter une protection sociale toujours plus réduite. En effet, chaque activité de production a un coût écologique. Face à l’urgence, nous devons distinguer la production réellement nécessaire pour satisfaire au mieux nos besoins sociaux, de celle superficielle à supprimer radicalement pour faire disparaître ses externalités négatives. De plus, nous pouvons en partie réorienter cette main d’œuvre aujourd’hui occupée par des tâches superficielles vers les secteurs de production que nous jugeons vraiment essentiels, notamment les services publics, actuellement sous-dotés et qui épuisent leurs agents.

La réduction radicale du temps de travail : un moyen pour sortir du productivisme

Réduire le temps de travail permet de réduire notre consommation de ressources et notre production de déchets. Des études américaines et suédoises montrent qu’un alignement du temps de travail états-unien sur la moyenne européenne entraînerait une baisse de 18 % de leur consommation d’énergie et qu’une réduction de 1 % du temps de travail réduirait de 0,80 % les émissions de gaz à effet de serre des ménages européens[1].

Réduire le temps de travail réduit à la fois la consommation liée au travail – transports, énergie et travail humain sur le lieu de travail, compensation par les loisirs après le travail – ainsi qu’une partie de la consommation de biens et de services marchands, puisque nous retrouvons le temps de satisfaire nous-mêmes nos besoins en s’occupant nous-mêmes de l’alimentaire, du logement et des proches, plutôt que de confier ces tâches à des professionnels. Nous pourrions mieux les adapter à nos besoins selon ce qu’on juge suffisant pour nous, plutôt que consommer les quantités et caractéristiques déterminées par le marché, vendues dans une offre standardisée.

Bien sûr, ce n’est ni une solution magique ni unique : pour permettre une vraie transformation sociale, ce projet devrait s’accompagner de réformes pratiques structurelles. D’une part, on pourrait privilégier l’annualisation du temps de travail, qui permet d’organiser notre temps de vie selon des projets de long terme, plutôt qu’une simple réduction d’une heure par jour, qui donnerait lieu à une hausse de la consommation de plaisir, pour compenser la journée de travail. D’autre part, on pourrait réorganiser la protection sociale, aujourd’hui fondée sur l’emploi à plein temps, en envisageant d’autres grilles de qualification et de tarification des heures de travail de certains emplois ou en découplant le revenu du nombre d’heures travaillées, puisque la mesure temporelle du travail n’est plus la seule ni la meilleure mesure de la valeur effective du travail.

Cela irait de pair avec une stabilisation des contrats courts et précaires – qui le sont pour des impératifs de rentabilité et non de qualité. Cela réduirait les souffrances liées aux rythmes de travail intenses que subissent de plus en plus de travailleurs pour espérer obtenir un salaire suffisant pour survivre. Cette reconquête des conditions de travail irait de pair avec la reconquête du choix du contenu de la production sociale à déterminer par les citoyens, selon leurs besoins essentiels, plutôt que par les entreprises privées. Ce projet implique bien une révolution culturelle critique du productivisme et du capitalisme, présente après mai 68 puis étouffée, mais qui renaît depuis la crise sanitaire et le confinement.

Travailler moins pour faire quoi ? Retrouver une autonomie existentielle et politique

Les critiques adressées à la réduction du temps de travail reposent sur un pessimisme anthropologique : les travailleurs seraient manipulés par la consommation capitaliste et n’utiliseraient leur temps libre que pour se délecter de loisirs idiots, ce pourquoi ils seraient mieux au travail, cadrés à faire quelque chose présupposé utile, plutôt que sur leur canapé. Or c’est justement quand le temps de travail est le plus élevé que nous sommes le plus soumis à la consommation rapide de biens tout prêts et des services destinés à nous faciliter la vie, puisque nous manquons de temps et d’énergie pour les effectuer nous-mêmes.

C’est de surcroît une infantilisation des citoyens, illégitime en démocratie. Leur autonomie peut à l’inverse être favorisée par une reconquête du temps de vie par-delà un temps de travail subi. Comme les travailleurs sommés de rester chez eux pendant le confinement l’ont expérimenté, en télétravail ou en chômage partiel, le temps de vie hors du travail fait réfléchir et donne de l’énergie pour se lancer dans des activités et projets qui ont du sens à nos yeux.

Réduire le temps de travail, c’est récupérer du temps de vie dont on n’a pas à rendre compte à notre employeur ou à l’État. C’est retrouver le goût de l’autonomie au quotidien dans l’organisation de nos tâches et projets, autonomie qui nous donne des ressources psychologiques pour être plus critique vis-à-vis de nos conditions de travail et moins soumis à la domination qui s’y exerce. Comment acceptons-nous aujourd’hui que toute notre existence soit déterminée par l’activité de travail si contrainte, dépendante de tant de facteurs que nous maîtrisons si peu ?

Réduire le temps de travail c’est aussi retrouver un temps de réflexion collective et politique pour transformer la société. Graeber suggère que les élites économiques et politiques préfèrent occuper une large proportion des travailleurs par des bullshit jobs de peur de ce qu’ils feraient de leur temps libre. Ce serait un temps de réflexion politique critique, dont les dominants ne veulent pas.

Graeber cite ainsi Orwell : « Je crois que cette volonté inavouée de perpétuer l’accomplissement de tâches inutiles repose simplement, en dernier ressort, sur la peur de la foule. La populace, pense-t-on sans le dire, est composée d’animaux d’une espèce si vile qu’ils pourraient devenir dangereux si on les laissait inoccupés[2]. » La réduction massive du temps de travail apparaît donc encore davantage comme l’occasion d’une critique de l’organisation sociale actuelle et d’une reconstruction sociale nécessaire face à l’urgence écologique.

Dans le récent Les rythmes du labeur, les historiens Corine Maitte et Didier Terrier ont récemment fait le récit des âpres luttes entre travailleurs, employeurs et autorités concernant le temps de travail depuis le 14e siècle. Aujourd’hui, la question est plus pressante que jamais, c’est pourquoi l’organisation actuelle du temps de travail ne doit pas être prise pour une fatalité mais peut faire l’objet d’une transformation radicale par un projet social alternatif.


[1] Toutes les sources sont à retrouver dans l’article de Claire Lecoeuvre, « Travailler moins pour polluer moins », Le Monde Diplomatique, juin 2021.

[2] Georges Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Paris, Lebovici, 1985.

Céline Marty

Philosophe, Doctorante à l'Université de Franche-Comté

Notes

[1] Toutes les sources sont à retrouver dans l’article de Claire Lecoeuvre, « Travailler moins pour polluer moins », Le Monde Diplomatique, juin 2021.

[2] Georges Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres, Paris, Lebovici, 1985.