Politique

Pour une refondation démocratique de l’action publique

Philosophe, Consultant, Consultante

Les missions de l’État et le sens de son action font partie des grands impensés d’une pré-campagne où l’imagination brille par son absence. Pourtant, face aux défis de notre temps – écologiques, numériques… –, l’organisation et les conditions de travail de celles et ceux qui font les services publics au quotidien devraient être au premier plan du débat démocratique.

Qui s’intéresse à la « réforme de l’État » ? RGPP, MAP, CAP22, PPNG, NOTRe, MAPTAM, INSP, DIES : valse des sigles, vagues de décentralisation, plans de modernisation… Quand la puissance publique se transforme, elle ne semble parler que d’elle-même et ne se parler qu’à elle-même, dans une langue qu’elle seule comprend. L’État habiterait-il sur une autre planète que nous ?

Pourtant, nous vivons bel et bien au milieu de celles et de ceux qui font et qui sont l’État : ce sont des policières, des soignants, des enseignantes, des travailleurs sociaux, des ingénieures, des gardes-forestiers, des cadres dirigeants, des magistrates, des agents d’accueil. En France, un salarié sur cinq est un agent public – vous en connaissez sans doute plusieurs dans votre entourage, si vous n’en faites pas vous-même partie.

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C’est sur elles et sur eux que nous comptons pour accomplir les tâches essentielles à la poursuite d’objectifs  partagés : garantir l’accès aux soins, lutter contre les inégalités, protéger la sécurité des personnes, contrôler le respect des normes sanitaires…, et plus largement pour mettre en œuvre « l’action publique », telle qu’elle est censée découler de priorités politiques choisies démocratiquement.

Un impensé désolant

La façon dont leur travail est organisé constitue donc une question de la première importance : le fonctionnement de l’État est-il adapté aux objectifs qu’on lui assigne ? Ses agents sont-ils mis dans des conditions satisfaisantes pour réaliser ce que l’on attend d’eux ? Ces enjeux devraient être au premier plan du débat public, en particulier à quelques mois de l’élection du chef… de l’État ! Au lieu de cela, que voit-on ? Quelques incantations sur le « retour de l’État », quelques coups de menton sur les questions régaliennes, quelques enchères sur le nombre de fonctionnaires à supprimer (200 000, qui dit mieux ?)… Les missions de l’État, le sens de son action, les principes du service public font partie des grands impensés d’une pré-campagne où l’imagination brille par son absence.

Et pourtant. Les défis auxquels notre société est confrontée sont d’une ampleur sans précédent. Que l’on pense à la transformation numérique de nos vies, de nos façons de travailler, de communiquer, et de participer à la vie de la cité. Que l’on pense aux inégalités de conditions, qui se fixent si tôt et sapent notre capacité à faire société. Que l’on pense enfin aux bouleversements écologiques qui mettent en péril l’habitabilité même de la planète…

Parviendra-t-on à faire face à ces enjeux en se désintéressant du fonctionnement de l’État, notre plus puissant outil collectif, celui dont nous nous sommes précisément dotés pour prendre en main notre destin commun, celui que nous finançons toutes et tous – sans exception – par les impôts et les taxes ? Il nous semble que non : tout miser sur la seule bonne volonté des colibris, sur les incertains miracles à venir de la technologie ou sur la figure salvatrice de « l’entrepreneur » ne serait pas raisonnable, tant du point de vue de l’échelle que des principes.

Pour relever ces défis dans un cadre démocratique, nous allons avoir besoin de l’État, de tout l’État, peut-être d’un État réengagé dans certains domaines qu’il a laissé dépérir au fil de sa « rationalisation », et sans aucun doute d’un État qui a fait évoluer sa pensée, sa posture et son fonctionnement pour affronter les tumultes de l’anthropocène. D’un État, enfin, dont les objectifs démocratiquement partagés et la capacité d’action renouvelée permettent de peser dans les instances internationales.

Il nous semble qu’un double mouvement est nécessaire, symétrique et complémentaire, pour mettre en chantier « l’État qu’il nous faut ». D’une part, un travail approfondi de la société civile et des citoyens pour formuler un mandat à l’État qui soit à la hauteur des besoins et des défis du moment – l’État ayant ici un rôle à jouer dans le renforcement des capacités de la société civile, de chacun et chacune d’entre nous et de nous tous ensemble pour le faire. D’autre part, une refonte des modalités de l’action publique dans toutes ses dimensions, pour que sa « transformation » soit orientée par une vision de l’avenir, plutôt que par des considérations comptables ou par le dangereux mirage qui consiste à vouloir copier ce qui se fait « dans le privé » ou « dans les autres pays du monde » – la société civile ayant là un rôle d’aiguillon à jouer, tant « à Paris » que sur (tous) les territoires.

Repartir des besoins et des aspirations

À moins de se condamner à n’engager qu’une réforme technocratique de plus, il faut s’obliger à penser la transformation à partir des besoins sociaux d’aujourd’hui (ils sont nombreux à être mal couverts) et de demain (ils sont colossaux, et parfois encore mal définis). Cela n’a rien d’insurmontable.

Historiquement, les grandes mues de la puissance publique ont reposé sur la prise en compte de besoins nouveaux, formulés et portés par les mouvements sociaux. Ce fut le cas, à la fin du XIXe siècle, avec la naissance de l’État de service public et le déploiement de ses nombreux réseaux. De nouveau, après la Seconde Guerre mondiale, avec l’instauration de la Sécurité sociale et la construction de l’État-providence. Notre conviction est que la réinvention à entreprendre aujourd’hui n’est pas de moindre ampleur que ces deux précédentes. Elle est même peut-être plus ardue – ni la société civile dans son ensemble ni les mouvements sociaux n’étant encore en mesure de formuler un nouveau mandat pour l’État.

L’époque a changé. Les femmes ont obtenu le droit de vote et initié une longue marche vers l’égalité. La France comptait 80 % de bacheliers dans une génération en 2018[1], contre un peu plus de 5 % en 1951. Si le niveau de vie médian a augmenté dans le même laps de temps, les inégalités, qui avaient largement diminué jusqu’aux années 2000, se sont à nouveau accrues dans les 20 dernières années, jusqu’à revenir aux niveaux de 1990[2].

La mondialisation a perturbé de nombreux repères. L’information s’est largement fragmentée, et la société avec. La durée du mandat du président de la République a été raccourcie à 5 ans et les chaînes d’information en continue réclament de la nouveauté et des « petites phrases » en permanence. La conscience que la croissance reposant sur l’exploitation des ressources de la Terre ne peut être infinie s’est imposée, mais sans faire consensus dans la façon de la prendre en compte.

Dans ce contexte, la réinvention de notre société et des services publics qui la soutiennent/soignent/éduquent/protègent ne peut être pensée et mise en œuvre de la même façon qu’à des époques antérieures.

Or Bruno Latour fait le douloureux constat qu’en matière de parole politique, « des muets tentent de s’adresser à des sourds. Ni le “peuple” ne semble capable d’articuler des positions politiques compréhensibles par le gouvernement ; ni le “gouvernement” ne semble capable de se mettre à l’écoute d’une revendication quelconque.[3] » Et cette conversation manquée dure, alors que les urgences et les périls croissent.

C’est pourquoi cette réinvention – qui n’a pas plus à voir avec un simple « jeu de mécano institutionnel » qu’avec un « grand soir » – doit être pensée et structurée à partir d’espaces de débats démocratiques retrouvés, d’un langage adapté et partagé, et d’une relation nouvelle entre tous les acteurs du débat. Elle doit être engagée dans une logique de cercle vertueux : avec des actions de court terme (accroissement de l’autonomie des agents publics, projets concrets qui donnent matérialité et puissance à un État qui sait se renforcer par les actions de la société civile et les renforcer à son tour, engagement de nouvelles modalités de dialogues avec cette société civile) qui permettent d’assumer les actions de moyen terme (planification notamment) et de long terme (éducation, dont les résultats en matière de citoyenneté ne seront visibles qu’au bout de 20 ans) – seules à même de d’infléchir la trajectoire vers une société désirable.

À court terme : redonner les moyens d’habiter la relation de service public

L’enjeu de plus court terme se situe donc dans les lieux de service public. « Il y a quelqu’un… ? » Tel est le mantra publicitaire qu’une grande banque s’est récemment choisi pour se démarquer, non seulement de ses concurrentes, mais plus largement de l’ensemble des institutions (publiques comme privées) qui ont progressivement dématérialisé et finalement déshumanisé leurs points de contacts avec les « usagers ».

Assumer le souhait d’avoir « quelqu’un » en face de soi, c’est reconnaître que la dimension relationnelle l’emporte sur la « simplicité » ou sur la rapidité du « self-service ». Il ne s’agit pas de remettre des agents derrière chaque service, ou de méconnaître l’utilité de nouvelles interfaces numériques comme « France connect ». Mais n’oublions pas celles et ceux qui sont mal connectés à ces services et, surtout, rappelons que les services publics ne sont pas une juxtaposition de dispositifs purement « serviciels ». Et de ce point de vue, reconnaissons que nous ne construirons pas de « nouveaux liens », plus complets, plus empathiques, plus humains, sans « nouveaux lieux », comme le suggère le beau nom du programme d’accompagnement des tiers-lieux porté par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Ce qui se joue dans cette relation, c’est bien plus qu’un simple « service » rendu à l’usager – usager dont on pourrait mesurer la satisfaction individuelle et instantanée au moyen du même genre de smileys que ceux sur lesquels les entreprises de nettoyage nous demandent d’appuyer en sortant des toilettes sur les aires d’autoroutes afin de contrôler à distance leurs employés précaires. Il s’agit bien plutôt de faire la preuve de la considération que la puissance publique doit à chaque personne, et qui constitue l’une des conditions pour que chacun se sente légitime à agir en son nom propre.

Comment y parvenir ? Il y a bien sûr une question de moyens – on ne peut pas indéfiniment prétendre construire une meilleure relation avec toujours moins de personnes, elles-mêmes toujours plus précaires. Il y a aussi une question de culture : les agents publics ne peuvent entretenir des relations émancipatrices avec les usagers que s’ils sont eux-mêmes, dans le cadre de leur travail, inscrits dans des relations managériales de nature à favoriser l’émancipation. Les constats récents et répétés sur la « perte de sens » que déplorent les agents publics[4] suggèrent qu’il y a du chemin à faire en la matière. Il y a enfin une question d’organisation : les agents publics ne peuvent s’inscrire dans un objectif politique (lever les freins d’accès à la culture par exemple) s’ils sont maintenus dans des indicateurs quantitatifs et décalés (nombre d’inscrits à un service).

C’est également une question d’attention portée aux matérialités de l’action publique. Les lieux de service public sont trop souvent non-conçus ou mal-conçus, ce qui les rend inadaptés, peu accueillants et peu propices à un travail digne, générant de la stigmatisation, du non-recours et de la souffrance au travail des agents publics — à l’opposé, donc, de ce qui pourrait susciter et entretenir de la relation. L’accès, la signalétique, le mobilier, la documentation, les interfaces – papier ou numérique – ne répondent la plupart du temps ni aux besoins des agents ni aux aspirations des personnes : ils déclinent sans soin le triste cocktail fait de normes descendantes, d’exigence de reporting et de paupérisation des services publics.

À plus long terme (mais dès maintenant) (1) : notre éducation

Apprendre à penser, à formuler, à élaborer et prendre la parole, à écouter, à réagir : autant de qualités qui ne sont ni innées, ni inatteignables, mais qui demandent un véritable engagement éducatif de long terme de l’ensemble de la société. La démocratie est construite sur le respect et l’attention, et ces qualités dépendent à leur tour de l’empathie, de la capacité à voir les autres comme des êtres humains et non comme de simples objets – rappelle Martha Nussbaum précisément dans un ouvrage dont le sous-titre français est Comment former le citoyen du XXIe siècle ?[5].

L’éducation, l’éducation artistique et culturelle, sont des piliers solides sur lesquels s’appuyer pour une telle entreprise. Hélas… ils demandent de miser sur le temps long. Or notre époque n’aime pas le temps long : on perd vite espoir et confiance, le « temps politique » du quinquennat est court, le souffle de la communication politique encore davantage. Pourtant, avons-nous vraiment le choix ? Comment délier les langues des muets et ouvrir les oreilles des sourds sans ce temps long ? Dès lors, comment mettre en place les conditions d’une relation réussie et d’un espace de débat démocratique constructif sans cela ?

À plus long terme (mais dès maintenant) (2) : mettre à jour la planification

Face aux défis écologiques, les relations de proximité ne suffiront pas. En matière, par exemple, de réduction des émissions de gaz à effet de serre, il est essentiel de coordonner les efforts, publics et privés, sur le temps long… et très vite. Cela suppose de doter la puissance publique de nouveaux instruments de programmation concertée, permettant à chacun d’anticiper le cadre normatif dans lequel il devra évoluer au cours des dix ou vingt prochaines années, et d’agir de façon cohérente avec des objectifs d’intérêt général.

Si l’on veut avoir une chance de respecter l’accord de Paris sur le climat, il faut acter rapidement que, à côté des activités à développer, certains secteurs économiques vont devoir être ralentis voire démantelés – les transports fortement carbonés, routier ou aérien, par exemple. La planification de ces démantèlements et, surtout, de l’accompagnement inédit des personnes qu’ils vont nécessiter, est indispensable.

C’est ce besoin qui justifie de remettre au goût du jour la notion de planification – non pour en reprendre l’ensemble des caractéristiques, mais pour souligner la nécessité de repenser les relations entre acteurs publics et privés dans un monde sous contrainte forte et aux économies largement interdépendantes d’autres pays, où l’usage de certaines ressources doit faire l’objet d’arbitrages politiques, de clarté sur les objectifs et sur les modalités pour les atteindre.

Sans relever de cette logique planificatrice, l’annonce récente de la création d’un « accélérateur pour soutenir les initiatives citoyennes d’intérêt général », visant à construire une sorte de « service public augmenté » semble néanmoins prendre le chemin prometteur d’une nouvelle relation entre la puissance publique et l’ensemble des acteurs susceptibles de concourir à l’intérêt général. Si la priorité accordée, dans ce cadre, aux questions de santé et d’environnement paraît cohérente avec les besoins contemporains, il importe cependant de s’assurer, dans la durée, que ces modalités de soutien public ne sont pas cantonnées aux initiatives numériques et à un lieu clos, mais contribueront plus généralement à renforcer les capacités d’action de la société civile et irrigueront l’ensemble des mouvements de transformation publique, tant dans l’État central que déconcentré et que dans les collectivités locales.

Loin d’être un objet réservé à l’expertise de ceux que Hannah Arendt nomme ironiquement les « spécialistes de la solution des problèmes », armés de leur rationalité technocratique, la question de l’organisation de l’État, de ses missions, de ses moyens et des conditions de travail de ses agents devrait bien plutôt être au cœur du débat démocratique. C’est déjà ainsi, en renouant le fil de la conversation politique, que nous pourrons revivifier cette relation essentielle qui nous lie à la puissance publique, qui n’est pas autre chose que notre capacité d’action en commun.

NDLR : Daniel Agacinski, Romain Beaucher et Céline Danion viennent de publier L’État qu’il nous faut. Des relations à nouer dans le nouveau régime climatique aux éditions Berger-Levrault.

Daniel Agacinski

Philosophe

Romain Beaucher

Consultant, Co-fondateur de Vraiment Vraiment

Céline Danion

Consultante