Portrait du capitaliste en auteur de science-fiction
L’année 2021 a été une année marquée par la science-fiction, mais peut-être pas là où l’on attendait forcément. Pourtant, ce n’est ni au cinéma – malgré le succès de l’excellent[1] Dune de Denis Villeneuve – ni même dans l’empreinte laissée par la pandémie – qui a donné à plus d’un l’impression de faire un bond soudain dans une dystopie – qu’il faut chercher les traces de la SF : non, c’est dans les discours des grands milliardaires qu’elle a été, peut-être, le plus présente et, en tout cas, la plus marquante.
Jeff Bezos ne s’est pas contenté de réaliser le premier vol de tourisme dont tant d’auteurs et d’autrices avaient rêvé avant lui : il a aussi promis la constitution de vastes colonies spatiales sous la forme de cylindres géants suspendus dans le vide interplanétaire – une image certes venue des prédictions de la NASA mais que l’écrivain William Gibson avait déjà utilisé dans son séminal Neuromancien.
Mark Zuckerberg, de son côté, s’est non seulement lancé dans la création d’un univers parallèle numérique, mais il en a emprunté le nom qu’il lui donne, « métaverse », au Samouraï Virtuel, roman culte de Neal Stephenson. Et que dire de Elon Musk, sacré « personnalité de l’année » par le Time, si ce n’est qu’il s’est constitué une image publique digne d’un personne de Philip K. Dick ? Lui aussi se présente volontiers comme un adepte de la littérature science-fictive, citant notamment le Fondation d’Isaac Asimov et le Révolte sur la lune de Robert Heinlein parmi ses livres préférées.
Ce goût des hérauts du capitalisme pour la science-fiction a de quoi étonner. S’il serait exagéré de dire que le genre est par essence critique, on peut néanmoins souligner, avec d’autres, que bien des œuvres qui y sont considérées comme majeures n’ont pas été avares de critiques vis-à-vis du capitalisme.
C’est d’ailleurs de façon marquante le cas de bien des œuvres auquel le trio de milliardaires précédemment cité fait des emprunts : le cyberpunk dont relève les œuvres de Gibson (initiateur de ce courant littéraire) ou Stephenson qui décrit à l’envi un futur où les inégalités auraient explosé, où l’informatique et les univers virtuels constituent une menace et où, plus généralement, les méga-riches sont une caste prédatrice occupée à détruire ce qui reste de la planète… Comment expliquer cette mobilisation si courante de références de science-fiction dans le capitalisme contemporain, au moins du côté des leaders économiques les plus en vue et les plus puissants ?
Il est tentant d’y voir une erreur de lecture de la part de milliardaires à l’enthousiasme facile – l’auteur Iain Banks a par exemple explicitement rejeté, trois années avant sa mort, la lecture libertarienne que Bezos ou Musk ont tendance à faire de son Cycle de la Culture (« mais qu’est-ce que ces gens n’ont pas compris dans le fait qu’il n’y pas de propriété privée ou de monnaie dans mes romans ? » se demandait-il alors).
On peut aussi avoir envie d’y voir une forme d’épuisement plus général du capitalisme : après avoir épuisé la planète, celui-ci s’en trouverait réduit, pour nourrir sa soif inextinguible de profits, à courir après de nouveaux mondes qui, virtuels ou intersidéraux, resteront probablement aussi imaginaires qu’inaccessibles. L’historienne américaine Jill Lepore a ainsi moqué ce qu’elle appelle le « muskisme », une « forme extravagante » du capitalisme « où le prix des titres financiers est moins affecté par les résultats des entreprises que par des fantasmes de science-fiction ».
Sans exclure qu’il y ait une part de vérité dans ces interprétations, il faut aussi envisager un rapport plus profond entre science-fiction et capitalisme, et que les citations des milliardaires ne soient pas qu’un épiphénomène plus ou moins accidentel. En fait, les ressorts de la science-fiction sont en partie les mêmes que ceux qui suscitent, d’une façon générale, l’adhésion au capitalisme – c’est du moins la voie que je voudrais brièvement explorer ici.
Naissances conjointes
Donner une date de naissance au capitalisme est une opération difficile sur laquelle les historien·ne·s n’ont sans doute pas tout à fait fini de s’écharper – et on peut dire de même pour la naissance de la science-fiction. Dans un cas comme dans l’autre, on peut trouver toutes sortes de moments précurseurs sur le temps (très) long : des lettres de changes en argile laissent à penser qu’il existait déjà une classe capitaliste dans les cités assyriennes quelques 19 siècles avant notre ère, et l’on peut se demander à bon droit si L’histoire comique des États et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac doit ou non se ranger au rayon SF des bibliothèques.
Toutefois, il faut reconnaître qu’un certain changement s’opère tant dans l’économie que dans la littérature au tournant du XIXe siècle. D’un côté, les révolutions industrielles reconfigurent profondément le fonctionnement de l’économie et les rapports entre classes sociales. De l’autre, dans le sillage du Frankenstein de Mary Shelley (1818), la spéculation scientifique va se constituer en thème littéraire de plus en plus prégnant. Avant, il y avait des expériences capitalistes, après, il y aura une société capitaliste, où la recherche des profits n’est plus le propre d’un groupe mais un objectif doté d’une certaine légitimité. Avant, il y avait divers textes explorant, par exemple, le futur ou les mondes extraterrestres, après, il y aura un genre littéraire, avec ses classiques, ses règles, son lectorat.
Inutile, ici, de rentrer dans le détail de chronologies par ailleurs toujours simplificatrices : le fait est que la science-fiction naît et se développe dans la même période historique que le capitalisme moderne et hégémonique que nous connaissons toujours. Les progrès techniques du second nourrissent de toutes évidences l’imaginaire de la seconde – Hugo Gernsback, qui inventa les termes de « scientifictions » puis de « science-fiction » fut d’ailleurs un éditeur de revues de vulgarisation scientifiques et de radio amateur, avant que les récits fictionnels qu’il y publiait à des fins de divertissement ne deviennent son activité principale. Il y a cependant une autre correspondance qui mérite d’être soulignée : capitalisme et science-fiction partagent un même rapport au temps, et particulièrement au futur.
Homologie temporelle
Comme le soulignait le sociologue Jens Beckert dans un ouvrage important[2], le futur est le temps propre du capitalisme. Dans une société capitaliste, l’activité économique n’est pas tournée, comme elle pouvait l’être dans des systèmes traditionnels, vers la satisfaction des besoins présents mais vers la réalisation de profit. Or, ces profits, il faut les anticiper et les prévoir : ils n’existent d’abord que dans l’avenir.
Les opérations les plus importantes de l’activité capitaliste sont ainsi des opérations temporelles qui s’appuie sur l’anticipation de l’avenir : investissements, crédits et spéculations supposent tous que l’on se représente par avance la réussite de l’entreprise, les gains, les intérêts ou la plus-value que celle-ci va produire. Le capitalisme suppose donc des acteurs qui sont résolument tournés vers le futur, évaluent les risques qui s’y trouvent, et espèrent tirer des gains futurs.
Bien sûr, on pourra faire remarquer que les humains ont toujours anticipé le futur, et ce bien avant l’avènement de l’économique contemporaine. Tous les paysans qui ont, un jour, semé leurs champs savaient bien que la récolte viendrait plus tard, et l’ont même espéré bonne. Des magiciens ou des astrologues ont également promis, au moins dès l’Antiquité, de faire quelques prévisions sur l’avenir, tandis que les grandes religions ont pu planifier jusqu’à la fin des temps…
Beckert souligne donc que le futur du capitalisme n’est pas n’importe quel futur : c’est un futur fondamentalement ouvert et incertain, un futur où existent, sous formes de potentialités, aussi bien de grands risques que de grandes opportunités. Il ne s’agit pas, pour la figure de l’entrepreneur qui s’est imposée depuis le XIXe siècle, de simplement reproduire la récolte de l’année précédente : il faut, au contraire, développer son affaire, augmenter ses gains, conquérir de nouveaux marchés, de nouveaux territoires, innover, etc. Ni reproduction du passé, ni réalisation d’un plan divin : le futur du capitalisme est le lieu de tous les possibles.
C’est finalement aussi de cette représentation du futur dont la science-fiction avait en quelques sortes besoin pour se développer. Les œuvres de Jules Verne en France, de H.G. Wells en Angleterre témoignent que, dès ses origines, le genre se caractérise aussi par l’idée d’un avenir ouvert – que celui-ci soit peuplé de merveilles ou, au contraire, de plus sombres perspectives.
Il ne s’agit pas, bien sûr, de réduire la SF aux seules utopies et dystopies, ni même aux seules histoires sur le futur – le genre est infiniment plus riche et divers. Mais il faut reconnaître qu’il n’aurait pas été possible, et certainement pas à l’échelle qu’il connaît aujourd’hui, si ne s’était substitué à l’idée d’un temps linéaire ou circulaire celui d’un avenir ouvert, dans lequel on peut imaginer que la société et plus généralement le monde serait radicalement différent – dans lequel il est possible de poser la question fondamentale de la SF : « et si… ? ».
Ce basculement dans le rapport au temps a été bien analysé par les historiens[3], qui font remonter ses origines à la Renaissance. Sans en être le facteur unique, il intervient néanmoins aussi bien dans le développement du capitalisme que dans celui-ci de la SF : il y a une certaine homologie entre le temps du capital et celui de la SF. En un sens, que la science-fiction soit apparue dans des sociétés capitalistes n’a rien d’étonnant : peut-être constitue-t-elle le genre littéraire le plus significatif de ces dernières.
Futurs imaginés
Mais le lien entre science-fiction et capitalisme va plus loin. L’analyse de Jens Beckert ne se borne pas, en effet, à noter que l’économie contemporaine suppose un futur ouvert : il avance également qu’une activité centrale du capitalisme consiste à produire des « futurs imaginés », c’est-à-dire des représentations de l’avenir à même de permettre les opérations présentes.
L’American Dream en constitue un exemple très simple. Pourquoi tant d’individus acceptent-ils des emplois pas toujours bien payés, ni forcément très intéressants ? Parce qu’il y a une promesse de mobilité sociale ascendante, y compris fulgurante, pour ceux et celles qui acceptent de jouer le jeu. Pourquoi, avant la crise de 2008, tant de ménages américains pauvres ont-ils contracté des crédits à taux variables extrêmement risqués ? Parce qu’ils croyaient profondément à la possibilité d’accéder à la propriété et voulaient leur part de « rêve américain » – et c’est ce que leur promettaient d’ailleurs de façon tout à fait explicite toutes sortes de courtiers qui leur expliquaient qu’ils pourraient toujours revendre leur bien pour obtenir un nouveau prêt plus tard, de façon infinie[4]… Les banques elles-mêmes acceptèrent de prêter à ces ménages « subprimes », considérés jusqu’alors comme trop risqués pour le crédit, parce qu’elles s’étaient persuadés que le futur serait exempt de crises, que « cette fois, c’est différent[5] »…
Cet exemple souligne bien le caractère « imaginé » ou « fictionnel » des futurs dont le capitalisme a besoin : ce ne sont pas des prédictions qui auraient besoin de se réaliser pour produire leurs effets. L’important est qu’ils mettent en branle ici et maintenant certains comportements – faire travailler les gens ou faire la fortune du secteur financier…
Ils sont en outre le produit de ce que l’on peut appeler des « activités visionnaires » soit des « procédés par lesquels, dans les sociétés contemporaines, sont élaborés des scénarios et des visions du futur[6] ». Les entreprises et les politiques y consacrent une énergie considérable, et les scientifiques ne sont pas en reste : c’est le cas notamment de l’économie dont les modèles peuvent servir à tracer les perceptives de croissance[7]. Faire des promesses plus ou moins « folles » sur l’avenir n’est donc pas le marqueur d’un « muskisme » contemporain mais bien plus probablement le fonctionnement « normal » d’une société capitaliste…
C’est à cette aune-là qu’il faut considérer les références science-fictives des hérauts du capitalisme : ils se doivent de proposer de « bonnes » histoires du futur, et la colonisation spatiale ou même le transhumanisme constituent des tropes efficaces en la matière, comme l’étaient il y a encore quelques décennies celles des voitures volantes.
Une grande partie de la séduction qu’exerce la science-fiction, même la plus sombre, repose sur le « sense of wonder », ce sentiment d’émerveillement qui saisit le lecteur ou le spectateur devant les perspectives offertes par l’univers dans lequel il est invité à rentrer – et c’est finalement aussi sur ce ressort que repose une partie de la force du capitalisme. En promettant littéralement la Lune ou la planète Mars, on offre ici des perspectives excitantes dans lesquelles chacun peut se projeter avec envie – quel enfant des années 1980 n’a pas rêvé d’avoir l’hoverboard de Retour vers le futur 2 ? – et qui, surtout, sont à même de mettre en mouvement dès à présent les humains et les capitaux. L’horizon spatial autorise la poursuite de l’exploitation des ressources naturelles puisque l’on pourra en trouver de nouvelles ailleurs, ou à la rigueur envoyer déchets et conséquences faire un petit tour dans une lointaine galaxie…
Même les perspectives les plus sombres du cyberpunk ou des univers post-apocalyptiques peuvent avoir quelque efficacité en la matière : après tout, si l’on représente le monde post-effondrement comme celui d’une concurrence pour la survie ou le choix se résume à « manger ou être mangé », on légitime cette attitude dès aujourd’hui en la présentant comme « naturelle »… Le recours à la science-fiction par les grands milliardaires contemporains rappelle que ceux-ci ne sont finalement pas très éloignés des écrivains : pour que le capitalisme existe et se poursuivent, ils doivent produire des fictions, et ils ont intérêt à ce qu’elles soient bonnes.
Le futur, champ de bataille
Évidemment, les grands patrons ne sont pas les seuls à produire des futurs imaginés : d’autres acteurs s’y consacrent activement. Les perspectives d’avenir sont, depuis plusieurs années, de plus en plus occupées par le changement climatique et la catastrophe écologique. La contribution des scientifiques, ceux du GIEC en premier lieu, et des mouvements écologistes est ici considérable. La contradiction avec les perspectives d’une croissance infinie dont le capitalisme a besoin sont ici patents : le futur est ainsi avant tout un futur disputé.
Dans cette concurrence entre les futurs, ceux tracés par les forces capitalistes jouissent de quelques avantages. D’abord, elles ne consistent pas nécessairement à nier les difficultés présentes : si l’on trouvera quelques grands climatonégationnistes dans les rangs des défenseurs acharnés du capitalisme – tels que Donald Trump… – c’est loin d’être systématique, et la majorité ne semble pas nier l’existence d’un problème.
Par contre, beaucoup promettent explicitement que celui-ci sera surmonté par la technologie. Pensons par exemple aux économistes Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel[8] qui promettent que, puisque seule l’innovation parviendra à fournir des solutions encore inconnues aux enjeux environnementaux, alors le capitalisme, par le biais de la concurrence et de la « destruction-créatrice », est le seul à même de sauver le monde.
Ce récit – repris par nombre d’éditorialiste, de commentateurs et même d’entrepreneurs – doit sa force à son optimisme : face aux « prophètes de malheurs » qui annoncent l’effondrement et l’apocalypse, le futur imaginé par le capitalisme est beaucoup plus plaisant – et se paie le luxe d’intégrer les critiques qui lui sont faites pour mieux les dépasser.
Il ne s’agit pas, en effet, d’annoncer un avenir radieux mais d’affirmer que les difficultés seront surmontées et que, mieux encore, elles le seront d’une façon que l’on est impatient de découvrir – le capitalisme est avant tout une bonne histoire, et, pour l’instant au moins, elle fonctionne.
Pour autant, il faut répéter que d’autres histoires existent – et la science-fiction participe même parfois à « pluraliser » ces futurs, à faire apparaître des voies différentes, des espérances et des inquiétudes, et offre ainsi quelques prises pour des remises en questions ou des problématisations.
Il serait bien sûr injuste de faire reposer l’entièreté de la critique du capitalisme sur les épaules de ce seul genre littéraire – certains auteurs ou autrices interrogent d’autres problématiques, et, parfois, raconter une histoire divertissante est déjà bien assez – mais le fait qu’il soit investi et mobilisé par les élites économiques signale peut-être qu’il y a quelque chose que l’on aurait tort de leur abandonner.
Fredric Jameson écrivait notamment qu’il « nous semble plus facile aujourd’hui d’imaginer la détérioration complète de la terre et de la nature que l’effondrement du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à une faiblesse dans notre imagination[9] ». C’est cette imagination qu’il ne faudrait pas laisser aux seuls Bezos, Musk et Zuckerberg de ce monde.
NDLR : Denis Colombi vient de publier Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) ? aux éditions Payot