Du grain de sable à la mégamachine
En 2013, un documentaire de Denis Delestrac éloquemment intitulé « Le sable : enquête sur une disparition » révélait au grand public, en battant au passage un record d’audience pour la chaîne ARTE, une tendance pour le moins surprenante : celle de l’épuisement d’un matériau spontanément considéré comme inépuisable. Au fil d’une démonstration nourrie d’exemples édifiants, le film nous mettait face à ce fait troublant, sinon accompli : au rythme où vont les choses, la surconsommation de sable (environ 50 milliards de tonnes exploités par an, selon l’estimation officielle) est telle que, contre toute attente, nous risquons d’en manquer, et ce, bien plus rapidement qu’on ne pouvait s’y attendre tout récemment encore.
On s’étonne de ne trouver nulle part mention de ce film remarqué et primé, rebaptisé (en contribuant à faire de l’expression un poncif médiatique) Sand Wars dans le monde anglophone, dans le livre de Vince Beiser, The World in a Grain, alors même que son auteur s’efforce d’examiner le sujet sous toutes les coutures, à partir de sources variées. Le journaliste est forcément tombé dessus à un moment ou un autre de ses recherches, ne serait-ce que parce qu’il cite à plusieurs reprises un document clé, rédigé par l’universitaire suisse Pascal Peduzzi pour le compte du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), « Sand, rarer than one thinks », dont le déclencheur était expressément – non sans surprise – le documentaire de Denis Delestrac. Ce n’est d’ailleurs pas le seul manque du livre, en dépit de son réel intérêt et de son caractère quasi incontournable pour quiconque s’intéresse au sujet.
Cette histoire du sable (comme l’indique le sous-titre, « The Story of Sand and How It Transformes Civilization ») n’est pas sans mérites, loin de là. Finaliste dans la course à deux prix, flatteusement accueilli par la critique, le livre de Vince Beiser fait montre d’un indubitable savoir-faire, pour ainsi dire « à l’américaine », qu’annonçaient déjà des publications antérieures sur divers supports, du New York Times à Wired. Sens aigu du storytelling, érudition habilement mise à la portée du lectorat le plus vierge de toute connaissance préalable sur le sujet, phrases-chocs en forme d’interpellations directes (« Today, your life depends on sand ») ou de mise en situation, clins d’œil à la culture populaire, rapprochements parfois audacieux entre personnalités actuelles et figures du passé, alternance de touches humoristiques et d’effets de dramatisation contrôlés : le livre est assurément prenant. Alliant énoncés généraux, données chiffrées et anecdotes révélatrices, évoquant des figures célèbres (de G. Galilée à D. Eisenhower en passant par T. Edison) et d’autres méconnues, il bénéficie du pouvoir de séduction d’un panorama qui promène à travers le monde.
De fait, il touche son but : au terme du livre, on ne peut qu’être convaincu de l’importance vitale du sable et des risques liés à sa dilapidation, aussi improbable qu’elle puisse paraître de prime abord tant ce matériau, devenu « ressource », est partout présent, physiquement et symboliquement, au point que l’on n’y fasse plus guère attention (un interlude placé avant le chapitre 7 propose une liste incomplète de pratiques plus ou moins surprenantes qui l’emploient d’une manière ou d’une autre, de l’ingrédient cosmétique à la preuve médico-légale). Dès le chapitre premier, qui sert d’introduction, le sable est présenté comme « la substance solide la plus importante sur Terre », « littéralement le fondement de la civilisation moderne ». Difficile, dès lors, de rendre plus effrayant le spectre de la pénurie.
Deux mérites du livre peuvent être soulignés. Le premier est qu’à la différence de la littérature produite par les institutions internationales, marquée par une fâcheuse tendance à braquer le projecteur (et la stigmatisation qui en découle) sur les pays du capitalisme périphérique, il prête autant attention aux grandes puissances du Nord qu’aux pays du Sud global. De nombreux exemples sont ainsi pris aux États-Unis, de la Californie à la Floride en passant par le fin fond des Appalaches, pour évoquer tant l’érosion des plages (on pense alors au reportage récent de Laura Raim sur le sujet) que les dégâts écologiques provoqués par la fracturation hydraulique, alias fracking.
Le second mérite du livre est de ne pas se focaliser étroitement sur l’extraction illégale de sable, laquelle est d’ailleurs autant le fait d’entreprises légitimes que de réseaux informels, dont la fameuse « mafia du sable » en Inde sur laquelle Vince Beiser avait commencé par enquêter en 2015. Sans remettre en cause la pertinence de la démarcation entre légalité et illégalité, il montre néanmoins que pour autorisées qu’elles soient, des activités licites n’en sont pas moins dévastatrices, du réensablement artificiel des plages jusqu’aux politiques d’expansion territoriale friandes du précieux minerai.
Mais alors, quel est le problème ? Eh bien, il y a comme un elephant in the room, comme on dit en anglais ; un problème massif qu’on feint pourtant de ne pas voir. Amusons-nous au jeu proposé par Frédéric Lordon et cherchons les occurrences du mot (compte triple) « capital » dans le livre. Bingo ! Ou plutôt, pas bingo du tout, car on rentre bredouille d’une telle requête, une fois écartées les capitales au sens urbain du terme. Pas une seule fois il n’est question du capital ou du capitalisme nommément désignés comme tels, fût-ce de façon allusive, au sens banal du mot, dans la bouche d’une personne interrogée, ou pour en conjurer la responsabilité.
Aucun de ces deux mots n’apparaît même indirectement dans le titre d’une source citée, en dépit d’une bibliographie presque complète, ce qui en dit long sur leur effacement au-delà même du livre. On ne rencontre dans ce dernier que la « civilisation contemporaine », la « vie moderne », le « monde industriel moderne » (une « modernité » dont la chronologie est, au demeurant, aussi floue que discutable, qui la fait correspondre au XXe siècle), sans parler de l’intervention humaine en général – mais pas le mode de production capitaliste. Il n’est pas davantage question des capitalistes pour désigner les… capitalistes (ceux de l’industrie automobile, au hasard), au profit de termes de substitution comme « mogul » ou « entrepreneur ».
Extractivisme et productivisme brillent tout autant par leur absence.
En se situant sur un plan théorique et à une échelle spatio-temporelle encore plus vastes, si l’on tient à ne pas s’en tenir au seul capitalisme, on peut remarquer que si Lewis Mumford est cité incidemment dans le chapitre 3, le livre de Vince Beiser ne mentionne pas davantage le concept de « mégamachine » proposé par le penseur états-unien, repris par des auteurs comme André Gorz, puis Serge Latouche, et récemment Aurélien Berlan et Fabian Scheidler, ce dernier pour en pronostiquer (peut-être hardiment) la fin. Extractivisme et productivisme brillent tout autant par leur absence.
Pourtant, tout dans le livre y conduit ou devrait y conduire, jusque dans les faux-semblants de la reforestation chinoise, pervertie par l’appât du gain. L’auteur désigne à juste titre le facteur premier de la surconsommation du sable : l’urbanisation. L’industrie de la construction, explique-t-il, absorbe 130 milliards de dollars de sable chaque année. Il n’omet pas – béton toujours – de signaler les dommages engendrés par l’industrie touristique, de même que ceux suscités par les lubies des super-riches, à l’instar de celle, exposée dans le chapitre 8, d’un Autrichien qui s’est mis en tête de recréer une Europe miniature sur l’une des îles artificielles de Dubaï, ville qui a englouti une quantité incalculable de sable au service de constructions délirantes – l’un des « paradis infernaux » les plus édifiants qui soient, comme le montrait imparablement le film de Denis Delestrac déjà évoqué.
Dans ces conditions, s’acharner à esquiver en permanence le mot de capital(isme) tient de la prouesse. Du reste, l’auteur peine à énoncer une critique ferme du développement économique (« tel qu’il a été compris historiquement », écrit-il en demeurant au seuil de la critique), en prenant parfois des accents fatalistes (« That’s the course of human history »), comme dans un passage de la fin du chapitre 6 où il fait appel à la figure repoussoir, notoirement éculée, du retour à la vie préhistorique.
Il ne tait pas tous les reproches que l’on peut faire au développement ainsi compris, tant s’en faut ; il n’empêche qu’à chaque fois qu’il rencontre une incompatibilité entre le business as usual, aussi absurde soit-il, et le respect des équilibres écologiques, il ménage la chèvre et le chou, s’échinant à éviter toute remise en cause frontale du « sand-based way of life ». Ainsi va le chapitre 3, dont le titre semble annoncer une situation infernale (« Paved with Good Intentions »), mais dont le propos est en fait savamment balancé, qui trouve au déploiement des banlieues américaines autant de vertus que de vices.
Même quand elle semble s’imposer, toute perspective sérieuse de décroissance, qui plus est pensée hors du cadre capitaliste, est promptement balayée.
Ce n’est qu’en bout de course, dans le dernier chapitre, que Vince Beiser finit par annoncer que la seule solution réelle est de consommer moins de sable, de même que pour les autres ressources non renouvelables sauf à (très) long terme. Il a cependant tendance à déplorer l’universalisation du consumérisme états-unien, dans le contexte de l’expansion démographique mondiale, plutôt qu’à blâmer ce mode de vie lui-même, jusqu’à faire de la prétendue « économie du partage » une voie de sortie valable, sans mettre en question ses soubassements. Même quand elle semble s’imposer, toute perspective sérieuse de décroissance, qui plus est pensée hors du cadre capitaliste, est promptement balayée.
On voit ainsi tout ce qui sépare le livre de Vince Beiser de celui d’Anselm Jappe sur le béton, en dépit de points communs, comme le rappel (assez affolant) de la fragilité paradoxale d’un « béton armé » qui n’a de robuste que la réputation. Moins de pages, moins de sources, pas d’enquête de terrain chez Anselm Jappe (contrairement à Vince Beiser qui a interrogé une bonne centaine de personnes, outre la documentation compulsée et les investigations menées in situ), pas de description d’interlocuteurs plus ou moins hauts en couleurs, pas non plus de concession au pathos, mais une densité interprétative largement supérieure.
Vince Beiser traite, lui aussi, longuement du béton, dès le chapitre 2 puis à nouveau dans le chapitre 10, mais ce faisant il fait l’impasse sur le capital et sa dynamique intrinsèque. Chez Anselm Jappe, au contraire, le capitalisme est partout, dès le jeu de mots du sous-titre faisant du béton une « arme de construction massive », béton caractérisé comme le « côté concret de l’abstraction capitaliste », la « matérialisation de la logique de la valeur » – entendre, de la valeur au sens capitaliste. Lorsqu’il consacre une section au sable, jouant sur la même image que Vince Beiser (« Pour un grain de sable »), c’est aussitôt pour faire entrer en scène les protagonistes que sont le capitalisme (industriel), l’extractivisme, la marchandisation.
Dans un genre à la fois proche et éloigné de celui d’Anselm Jappe, il en va de même d’une contribution méconnue de David Harvey, qui prend pour point de départ des chiffres du U. S. Geological Survey ayant beaucoup circulé (on les retrouve du reste aussi bien chez Vince Beiser que chez Anselm Jappe, moyennement un flottement sur le fait qu’ils concernent le ciment ou le béton, différence cruciale du point de vue du sable), relatifs à la consommation proprement effarante de ciment par l’économie chinoise du début du XXIe siècle. Là encore, si la démonstration vise un objectif spécifique, à savoir montrer que la Chine a eu recours à un programme de construction massif pour conjurer le risque de récession entraîné par la crise financière mondiale ouverte en 2007-2008, elle ne peut manquer de porter sur la logique même du capital, pour conclure en l’espèce que le capitalisme vrille hors de tout contrôle.
Tout l’inverse, on s’en doute, dans la documentation produite par les organisations internationales, PNUE en tête, lequel ne cesse de promouvoir un fallacieux « développement durable » au moment même où il dresse un constat si inquiétant qu’une telle perspective apparaît hautement improbable, si ce n’est franchement contradictoire.
Le souci, c’est que le mot de capitalisme n’était pas prononcé non plus dans le film de Denis Delestrac, en dépit des indubitables qualités d’un film qui, de fait, faisait le lien entre une « croissance » effrénée et la surconsommation de sable. Et que, tout aussi ennuyeux, ce sont des contributions dans des revues scientifiques de référence, comme ici dans Science (ou dans des magazines scientifiques sérieux, comme ici dans Oceanography), qui procèdent au même escamotage, mettant en relief l’extraction, le commerce et la consommation pour mieux négliger la production et, a fortiori, le mode de production. Le capital, le capitalisme, partout et pourtant nulle part. Dans ces conditions, oui, décidément, « il va falloir le dire ».