Société

Pneumatopolitique (ce que conspirer veut dire)

Philosophe

La possibilité de respirer ensemble – et même de simplement respirer pour certaines catégories de population – n’a peut-être jamais semblé aussi compromise qu’aujourd’hui, à l’heure où un virus respiratoire affecte nos vies depuis deux ans, où les pics de pollution se multiplient et où résonne encore l’un des slogan de protestation du mouvement Black Lives Matter, « I can’t breathe ». Peut-on penser quelque chose comme un souffle commun en prenant en compte la vulnérabilité de notre respiration ?

«Conspiration » (conspiracy en anglais) : voilà certainement l’un des mots ou l’un des fantasmes les plus partagés aujourd’hui. Dans son acception moderne (comme quand on parle de « thèses conspirationnistes » ou de conspiracy theory), il n’a pas seulement envahi la médiasphère dans laquelle nous vivons et respirons : il a également recouvert (il faudrait peut-être dire refoulé) son sens ancien.

Ce sens oublié est celui que Andy Warhol avait ressuscité en 1969 sur une affiche lithographiée annonçant une exposition au profit des Chicago Seven (un groupe de militants contre la guerre du Vietnam, accusés par le gouvernement fédéral de conspiration). On peut y lire ceci : « conspirer veut dire respirer ensemble » (conspiracy means to breathe together).

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Dans les remarques qui suivent, j’aimerais prêter l’oreille à ce que ce sens enfoui peut nous promettre, à la manière d’un futur-dans-le-passé. Réapprendre à écouter ce qu’il y a de co-inspiration dans la conspiration, c’est certainement un geste archéologique. Mais puisque cette fouille ou excavation vise à creuser pour ainsi dire en l’air puisqu’il s’agira d’exhumer quelque chose de caché dans ce que nous imaginons (à tort) comme le plus immatériel (ou le plus subtil) des médiums, à savoir l’atmosphère , on pourrait aussi la décrire comme un geste anarchéologique : une sorte d’archéologie renversée ou sens dessus dessous, dirigée vers le haut[1].

La possibilité même de respirer et de respirer ensemble n’a peut-être jamais semblé aussi fragile qu’aujourd’hui. Nous vivons depuis deux ans une pandémie charriant son lot de masques respiratoires et de respirateurs artificiels (ainsi que nombre de théories du complot concernant la vaccination).

Le mouvement Black Lives Matter a témoigné des pratiques policières racistes ayant recours aux prises d’étranglement. Et, après la brève parenthèse due aux divers confinements, les pics de pollution reprennent de plus belle, renouant avec la désormais longue hist


[1] J’emprunte et détourne un peu le terme d’« anarchéologie » à Michel Foucault (Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979-1980, EHESS-Gallimard-Seuil, 2012, pp. 77-78), qui le proposait pour caractériser l’étude de la « contingence », de la « fragilité », de la « non-nécessité essentielle » de « tout pouvoir ».

[2] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 140 (traduction française sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Le Livre de poche, 1999).

[3] Marc-Aurèle, Pensées à moi-même, VIII, 54 (traduction française d’Aié-Prosper Lemercier révisée par Cyril Morana, Mille et une nuits, 2005).

[4] Emanuele Coccia, « En plein air : ontologie de l’atmosphère », dans La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Rivages, 2016, p. 72.

[5] Ibid., p. 68, p. 42, p. 91 et pp. 72-73.

[6] Ibid., p. 41.

[7] Ibid., pp. 23-24.

[8] Ibid., p. 76.

[9] Coccia (ibid., p. 62) cite cette extraordinaire phrase du naturaliste et philosophe genevois Charles Bonnet dans ses Recherches sur l’usage des feuilles dans les plantes (1754) : « les Végétaux sont plantés dans l’Air. »

[10] V, 1303a25 (je cite l’édition des Œuvres complètes d’Aristote sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014).

[11] IV, 708d (traduction française d’Édouard des Places, Les Belles Lettres, 1951).

[12] Cicéron, Correspondance, Les Belles Lettres, 2021 (lettres n° 860 et n° 918).

[13] La Vie des plantes, op. cit., p. 104.

[14] Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile » et « “Ici la voix la de l’Algérie” », dans Sociologie d’une révolution (L’An V de la révolution algérienne), Maspéro, 1972, p. 49 et p. 69.

[15] Peter Sloterdijk, Sphères III : Écumes, traduction française d’Olivier Mannoni, Hachette, 2006, p. 79.

[16] Ibid., p. 89 (traduction modifiée).

[17] Ibid., p. 163-164 (Sloterdijk cite le discours de Canetti à l’occasion du cinquantième anniversaire de Hermann Broch, dans La Conscience des mots, traduction française de Roger Lewinter, Albin Michel, 1984,

Peter Szendy

Philosophe, Professeur en humanités à l'Université de Brown

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] J’emprunte et détourne un peu le terme d’« anarchéologie » à Michel Foucault (Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979-1980, EHESS-Gallimard-Seuil, 2012, pp. 77-78), qui le proposait pour caractériser l’étude de la « contingence », de la « fragilité », de la « non-nécessité essentielle » de « tout pouvoir ».

[2] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 140 (traduction française sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Le Livre de poche, 1999).

[3] Marc-Aurèle, Pensées à moi-même, VIII, 54 (traduction française d’Aié-Prosper Lemercier révisée par Cyril Morana, Mille et une nuits, 2005).

[4] Emanuele Coccia, « En plein air : ontologie de l’atmosphère », dans La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Rivages, 2016, p. 72.

[5] Ibid., p. 68, p. 42, p. 91 et pp. 72-73.

[6] Ibid., p. 41.

[7] Ibid., pp. 23-24.

[8] Ibid., p. 76.

[9] Coccia (ibid., p. 62) cite cette extraordinaire phrase du naturaliste et philosophe genevois Charles Bonnet dans ses Recherches sur l’usage des feuilles dans les plantes (1754) : « les Végétaux sont plantés dans l’Air. »

[10] V, 1303a25 (je cite l’édition des Œuvres complètes d’Aristote sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014).

[11] IV, 708d (traduction française d’Édouard des Places, Les Belles Lettres, 1951).

[12] Cicéron, Correspondance, Les Belles Lettres, 2021 (lettres n° 860 et n° 918).

[13] La Vie des plantes, op. cit., p. 104.

[14] Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile » et « “Ici la voix la de l’Algérie” », dans Sociologie d’une révolution (L’An V de la révolution algérienne), Maspéro, 1972, p. 49 et p. 69.

[15] Peter Sloterdijk, Sphères III : Écumes, traduction française d’Olivier Mannoni, Hachette, 2006, p. 79.

[16] Ibid., p. 89 (traduction modifiée).

[17] Ibid., p. 163-164 (Sloterdijk cite le discours de Canetti à l’occasion du cinquantième anniversaire de Hermann Broch, dans La Conscience des mots, traduction française de Roger Lewinter, Albin Michel, 1984,