Politique

Des gauches sans possibles ?

Philosophe, Politiste

Si les gauches ne portent pas d’avenir lisible et désirable, comment pourraient-elles résister à la droite conservatrice ? Face à la désolation des partisans de l’émancipation, il nous faut déplacer le regard vers les potentialités et puissances de ceux qui contestent les pouvoirs en place. Dès lors, pensées critiques, projection utopique et partis de changements peuvent s’engager dans une voie de réconciliation, au bénéfice du plus grand nombre.

La campagne pour l’élection présidentielle française illustre une fois de plus l’état de fragmentation et de décomposition des organisations politiques rattachées aux gauches. Elle témoigne aussi de la puissance inquiétante acquise par les thématiques portées par l’extrême-droite.

Pour rendre compte de ce nouveau rapport de forces entre partis et entre cultures politiques, les facteurs matériels et organisationnels occupent une place prépondérante. La crise des organes d’expression des forces de gauche, l’éloignement social, politique et éthique de ses représentants vis-à-vis des groupes qu’ils représentaient, le financement et la démultiplication des titres de journaux, de revues et des chaînes promouvant les idées de droite et d’extrême droite, les transformations de l’actionnariat des médias, en sont, parmi d’autres, des causes essentielles.

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Crises de la critique

Les facteurs intellectuels de cette transformation de l’échiquier politique dont nous sommes souvent les spectateurs atterrés ne sont pas pour autant négligeables. Parmi eux, il y a la distance voire la défiance, y compris à gauche, entre les professionnels de la politique et les idées des mouvements sociaux et intellectuels.

De la contestation néo-conservatrice des savoirs critiques, en vogue actuellement en France, au mépris des universités au plus haut niveau de l’État, en passant par l’usage intermittent ou instrumental des sciences pendant la pandémie actuelle et pendant les campagnes électorales : plusieurs épisodes récents viennent rappeler la dévalorisation, dans le monde de la politique et parmi les formations d’extrême-droite, de droite mais aussi de gauche, des idées rigoureusement contrôlées ou discutées, de celles et ceux qui les font vivre. Peut-on prétendre améliorer ou réparer le monde si l’on n’est pas vraiment attentif aux idées nouvelles et à leurs conditions matérielles et socio-économiques d’élaboration ?

Dans les universités et les laboratoires, c’est aussi la fragmentation qui domine, attisée sans doute par une tentation de repli face à l’hostilité croissante des pouvoirs, des médias et des politiciens. Du côté des sciences humaines et sociales, en particulier, les dernières décennies ont été marquées par une démultiplication des critiques de la réalité existante et des dénonciations des relations et des systèmes de pouvoir. Il y aurait lieu de s’en réjouir : l’état des choses est de plus en plus questionné et ausculté en vue de le rendre plus juste et plus vivable.

Mais malgré la croissance continue des diplômés, et donc d’un public potentiel des discours universitaires, les effets politiquement bénéfiques de cette hypertrophie de la critique paraissent faibles. Les divisons partisanes ou programmatiques de la gauche reflètent aussi l’éclatement de la critique sociale. Plus grave : les condamnations de l’existant peuvent proliférer, elles restent trop souvent jugées hors sol et, en définitive, inoffensives. Rien ne semble enrayer le mouvement de déliaison entre pensées critiques et partis de changement en faveur du plus grand nombre. C’est même l’impression contraire qui domine : le hiatus entre champ politique et champ intellectuel est devenu tel que, plus les gauches se divisent et s’affaiblissent, plus les critiques de l’ordre social se spécifient et se complexifient à l’instar de ce que donne à voir la configuration nord-américaine.

De cette situation vient sans doute le procès, devenu commun depuis quelques années, d’absence de véritable projet transformateur de la gauche. Certes, ce sentiment est d’abord la contrepartie directe de l’hégémonie des idées de droite extrême dans l’espace public. Car une diversité foisonnante de mesures, de réformes, d’alternatives concrètes et même – en période électorale – de programmes politiques coexistent en réalité dans le camp de l’autonomie, de l’égalité et de l’entraide. Mais derrière ce foisonnement de plus en plus large il manque tout de même un horizon clair, un dessein d’ensemble. Si les gauches ne portent pas d’avenir lisible et désirable, comment pourraient-elles résister aux droites conservatrice ou modernisatrice et à une extrême-droite n’ayant pour seule aspiration que de revenir à un passé fantasmé et défiguré ?

La boussole des possibles

Au cœur de cette dissociation entre critiques et politiques, entre programmes de mesures et tendances sociales de fond – véritable foyer de la crise des gauches depuis plusieurs décennies – il y a une ambivalence fondamentale sur ce qu’il faut tenir comme possible et sur la manière adéquate de s’y relier et d’en faire un principe d’action. Pour secondaire ou abstrait qu’il puisse paraître, ce problème est en réalité central d’un point de vue politique. Avant de le souligner, dissipons d’emblée un malentendu : évoquer les possibles, et leur meilleure appréciation, comme boussoles nécessaires pour transformer la réalité, ce n’est pas réduire le combat d’idées à une simple adaptation ou résignation à l’ordre existant.

Pour beaucoup, le possible n’est d’ailleurs, au contraire, que le souhaitable, ce qui appelle à être réalisé, un idéal attendant sa propre mise en œuvre. Donnez-nous un « monde d’après », quelques fidèles plus ou moins nombreux pour y croire et s’en faire les prosélytes zélés, et vous obtiendrez, moyennant sans doute des oppositions farouches et des luttes féroces, un nouveau monde.

Dit autrement : « Quand on veut, on peut » ; de la volonté suit la possibilité. Lorsqu’il n’est pas complice avec l’idéologie dominante du « tout est possible », ce volontarisme sans mode d’emploi, qui anime le désir de réforme plus ou moins radicale, est l’exact contraire de la stratégie. Voilà pourquoi, dans sa conception de la division du travail politique entre militants et intellectuels, le philosophe communiste italien Gramsci entendait corriger cet « optimisme de la volonté » partisane par le « pessimisme de l’intelligence » issu, selon lui, de la théorie marxiste. Ainsi concevait-il la rationalité pratique propre à son camp : comme une équation à la fois savante et intime entre la connaissance approfondie des contraintes de la réalité institutionnelle et sociale et les aspirations intraitables à modifier le monde capitaliste, entre une conscience des limites du possible dans une conjoncture donnée et un appel à leur franchissement indéfini.

Près d’un demi-siècle après la mort du révolutionnaire italien, Raymond Williams, un autre marxiste, envisageait, quant à lui, un nouage différent du savoir et du vouloir pour les socialismes et les gauches. « Être vraiment radical, écrivait-il à l’adresse, d’abord, des intellectuels engagés, c’est rendre l’espoir possible plutôt que le désespoir convaincant ». Dans le champ de la critique et des sciences sociales, la formule – qui est loin d’avoir eu le même succès que celle de Gramsci – invite à de nouvelles expériences de pensée. Et d’abord celle-ci : plutôt que de partir des limites du possible, regardons les possibilités effectives ou latentes du présent.

Après deux siècles d’enquêtes, les mécanismes de domination qui structurent l’ordre social sont en effet bien connus. Certes, leur inventaire ne peut jamais être achevé : il s’enrichit à chaque génération de nouveaux points de vue ; il demande à être actualisé à la lumière de l’histoire immédiate. Mais, pour les partisans de l’émancipation, les motifs de désespoir ne manquent pas. La défaite actuelle des gauches n’en est, au fond, qu’un composant supplémentaire. Face à cette impasse, une autre réflexion gagnerait à être renforcée : des raisons d’être des pouvoirs, déplaçons le regard vers les potentialités et puissances de ceux qui les contestent. De l’explication de l’existant, allons vers l’enquête sur les possibles.

Aucun irénisme dans ce changement d’angle de vue : pas question de remplacer un verre d’eau à moitié vide par le même verre qu’on aura décrété à moitié plein. Pas question non plus de nourrir un nouveau catalogue sans fin de luttes « inspirantes » et de souhaits irréductibles – à quoi beaucoup de programmes politiques finissent par ressembler en période de compétition électorale. L’analyse des espérances d’une époque serait de peu de valeur théorique et pratique si elle n’allait de pair avec celle des obstacles qu’elles rencontrent.

L’essentiel tient à ce qu’en imaginant l’avenir et en pensant l’action, le savant et le politique ne soient plus condamnés aux possibilités abstraites ni aux devenirs probables. Les utopies et les prévisions ont en effet été les techniques politiques privilégiées pour relier le présent à l’avenir et le savoir à l’agir. Les programmes (de cette élection comme des autres) en témoignent : vœux pieux et statistiques dialoguent et s’y succèdent toujours et encore.

Or l’utopie tend à détacher l’avenir désirable du présent vécu ; et la prévision, à prolonger le passé pour prédire le futur. La première absolutise la distance du possible et du réel tandis que la seconde la dénie. Du jeu d’aller-retour et de miroir entre ces rapports à l’avenir dérive au passage le partage figé, et réducteur, entre révolutionnaires (« utopistes ») et réformateurs (« réalistes »). Entre ces deux manières usées de nouer la connaissance théorique et la politique transformatrice, il faudrait ménager une autre voie. Cette voie, c’est la recherche non pas de « possibles » préexistants en attente de leur réalisation mais de possibles à explorer et inventer, d’abord par une interprétation de ce que le présent rend ou non faisable : la recherche de possibilités réelles.

Cartographie nouvelle

Pour entamer cette quête, commençons par reconnaître que la définition du possible fait l’objet d’une lutte sans merci, que ce conflit est même l’un des ressorts fondamentaux de la politique moderne et des relations de pouvoir. La pandémie récente a livré de ce combat un concentré sans équivalent puisque nous y avons appris chaque jour à comparer et à opposer des prévisions épidémiologiques et économiques, à soupeser des anticipations du « monde d’après », à essayer de nous projeter souvent sans grands succès.

Bourdieu l’avait bien vu dans ses Méditations pascaliennes, livre tardif dans son parcours, écrit pour cette raison en forme de bilan : au sein des « luttes à propos du sens du monde social », écrivait-il, celles qui portent sur « son orientation, […] son devenir, […] son avenir » représentent « l’un des enjeux majeurs […] : la croyance que tel ou tel avenir, désiré ou redouté, est possible, probable ou inévitable peut, dans certaines conjonctures, mobiliser autour d’elle tout un groupe et contribuer ainsi à favoriser ou à empêcher l’avènement de cet avenir ». C’est dans cette brèche que pourrait opérer un travail de cartographie de possibles « plus ou moins improbables », suggérait-il, apte à ouvrir l’avenir et à inciter à l’action.

Apparaissaient aussi, en passant, les limites de la critique qu’il avait déployée jusqu’alors et du pari, qui avait été le sien, d’une politique de la prise de conscience des déterminations sociales et d’une mobilisation qui reposerait avant tout sur la diffusion d’une connaissance critique des dominations. La tâche inaugurale et irréductible d’un nouveau savoir ayant pour terrain le possible consiste alors à dessiner, avec le plus de précisions, le théâtre de la guerre symbolique pour la définition des possibles légitimes, tout l’arsenal des instruments de préemption et de canalisation des possibles – avec aujourd’hui, parmi eux, les algorithmes – opérées constamment par les puissances publiques et privées.

L’enquête sur les possibles ne peut s’arrêter au dessin de ces lignes de front. Elle doit aussi s’attacher à reconstruire l’ensemble de forces immanentes représentées par les formes théoriques et pratiques de l’espérance. Les questions à traiter sont nombreuses. Qui espère et qui est résigné ? Autrement dit : sachant qu’il est établi que la « capacité à espérer » n’est jamais distribuée de manière égale dans la société et qu’elle tend à diminuer ou à osciller avec les ressources et les discriminations subies, à quelles conditions sociales peut-on accéder à un possible distinct du probable de la destinée comme de la rêverie sans lendemain ? Et l’enquête, de se poursuivre à partir de là.

Quels sont dès lors les effets concrets et visibles des convictions utopiques ? Où sont les institutions et expérimentations alternatives et contre-hégémoniques et quels sont, dans la multitude des secteurs d’activité sociale (santé, écologie, culture, école, production, alimentation, énergie, etc.), leurs visées, leurs contenus, leurs manières de fonctionner et de dysfonctionner ? À quelles conditions peuvent-elles s’améliorer, survivre et se multiplier ? Comment la puissance publique pourrait-elle, pour peu qu’elle le souhaite, favoriser leur développement et leur viabilité ? Et comment l’hypothèse de la catastrophe écologique transforme-t-elle toutes les pratiques de projection et d’espérance ? Au fil d’une recherche qui serait guidée par ces interrogations, c’est toute une carte des possibles, avec les dynamiques qui les soutiennent et les divers obstacles qu’elles rencontrent, qui est susceptible d’apparaître.

Arrimer l’imagination politique à une effectivité déjà existante : l’examen historique montre par ailleurs que ce projet intellectuel n’a rien d’extravagant ni d’abstrait. Il aura même traversé avec insistance les gauches historiques et la pensée socialiste, une certaine philosophie marxiste ou postmarxiste (qui irait de Ernst Bloch et les théoriciens de l’École de Francfort à Cornelius Castoriadis) et l’essor des sciences sociales (de Gabriel Tarde à Luc Boltanski, sans oublier Marx et Weber, à l’origine de ces questionnements). Pour aborder l’avenir, les socialistes du XIXe siècle n’avaient en effet pas séparé la science, l’utopie et l’émancipation.

Le XXe siècle et, avec lui, une grande partie de la tradition communiste comme les nouvelles disciplines des sciences de l’homme et de la société ont au contraire dissocié ces pratiques au point même d’opposer sans nuances les faits et les conjectures, la science de l’histoire et la projection utopique, toujours au détriment du second terme. Voilà pourquoi le fantasme encore vif de l’ingénierie sociale a tant contribué aux atrocités inoubliables des cent dernières années. La cartographie des espoirs et des possibilités pratiques que nous voudrions développer ne saurait se confondre avec leur planification.

En termes de savoir comme de politique, l’enjeu d’une science sociale du possible n’est pourtant pas spéculatif avant tout, mais bel et bien stratégique. Il s’agit de dépasser l’injonction écrasante à la Realpolitik sans sombrer dans l’idéalisme ou l’utopisme abstrait.

Quelques mois d’une campagne électorale n’y suffiront assurément pas. Formuler et promouvoir une telle perspective de recherches peut même paraître à mille lieues des problèmes de l’élection présidentielle. L’adoption éventuelle d’un meilleur sens du possible n’en est pas moins d’autant plus urgente à un moment où la réalité de l’anthropocène modifie en profondeur les temporalités et les marges de l’agir politique.

L’utopisme renouvelé et réflexif dont ont besoin les gauches, et que peuvent alimenter les théories et les sciences sociales, n’a pas vocation à se substituer à l’engagement et à la mobilisation. Mais sans son concours, toutes les bonnes volontés pourraient bien se heurter à la décomposition en cours, et les conceptions hors sol du possible nourrir à nouveau un sentiment amer d’impuissance puis de désolation.

 

NDLR : Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre viennent de publier aux Éditions La Découverte La perspective du possible. Comment penser ce qui nous arrive, et ce que nous pouvons faire.


Haud Guéguen

Philosophe, Maîtresse de conférences au Conservatoire national des Arts et Métiers (Cnam)

Laurent Jeanpierre

Politiste, Professeur à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne