Le reporting, cet inutile rituel d’entreprise
Tous les vendredi soirs, des milliers de salarié·es écrivent leur PPP. Le « pipipi », car c’est de l’anglais, veut dire « progress, plans, problems ». Avant de partir en week-end, on y explique les progrès accomplis dans la semaine, son programme pour la suivante et les problèmes rencontrés, puis on l’envoie à son ou sa chef·fe. Dans une ancienne start-up de l’AdTech (en fait un intermédiaire dans la vente de publicité) devenue filiale d’un grand groupe européen, ce reporting hebdomadaire donne lieu à des retours environ une fois sur dix. Un employé a même cessé d’en écrire pour voir ce qui se passerait. Résultat : rien. Son chef ne s’en est pas aperçu, ou bien n’a pas jugé nécessaire de le réprimander.
Quand j’ai écrit Imposture à temps complet : pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde, les personnes que j’ai rencontrées citaient souvent le reporting comme l’archétype du « bullshit job », ces tâches à l’utilité douteuse qui empoisonnent la vie professionnelle (« job » signifie d’abord « tâche » en anglais).
Bien qu’il soit rarement défini, le reporting tel qu’on l’entend dans le monde du travail se caractérise par trois éléments. C’est un rapport 1/ périodique, 2/ standardisé et 3/ destiné à des personnes ou des organisations auxquelles on est subordonné[1].
D’après Weekdone, une société qui vend un logiciel de gestion des PPP, le reporting doit rendre les organisations plus efficientes en permettant aux managers de planifier les tâches au mieux. Il permettrait également plus de transparence et une meilleure circulation de l’information[2].
Des universitaires ont mené quelques études auprès de salarié·es (et non pas uniquement de managers, comme c’est souvent le cas). Ils et elles ont constaté que cette vision idéalisée du reporting ne correspond pas forcément aux faits. Une équipe norvégienne a, par exemple, analysé les « stand-up meetings », un reporting quotidien fréquemment utilisé en développement informatique lors duquel les participant·es doivent être debout (aucun rapport avec la comédie « stand-up »). Après avoir réalisés 60 interviews et assisté à 79 stand-up meetings, ils et elle se sont aperçus que les informations qu’on y partageait étaient très souvent soit déjà connues, soit inutiles pour les personnes présentes[3].
Un manager de PME disait déjà, dans une autre étude réalisée au début des années 1990, que, dans une organisation, « les succès et les échecs sont évidents pour tout le monde ». Pour lui, les systèmes de mesure sont un luxe et ne sont pas nécessaires pour savoir si l’entreprise fonctionne bien[4]. En effet, si une tâche est claire pour celle qui l’effectue comme pour sa hiérarchie, le contrôle se fait mécaniquement : la tâche est réalisée ou elle ne l’est pas.
Trois piliers, trois impasses
Le reporting pêche dans chaque partie de sa définition. Premièrement, puisque le reporting s’adresse à des personnes auxquelles on est subordonné·e, celles et ceux qui le rédigent ont forcément un conflit d’intérêt. Plutôt que de transmettre l’information honnêtement, ils et elles ont de bonnes raisons de se mettre en avant, ou en tous cas de cacher leurs propres manquements.
Deuxièmement, la périodicité ne permet pas forcément une meilleure gestion de l’information. Pour accomplir une tâche, les salarié·es transmettent ou demandent de toutes façons les données nécessaires à sa réalisation avant la date à laquelle est fixé le reporting.
Troisièmement, la standardisation garantit que le reporting n’est pas adapté aux tâches à accomplir, dès que celles-ci ne sont pas elles-mêmes standardisées. Lorsque des salarié·es doivent produire des analyses ou donner des formations, le reporting tend à mesurer non pas le travail effectué mais simplement le temps passé, le nombre de pages produites ou le nombre de participants.
Ces limites étaient déjà très claires à la fin des années 1980. Un haut-fonctionnaire gestionnaire d’entreprises publiques comme il en existait à l’époque mettait en garde les cadres, dans un ouvrage paru en 1991. Il y expliquait que les systèmes de pilotage d’une organisation font face à un redoutable obstacle, le reporting hiérarchique[5]. On ne peut évidemment pas diriger une organisation sur la base des rapports de salariés-godillots[6].
Avec la pandémie de Covid, une nouvelle approche se développe : le reporting automatisé. Les managers demandent à leurs subordonné·es d’installer des logiciels de surveillance qui traquent leurs faits et gestes pendant les heures salariées, et parfois au-delà[7]. Les écueils du reporting ne sont nullement surmontés puisque les salarié·es adaptent leur comportement aux désirs supposés de leur hiérarchie.
Puisqu’il ne permet pas de collecter des informations fiables ou de les faire circuler, on peut se demander à quoi sert le reporting. Rédiger ces rapports prends un temps fou, et les logiciels espions coûtent cher. Si les entreprises se comportaient comme le prévoit la théorie économique néoclassique, elles devraient immédiatement faire cesser cette pratique.
Mais il faut croire que la recherche de l’efficience ne guide pas tout le monde. Dès l’apparition du reporting en France dans les années 1980 et surtout 1990, certains dirigeants ont bien conscience de l’inanité du concept. Dans une enquête du milieu des années 1990, certains laissaient entendre que l’important, dans le reporting, était de « faire semblant d’y croire[8] ».
Un rituel d’entreprise
Plus qu’une technique managériale, le reporting est un rituel[9]. Il permet de montrer son appartenance à un certain groupe social en utilisant des termes et des techniques incompréhensibles pour le reste de la société. Des dirigeants peuvent ainsi choisir d’utiliser un certain type de reporting pour montrer à leurs contreparties (par exemple des investisseurs) qu’ils se comportent comme les autres membres de leur groupe.
Cette perspective institutionnaliste explique le reporting bien mieux que la théorie néoclassique. Elle permet aussi de comprendre pourquoi le phénomène a fait irruption en France à la fin des années 1980, venant remplacer le terme de « rapport périodique » employé jusque-là.
La première mention du mot dans les archives du Monde date de 1986[10]. À l’époque, le nouveau P-DG du groupe Thomson avait demandé à ses chefs d’unités d’atteindre des objectifs chiffrés et de rédiger un tableau de route mensuel. « Cette technique dite de “reporting” est qualifiée de “menace permanente” », écrit le journaliste, puisque les chefs d’unités savaient que chaque rapport pouvait donner lieu à des réprimandes.
Le reporting, qui a montré dès le départ qu’il ne tenait pas ses promesses, porte en lui une vision politique. Il s’oppose implicitement à la logique de contrôle, où une institution vérifie l’adhérence d’une autre à des règles prédéfinies[11]. Plus besoin d’inspection du travail ni de services d’hygiène ; l’omniprésence du reporting autorégulateur doit garantir l’harmonie sociale à moindre coût.
Cette logique exprime une défiance envers les institutions de l’après-guerre comme les grosses entreprises et l’État. Les défenseurs de la loi organique relative aux lois de finances (la LOLF) de 2001, qui introduisit le reporting dans l’administration[12], avaient à cœur de dénoncer un manque de « performance ». En brandissant en étendard le mythe d’une administration trop grasse, les hérauts du reporting se voyaient comme les rénovateurs de l’État.
Double échec
Vingt ans plus tard, on ne peut que constater l’échec de leur programme. L’administration centrale française publie une partie de son reporting sur la page « performance de la dépense » du ministère du Budget. Depuis le vote de la LOLF en 2001, chaque action de l’administration est liée à un objectif. Le ministère des Affaires étrangères est ainsi chargé de veiller à la sécurité des Français·es à l’étranger. Le reporting associé à cette mission tient en deux indicateurs. Le premier est le temps d’attente moyen d’un appel (3 minutes et demie en 2020). Le second est le nombre de visites sur la rubrique « Conseils aux voyageurs » du site diplomatie.gouv.fr. Pour 2020, la sécurité était considérée acquise à partir de 8,15 millions de clics[13]. Objectif explosé avec 32 millions de clics[14] : on devrait en déduire que la sécurité des Français·es à l’étranger n’a jamais été aussi bonne. Ou tout l’inverse, ou rien du tout !
Tout comme le reporting en entreprise, les limites du reporting appliqué à l’administration étaient connues dès les premières années de son introduction. Au Royaume-Uni, où la technique fut déployée à la fin des années 1970, des rapports officiels dénonçaient dès les années 1980 l’augmentation considérable de la paperasse provoquée par ces nouvelles méthodes, sans constater d’augmentation de la productivité[15].
Dans le public ou dans le privé, le reporting reste une pratique culturelle, un rituel qui témoigne d’un rejet du « Big Government » de l’après-guerre et d’un attachement aux valeurs du néolibéralisme. Mais ses effets sont beaucoup plus profonds. En exigeant de faire plaisir à ses supérieur·es, et en utilisant une standardisation pas toujours adéquate, le reporting impose de se détacher de la réalité.
Les réformes de l’hôpital public dans les années 1990 et 2000, par exemple, devaient permettre des soins plus efficients. Les hôpitaux fournissent désormais un reporting au ministère de la Santé et sont payés en fonction de leur activité déclarée (ce qu’on appelle la tarification à l’acte ou T2A). Le personnel soignant tout comme les universitaires spécialistes de la santé partagent largement le constat que la T2A n’est pas plus efficiente qu’un financement au forfait. En revanche, l’augmentation du reporting est vertigineuse, puisque chaque acte fait l’objet d’un codage spécifique, qui seul donne lieu au paiement par le ministère. Un sociologue décrit ce système comme une « tricherie généralisée », puisque les hôpitaux interprètent les opérations effectuées de manière à maximiser leurs revenus[16]. L’information (savoir quels actes ont été effectivement effectués) en prend un coup et l’argent dépensé en reporting manque cruellement ailleurs.
Dans un genre complètement différent, l’Organisation internationale de normalisation (ISO) affirme « aider à protéger l’environnement » et « combattre le changement climatique » grâce à sa norme ISO 14001[17]. La certification « ISO 14001 » est souvent indispensable à une entreprise pour être labellisée « verte » ou « durable ». Pourtant, lorsque l’on consulte les documents de reporting correspondants à la norme en question, on s’aperçoit qu’il n’est jamais question de limiter la pollution ou de restaurer des habitats naturels. Parmi les 76 items à remplir, pas un ne correspond à une action concrète. Il s’agit au contraire de créer des « procédures de gestion environnementale », de les documenter et de les partager au sein de l’organisation. Ce genre de certifications tient plus « de la procédure que de la substance », pour reprendre l’euphémisme d’un chercheur sur le sujet[18]. Un autre chercheur a enquêté sur l’industrie du papier au Québec. Il a montré que les usines certifiées ISO 14001 avaient tendance à émettre plus de pollution que les usines non certifiées[19].
Que ce soit à l’hôpital en codant les actes sans se soucier de ceux effectivement réalisés, ou en remplissant pour obtenir le label ISO 14001 des documents de gestion environnementale sans rapport avec la pollution émise par l’entreprise, le reporting exige de se détacher complètement de la réalité pour adhérer aux souhaits de la personne ou de l’organisation à qui il est destiné.
Le reporting n’est donc pas qu’une mauvaise manière de faire circuler l’information dans une organisation : en obligeant les personnes qui le rédigent à se détacher de la réalité, il les pousse dans un engrenage où la pensée critique cède le pas au respect dû à son supérieur, où le bien-être professionnel n’émane plus du travail accompli, mais de la satisfaction apportée à sa hiérarchie. C’est précisément l’une des dimensions de la « personnalité autoritaire » décrite par Theodor Adorno et ses collègues dans les années 1950[20].
Sous couvert d’une technique managériale, le reporting fait le lit d’un courant politique. La rédaction du PPP ne fait pas d’un·e salarié·e un militant d’extrême droite. Mais en encourageant l’absence de réflexion et l’assentiment inconditionnel à l’autorité, il a sans doute contribué à la droitisation de la société.
NDLR : Nicolas Kayser-Bril vient de publier Imposture à temps complet. Pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde, aux Éditions du Faubourg