En Russie, la potentialité émancipatrice du peuple
À l’heure où, notamment en Russie, le populisme est accusé de mêler sciemment la dimension sociale et la dimension ethnique du « peuple » au point de les rendre indissociables, afin de laisser croire en une homogénéité de la nation soudée face à ses ennemis et solidaire des manœuvres guerrières de ses dirigeants, l’étude du populisme russe apparaît politiquement salutaire : elle permet de contester la confiscation de l’histoire et de la diversité du peuple russe par le pouvoir actuel, en pointant l’existence de traditions radicalement opposées au prétendu « populisme » poutinien et en rappelant qu’il existe derrière les tsars et leurs héritiers un peuple russe pluriel, potentiellement hostile à ses maîtres et susceptible de se mobiliser.
De ce point de vue, si les guerres extérieures sont évidemment pour les autorités un moyen de redorer un blason affaibli par les difficultés internes, elles peuvent également être à l’origine de vastes mobilisations populaires. Et c’est particulièrement vrai en Russie si l’on se rappelle 1905 et, bien évidemment, 1917.
Le mouvement populiste russe, qui a secoué l’empire des tsars pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle, fait figure de grand absent dans la masse considérable d’articles et d’ouvrages consacrés au phénomène populiste[1]. Et de fait, le phénomène a peu à voir avec ce que l’on considère habituellement comme les phénomènes populistes typiques, qu’il s’agisse du populisme dit « de gauche » – le péronisme argentin, la tradition populiste nord-américaine – ou du populisme « de droite », incarné par des dirigeants tels que Trump, Poutine ou Bolsonaro. D’ailleurs, l’unité lexicale du terme « populisme » est en partie un leurre : la langue russe distingue le terme désignant le phénomène spécifiquement russe – narodnitchestvo (de narod, le peuple) – du populism, néologisme calqué sur le terme occidental et servant désormais à désigner les réalités actuelles.
Populisme et démagogie
Le populisme contemporain se définit comme un phénomène spécifiquement lié à la démocratie parlementaire et au soupçon oligarchique qui pèse sur elle : principalement, si ce n’est exclusivement, électoral, le populisme reposerait sur un rejet des institutions constitutives de ce même régime électoral et des personnes qui l’incarnent, les élites politiques en premier lieu. Il semble donc commode de relire le phénomène à l’aune de l’opposition tracée par Weber entre l’abstraction formelle de l’autorité légale-rationnelle (constitutive des bureaucraties modernes) et l’immédiateté émotionnelle mobilisée par les leaders charismatiques[2] qualifiés de « populistes ». Et cela s’avère encore plus probant lorsqu’on s’interroge sur les ressorts du charisme et la manière dont les leaders en question mobilisent des manières d’agir et de parler semblables à celles de ce qu’ils considèrent être le peuple.
Une telle opposition, descriptive, contient cependant une tendance normative plus ou moins explicitée : en effet, en opposant la réflexion à l’attrait du charisme, l’abstraction au sentiment et, partant, la complexité à l’immédiateté, elle nourrit le reproche adressé au populisme de reposer fondamentalement sur une forme de démagogie assumée et de méconnaître ainsi les élaborations, les médiations et les compromis constitutifs de la politique[3]. Et par un glissement plus ou moins conscient, c’est généralement l’usage même du terme « peuple » en politique qui se trouve alors stigmatisé. Inversement, cette dimension incarnée et émotionnelle du populisme est l’une des dimensions qui permet à certains auteurs – Ernesto Laclau et Chantal Mouffe notamment[4] – d’en faire le paradigme de la politique véritable, par opposition aux mécanismes socio-économiques anonymes et aux procédures de gestion qui les accompagnent.
L’intérêt du populisme russe, dans cette perspective, est d’offrir, si l’on accepte d’inclure le narodnitchesvo russe dans la constellation populiste, un élément de comparaison permettant de décentrer le regard. Historiquement, en effet, le populisme intervient à une époque marquée par l’absence à peu près totale d’institutions électives et se conçoit avant tout comme un mouvement pédagogique qui, s’il met le « peuple » au centre de ses préoccupations, ne le conçoit pas principalement comme un sujet politique constitué et porteur d’aspirations déjà données mais comme un interlocuteur problématique, qui n’existe précisément pas encore en tant que sujet collectif. Ce mouvement, sa doctrine et ses pratiques manifestent donc d’autres tendances propres à l’usage politique du mot peuple, qu’il vaut peut-être la peine de rappeler aujourd’hui, alors que la construction politique d’identités collectives mobilisables fait problème.
Aux origines du populisme russe
On désigne, sous le terme même de « populisme russe », des choses potentiellement assez diverses[5]. Il s’agit d’abord d’une catégorie exogène, qui n’est que peu à peu appropriée par les théoriciens et les activistes du mouvement et qui constitue au départ un stigmate caricatural : est taxé de « populiste » tout discours politique qui fait appel, d’une manière ou d’une autre, à cette réalité floue qu’est « le peuple » en tant que sujet politique à venir. C’est pourquoi, au sein du populisme russe entendu au sens large, on trouve en réalité une diversité de courants qui couvrent un large spectre, allant du scientisme au mysticisme et de l’anarchisme au libéralisme.
Tous ces courants partagent cependant une matrice commune : l’idée selon laquelle la Russie est encore au seuil de l’histoire puisqu’il n’y existe pas véritablement de sujet collectif susceptible d’évoluer selon une trajectoire cumulative qui lui soit propre. Le peuple russe est donc en premier lieu considéré non pas comme déterminé par des caractéristiques objectivables mais comme un élément spectral qu’il s’agit de faire exister en s’adressant à lui, c’est-à-dire comme le destinataire à la fois problématique et inévitable de tout discours d’idée aux prétentions politiques.
Ce que les populistes vont donc aller chercher dans ce peuple, ce sont avant tout des moyens de tisser une langue commune entre, d’une part, l’intelligentsia et ses aspirations socialisantes, et, d’autre part, un vécu historique massivement partagé. Puisque le peuple est un sujet politique embryonnaire, il importe de faire fond sur des pratiques et des institutions certes déjà existantes mais auxquelles il convient de conférer une nouvelle dimension ; et la diversité de ces pratiques explique la diversité du populisme russe : selon qu’on place l’identité populaire russe dans la révolte, la propriété foncière collective, une morale de la fraternité, un modèle d’économie domestique rival au marché, etc., les théories populistes peuvent être très diverses.
En tout cas, la matrice discursive reste la même : il s’agit d’exhiber une potentialité émancipatrice au sein du peuple et de construire à partir d’elle (et en l’opposant potentiellement à d’autres pratiques tout aussi populaires devant être réprimées) non seulement un modèle de société mais également un scénario du changement social. C’est cette dimension de potentialité attachée au concept de peuple qui sépare le populisme de toute forme de démagogie : conscient de sa tâche politique, c’est-à-dire de la nécessité de changer une réalité sociale et les comportements qui la reproduisent, le courant reconnaît la nécessité de sélectionner certaines caractéristiques du peuple et de leur conférer une dimension systématique.
Un populisme identitaire ?
Comme on le voit, une telle perspective permet de remettre en question la composante identitaire prétendument constitutive du populisme. La plupart des théories contemporaines insistent en effet sur cette dimension identitaire, fût-elle « négative », du terme « peuple » : Ernesto Laclau et Chantal Mouffe en font par exemple un signifiant vide[6], qui n’a d’autre but que de marquer l’existence de deux camps irréconciliables, le peuple et l’élite, afin de constituer de manière performative le sujet collectif qu’elle désigne, moyennant quelques arrangements idéologiques et la construction d’un imaginaire affectif incarné dans des leaders charismatiques.
En ce sens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe vont jusqu’à faire du populisme une forme de paradigme du discours politique, lequel suppose, dans une perspective reprise à Schmitt, la définition d’un ennemi, contrairement au pur discours gestionnaire qui ne considère la pratique que dans sa dimension administrative, c’est-à-dire comme un ensemble de problèmes objectifs à régler selon des procédures techniques.
Dans cette perspective, le populisme peut désigner la forme exacerbée de l’affirmation de la politique – avec ses alternatives, ses récits de lutte, ses personnages, etc. – contre la réduction de cette dernière à la simple administration la plus efficace possible des choses, selon des critères et avec des moyens considérés comme indiscutables. Mais cette perspective pose en réalité des problèmes insurmontables. Premièrement, elle interdit tout programme politique précis, toujours susceptible d’être clivant et donc de menacer l’unanimité que doit manifester le « peuple » ; deuxièmement, elle ne semble admettre comme alternative aux institutions et aux médiations politiques (les partis, les assemblées etc.) que le seul referendum, qui permet de faire exister le peuple de manière à la fois immédiate, ponctuelle et permanente, par une série discontinue d’actes individuels, en réalité médiatisés par la présence d’un État toujours déjà là.
Tout l’intérêt du phénomène historique que constitue le populisme russe est de battre en brèche cette volonté d’immédiateté, qui fait nécessairement fond sur des identités données et ponctuelles. Le populisme, dans ses diverses manifestations, est inséparable d’un projet pédagogique et institutionnel qui fait de l’existence du peuple comme sujet collectif le produit d’un processus de long terme : éducation populaire, fondation d’organisations diverses, d’espaces publics de débat etc. La conception de la tâche politique sous-jacente au populisme russe, de même que sa temporalité, sont donc très différentes de celles que se donnent les leaders populistes (et leurs théoriciens), il ne s’agit non pas de produire par le discours un effet de reconnaissance immédiat mais d’accompagner sur le long terme une émancipation entendue, de manière assez traditionnelle, comme une prise en main consciente et progressive de son existence.
Le populisme comme horizon du discours politique
La perspective populiste, entendue en ce sens, manifeste peut-être effectivement, sous une forme exacerbée une autre caractéristique constitutive de tout discours politique émancipateur. Elle rappelle en effet que le discours théorique, s’il entend avoir une quelconque efficace, doit s’inscrire dans un grand récit où il trouve son rôle : dans une situation initiale donnée, une intervention – le discours d’idée, sa diffusion, sa mise en pratique – vient modifier les coordonnées de la situation en question. Le discours politique suppose donc qu’on fasse l’hypothèse que le monde est irréductible à sa dimension factuelle (passée et présente) et que l’on se projette dans un avenir en intervenant dans le présent.
C’est pourquoi l’approche purement objectivante du monde social et de ses entités, incapable de laisser ouvert le moindre récit, est refusée par le populisme, ce qui se manifestera notamment lors des débats qui opposeront certains de ses théoriciens au le marxisme : le flou et la complexité du terme « peuple », par opposition à une « classe » définie de manière objective, sert précisément à le constituer en personnage historique, à ne pas le figer dans son existence passée et présente mais à le reconnaître dans son potentiel et, partant, dans l’opportunité qu’il offre de s’adresser à lui et de le tirer dans un sens plutôt que dans un autre.
Le populisme assume donc, et souvent explicitement, la part de récit mythique associée à « son » peuple en accordant une grande attention à la littérature, qu’il s’agisse d’esquisser par anticipation les grandes lignes du scénario du changement social ou de dessiner des militants et des situations idéal-typiques. Mais ce mythe a une dimension prospective et performative assumée : il reste absolument inséparable des pratiques militantes réelles qui entendent contribuer à le faire advenir.
Actualité du populisme
Par opposition à la perspective qui fait du populisme une pathologie propre aux démocraties contemporaines ou qui, croyant y voir l’essence de la politique, rabattent cette dernière sur sa dimension électorale, le cas du populisme russe permet donc de rattacher le populisme, ou en tout cas l’un des usages politiques possibles du mot « peuple », à l’histoire longue des rapports entre théorie sociale, récit de soi et émancipation[7]. Contrairement à un postulat manifestement partagé par les défenseurs et les critiques du populisme, ce qui s’y joue n’est pas affaire de simple reconnaissance ponctuelle et immédiate mais de constitution, sur le temps long, d’un sujet politique conscient de soi.
Le populisme russe permet donc de nourrir le refus de rabattre l’attention politique portée au peuple sur la pure et simple démagogie. Et de réfléchir à nouveaux frais, après la disparition de l’un des grands référents politiques « populaires » du XXe siècle, la classe ouvrière, à ce que peut être une identité politique contestataire.
D’un point de vue plus ponctuel, il permet également de refuser au discours du pouvoir russe contemporain l’invocation d’une tradition autoritaire nationale, mâtinée de pensée irrationaliste et vaguement religieuse. La Russie est certes le pays de l’autocratie, du stalinisme et du rétablissement de l’ordre poutinien. Mais elle a connu également des révolutions et des mouvements politiques réellement démocratiques, dont le populisme est l’un des avatars les plus centraux. Et l’histoire des idées politiques peut ainsi servir à démasquer les impostures logées dans les grands récits nationaux, lorsqu’ils prennent la forme de mythes essentialisant, en exhumant les mouvements intellectuels et politiques auxquels on a refusé la canonisation de la « tradition ».