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À Kyiv et Kharkiv, ces lieux où tombent les bombes

Architecte et historien

Du site de Babi Yar à Kyiv, lieu phare de la Shoah ukrainienne par balles, au Derzhprom, structure constructiviste de la place de la Liberté de Kharkiv, qui matérialise l’idée d’une puissance ukrainienne autonome, les cibles de l’armée russe revêtent une forte charge symbolique. Elles mettent notamment au jour la continuité entre l’URSS dont Poutine entretient une certaine nostalgie et le nouvel empire qu’il tente de bâtir.

Un bref voyage effectué en Ukraine il y a huit mois prend soudain une résonance inattendue, comme celle que provoquent les combats dans les villes du Yémen où j’avais passé un été il y a quarante ans. Les quartiers de Kyiv et de Kharkiv sur lesquels pleuvent depuis le 24 février les obus, les roquettes et les missiles de l’armée de Vladimir Poutine sont précisément ceux que j’avais arpentés, à la découverte de sites et d’édifices d’une forte signification historique.

Les frappes avec lesquelles l’émetteur de télévision de Kyiv fut temporairement mis hors d’usage le 1er mars ont visé un ensemble de bâtiments réalisés dans les années 1980, dans le langage à la fois monumental et brutaliste qui était celui des programmes publics soviétiques, et sur lequel règne une tour métallique implantée en 1973. Sans atteindre à l’élégance de la légendaire antenne du Komintern érigée à Moscou par le génial ingénieur Vladimir Choukhov, cette structure en treillis d’acier portée par trois pieds est un des repères les plus marquants du paysage de la capitale ukrainienne.

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Dans les dernières décennies de l’Union soviétique, la tour était aussi un signal, indiquant à ceux qui voulaient le savoir la présence à ses pieds d’un site dont elle n’était séparée que par une fragile clôture, et dont le sens était alors en grande partie occulté : Babi Yar, ou le « ravin des bonnes femmes ». C’est sur ce terrain escarpé que les nazis massacrèrent pendant deux jours de septembre 1941 les 34 000 Juifs de la ville, avant que d’y poursuivre quotidiennement jusqu’en 1943 des assassinats méthodiques. Avant que l’Armée rouge ne reprenne Kyiv, ils s’efforcèrent, comme plus tard à Auschwitz, d’effacer les traces de leur crime en brûlant les restes humains enfouis sommairement sur le terrain.

Loin de préserver ce lieu et d’y commémorer le massacre que des membres de la communauté juive de Kyiv avaient relaté, avant que la campagne antisémite de Staline ne les réduise au silence, les Soviétiques le laissèrent à l’abandon, avant d’y stocker les déchets liquides d’une briqueterie, mal contenus par un barrage en terre qui céda en 1961, entraînant avec lui des centaines de victimes. Cet épisode fut soigneusement censuré par les médias. La même année, le jeune poète Evgueni Evtouchenko publia dans la Literatournaïa Gazeta un poème dénonçant à la fois le massacre nazi et son effacement, commençant ainsi : « Sur Babi Yar, pas de monument. Un ravin abrupt, telle une dalle grossière ». Je me souviens parfaitement de la lecture qu’il en fit à la Salle de la Mutualité en avril 1964, lors d’une soirée consacrée aux jeunes poètes soviétiques.

Anatoli Kouznetsov, qui avait, adolescent, traversé les années de l’occupation publia en 1966 dans la revue Novy Mir son « document en forme de roman », récit bouleversant que la vigilante censure soviétique n’avait pu émasculer. Publié plus tard en Occident sous sa forme originale, Babi Yar reste dans sa nudité le principal témoignage sur la ville et le ravin pendant la guerre. En 2006, Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, ont nappé le document de Kouznetsov d’une couche fictionnelle.

Volodymyr Zelensky a eu beau jeu de souligner la proximité du centre de télévision bombardé et du théâtre d’un épisode déterminant de ce qu’il est convenu d’appeler la Shoah par balles.

Une même sédimentation s’est produite sur le site même, d’abord transformé en parc en 1962, puis gratifié en 1976 d’un monument commémorant la mort de victimes soviétiques, sans qu’il ne soit nullement fait état des Juifs, implanté au milieu des pelouses et des bosquets d’un espace vert tracé au cordeau, selon les stéréotypes du paysagisme officiel, pendant qu’une végétation plus libre envahissait peu à peu les creux et les bosses du terrain. La succession continue des décharges, des exhumations, des crémations et des constructions a laissé des traces parfois visibles, mais le plus souvent difficiles, sinon impossibles à détecter. Les transformations de la topographie, la création d’infrastructures et d’un large éventail de bâtiments ont combiné leurs effets avec la destruction des différents cimetières présents sur le site depuis le XVIIIe siècle.

Tous les éléments historiques n’ont pas été effacés, mais ils sont éparpillés dans l’immensité de la zone, où les objets construits coexistent avec de larges zones, dans lesquelles la végétation abondante donne l’illusion d’un paysage naturel établi de longue date. Après l’abandon d’un musée ambitieux et surdimensionné, pour lequel un concours d’architecture avait été organisé en 2019, une stratégie graduelle a été engagée par le Mémorial de l’Holocauste de Babi Yar, qui a déjà donné lieu à de premiers projets. Une série de stèles en granit rouge sont percées d’oculaires permettant de découvrir les rares photographies originales du site en 1941, vus comme dans des trous de serrure répondant à la pulsion scopique des visiteurs. 32 piliers formant un chemin commémoratif sont plantés sur le parcours menant de l’entrée du site, sur la rue Oleny Telihy à une menorah géante en bronze installée en 2016 – la première œuvre majeure répertoriant les martyrs juifs. Conçue par Maksym Demydenko, une bande sonore diffuse les noms des 19 000 victimes des exécutions de septembre 1941.

Dans l’une des clairières qui en ponctuent le côté, le Champ de miroirs d’Ilia Khrjanovski – le directeur artistique de l’ensemble – et Denis Chibanov introduit des notions clés de la culture juive. Dressées sur un disque en acier inoxydable brillant, des colonnes percées d’impacts de balles irradient la nuit de leur lumière. Leur nombre – dix – fait allusion au signe kabbalistique des Sefirot. Une autre expression de la kabbale, musicale cette fois-ci, émane du sol, sous lequel Demydenko a installé un orgue utilisant des tuyaux de drainage en plastique pour jouer une partition basée sur la transposition des noms des victimes selon le code alphanumérique de la gématrie, dans lequel une valeur numérique est attribuée aux lettres ou aux mots. Ici, les chiffres sont transformés en sons.

Colline artificielle éclairée par d’étroites fentes, le Kourgan de la mémoire, du groupe SUB, abrite une maquette à grande échelle du ravin. Afin de respecter les morts, cette structure pyramidale rappelant la tombe collective de Mario Fiorentino aux Fosses ardéatines, à Rome, flotte au-dessus du sol, portée par des pilotis. Alors que les stèles stimulent l’imagination, et que le Kourgan reconstitue la topographie du meurtre de masse, le Mur de cristal, longue structure minérale conçue par Marina Abramović, crée un lieu de deuil dans un territoire où n’y avait aucune place pour le recueillement.

Dans une série de points disséminés dans les bois du parc de 150 hectares, un programme parsemant le paysage d’objets singuliers comprendra à terme une douzaine d’œuvres différentes. Parmi celles-ci, la synagogue de Manuel Herz se distingue déjà, avec sa silhouette verticale marquant la fin de l’allée principale. Contrairement aux installations aspirant à s’intégrer à la topographie, ce frêle parallélépipède n’a rien d’un mausolée. Posée sur une plate-forme en bois, cette simple boîte semble avoir atterri de l’espace dans un paysage lourdement chargé. Au crépuscule, le lieu de culte apparemment statique et compact déploie ses ailes pour embrasser la forêt, dans un site où aucun kaddish n’avait été récité pour les victimes juives.

En réaction aux frappes russes du début mars, Volodymyr Zelensky a eu beau jeu de souligner la proximité du centre de télévision bombardé et du théâtre d’un épisode déterminant de ce qu’il est convenu d’appeler la Shoah par balles, prélude à l’extermination industrielle des Juifs. Après les tentatives soviétiques pour masquer ou falsifier les traces d’un épisode contredisant le discours officiel sur la guerre – précisément celui que Poutine ressasse comme justification de sa politique –, et alors qu’enfin la vérité historique peut être découverte et méditée, la destruction des moyens de communications de l’Ukraine démocratique souligne la continuité dans la brutalité entre l’URSS dont il a la nostalgie et le nouvel empire qu’il tente de bâtir.

Après avoir visité Babi Yar, à l’invitation du Mémorial de l’Holocauste, qui a lancé en 2022 un concours pour l’aménagement paysager du site, au jury duquel j’aurais dû participer en juin, je me rendis à Kharkiv, pour visiter un autre site remarquable de l’histoire de l’URSS. La ville était dès avant 1914 le centre administratif et financier de la région minière du Donbass, comme le montrent les opulentes banques qui en jalonnent les rues. Dans son poème La nouvelle Amérique, Alexandre Blok avait alors vu dans la région la promesse d’une Russie transfigurée par l’industrie.

Babi Yar, où une histoire longtemps enfouie ne commence que maintenant à être rendue accessible, est une cible collatérale, mais hautement symbolique, si l’on prend en compte l’antisémitisme de Poutine.

Après la fin de la guerre civile, Kharkiv devint la capitale de la république socialiste d’Ukraine et le resta jusqu’en 1934, lorsque Kyiv retrouva son rang. Entre-temps, elle fut profondément transformée par des politiques d’État transcrites dans des centaines de bâtiments nouveaux. L’un des plus remarquables fut celui de l’usine de tracteurs, conçue par Albert Kahn, l’architecte de Ford et General Motors. Implantée à l’est de la ville, elle reproduit parfaitement les grandes halles édifiées par lui à Detroit. Aujourd’hui sous le feu de l’artillerie russe, elle est séparée du centre de la ville par une sorte de ville linéaire ponctuée par des ensembles de logements dont certains furent dessinés par des architectes modernes allemands venus travailler dans l’URSS du premier plan quinquennal.

Les frappes russes ont surtout visé le centre de Kharkiv, à commencer par la place de la Liberté – jadis dédiée au fondateur de la police politique Félix Dzerjinski – où se dresse encore un ensemble de bâtiments de verre et de béton, emblématique de la modernisation entreprise par le pouvoir soviétique : le Gosprom – Derzhprom, en ukrainien, ou Maison de l’industrie, édifiée à partir de 1926, sur les plans des architectes léningradois Mark Felger, Samuil Kravets et Sergei Sérafimov, et de l’ingénieur Pavel Rotert. Le Gosprom rassemblait les bureaux de vingt-deux ministères, étirant autour de la place circulaire des volumes parallélépipédiques de hauteur variable, que reliaient des galeries aériennes. Vu depuis l’autre côté de la place, l’effet produit était celui d’une skyline états-unienne comprimée horizontalement.

Au lendemain d’un concert donné à Kharkov en janvier 1929, Béla Bartók écrivit à son épouse combien il avait été frappé par l’architecture du Gosprom, dans laquelle il avait perçu l’écho du Bauhaus : « j’ai vu un nouveau bâtiment, un vrai gratte-ciel, dans le nouveau style à la Dessau – un groupe de blocs dépouillés d’ornement ». La puissance de l’ensemble inspira à Sergueï Eisenstein cette scène de La Ligne générale dans laquelle la paysanne Marfa Lapkina vient solliciter de la bureaucratie le tampon lui permettant d’obtenir le tracteur Ford tant désiré par son kolkhoze. Tant la silhouette vue depuis la place que les bâtiments saisis dans un panoramique vertical évoquent une métropole du Nouveau Monde, condensant tout comme l’usine de tracteurs l’américanisme traversant alors toute la culture soviétique.

J’ai pu constater il y a huit mois combien l’intelligentsia de Kharkiv restait attachée au Derzhprom, au point d’envisager de proposer à l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco un ensemble symbolisant la centralité de leur ville – raison pour laquelle un groupe d’historiens de l’architecture m’en organisa la visite. Babi Yar, où une histoire longtemps enfouie ne commence que maintenant à être rendue accessible, est une cible collatérale, mais hautement symbolique, si l’on prend en compte l’antisémitisme de Poutine et des idéologues qui l’inspirent. Exact inverse de ce site occulté tant il est visible, le Derzhprom est en revanche une cible primaire. Bien qu’il ait été construit pour abriter la bureaucratie qui organisa la grande famine de l’Ukraine, il condense dans ses prismes blancs l’image d’une puissance ukrainienne autonome, précisément ce que le pouvoir russe entend rayer de la carte.


Jean-Louis Cohen

Architecte et historien , Professeur en histoire de l'architecture