Société

Réfugiés ukrainiens : un monde où l’autre peut apparaître

Philosophe et psychanalyste

Face aux réfugiés ukrainiens, l’Europe fait preuve d’une « politique migratoire » à son honneur et qui contraste avec celle qui prévaut habituellement. Hospitalité d’un côté, hostilité de l’autre, le conflit a mis en lumière combien l’inégalité des vies est affaire de décisions politiques.

Aujourd’hui, ici. Une salle où on vient recharger ses batteries – téléphone, corps et âme. Presque exclusivement des hommes, jeunes – ils viennent ici chercher un café sucré, un moment de repos au chaud, un cours de français, un soutien social et juridique, un temps de parole hebdomadaire ou ponctuel avec un·e psychologue, une prescription médicale pour apaiser leurs maux de tête ou leurs démangeaisons, et souvent, simplement, quelques mots échangés dans leur langue maternelle avec un ami inconnu, arrivé comme eux d’Afghanistan, de Syrie, d’Erythrée, du Yémen, d’Iran, d’Irak, du Soudan, du Mali, de la Guinée, du Sri Lanka, du Bangladesh, d’Algérie, du Maroc… pour ne citer que les pays dont la violence a jeté sur les routes de l’exil les femmes et les hommes pour qui je suis, ici, psychologue psychanalyste[1].

Mercredi 2 mars 2022. Devant l’entrée de la salle, dehors, deux femmes, un fichu et non un foulard sur la tête, un énorme sac à leurs pieds, serrées l’une contre l’autre, viennent d’arriver d’Ukraine. Déjà, murmure-t-on dans les couloirs – notre étonnement tient à ce que nous sommes habitués à des parcours migratoires qui durent plusieurs années, notre étonnement tient à ce que les images vues hier aux infos aient si vite traversé nos écrans. Elles sont ici, déjà. Et on s’occupe d’elles. Notamment, on leur trouve un hébergement[2]. Déjà, murmure-t-on dans les couloirs – c’est que nous sommes habitué·es à ce que nombre d’exilé·es que nous recevons ici soient contraints pendant des années, faute de place, à s’en retourner chaque soir à la rue[3].

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Mercredi 9 mars 2022. L’effervescence est retombée. L’urgence est ailleurs : les femmes, les enfants, les personnes âgées, les hommes qui ont fui l’Ukraine et qui arrivent ici ne restent pas : on les adresse dans des lieux de prise en charge dédiés, non pas seulement parce que leur pays en guerre touche l’Europe, mais aussi parce que ces personnes dont, souvent, les proches sont restés au combat[4], ont des bes


[1] À la Halte Humanitaire, nous sommes actuellement cinq psychologues, psychanalystes et psychothérapeutes de l’association Le Chêne et L’Hibiscus qui recevons chaque jour des personnes exilées.

[2] « La France “rendra sa part” dans l’accueil des réfugiés, avait promis Gérald Darmanin. Le ministre de l’Intérieur a annoncé jeudi 10 mars que 7 500 Ukrainiens sont arrivés en France depuis le début de la guerre en Ukraine. En France, “on est passés de 10 000 à 25 000 places d’hébergement en trois jours”, dont “plus de 6 000 familles françaises”, a-t-il calculé. Mais “nous devons largement agrandir cette offre, qui est déjà très importante, pour répondre notamment à la question demain de l’augmentation des flux”, a-t-il prévenu. Le ministre veut encore « augmenter de plusieurs de dizaines de milliers de places en quelques jours » pour que “la France soit prête” » (France Info, 10.03.22)

[3] Et ce malgré ce qui est appelé « hébergement inconditionnel » : « C’est une notion que nous sommes le seul pays à avoir inscrite par la loi comme un droit imprescriptible. C’est un hébergement gratuit sans limite de durée. Il peut concerner tout autant des demandeurs d’asile, des sans-papiers, des résidents en difficulté sociale. Il n’est pas rare que des sans-papiers y soient hébergés pendant des années. En octobre 2020, tous les soirs, l’État mettait ainsi à l’abri plus de 176 000 personnes. […] En 2020, l’État consacre 3 milliards d’euros pour l’abri d’urgence [contre] 1 milliard en 2006. » (Didier Leschi, Ce grand dérangement, L’immigration en face, Gallimard, Tract n°22, 2020, p. 42).

[4] La loi martiale, instaurée en Ukraine le 24 février à la suite de l’invasion russe, interdit à tous les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays.

[5] Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001. Appliquée pour la première fois le 03 mars 2022.

[6] Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, Voir venir. Écrire l’hospitalité. Stock, 2019.

[7] Guillaume Le Blanc et Fabienne Br

Dorothée Legrand

Philosophe et psychanalyste, Chercheuse en philosophie au CNRS et en psychanalyse à l'IHEP

Notes

[1] À la Halte Humanitaire, nous sommes actuellement cinq psychologues, psychanalystes et psychothérapeutes de l’association Le Chêne et L’Hibiscus qui recevons chaque jour des personnes exilées.

[2] « La France “rendra sa part” dans l’accueil des réfugiés, avait promis Gérald Darmanin. Le ministre de l’Intérieur a annoncé jeudi 10 mars que 7 500 Ukrainiens sont arrivés en France depuis le début de la guerre en Ukraine. En France, “on est passés de 10 000 à 25 000 places d’hébergement en trois jours”, dont “plus de 6 000 familles françaises”, a-t-il calculé. Mais “nous devons largement agrandir cette offre, qui est déjà très importante, pour répondre notamment à la question demain de l’augmentation des flux”, a-t-il prévenu. Le ministre veut encore « augmenter de plusieurs de dizaines de milliers de places en quelques jours » pour que “la France soit prête” » (France Info, 10.03.22)

[3] Et ce malgré ce qui est appelé « hébergement inconditionnel » : « C’est une notion que nous sommes le seul pays à avoir inscrite par la loi comme un droit imprescriptible. C’est un hébergement gratuit sans limite de durée. Il peut concerner tout autant des demandeurs d’asile, des sans-papiers, des résidents en difficulté sociale. Il n’est pas rare que des sans-papiers y soient hébergés pendant des années. En octobre 2020, tous les soirs, l’État mettait ainsi à l’abri plus de 176 000 personnes. […] En 2020, l’État consacre 3 milliards d’euros pour l’abri d’urgence [contre] 1 milliard en 2006. » (Didier Leschi, Ce grand dérangement, L’immigration en face, Gallimard, Tract n°22, 2020, p. 42).

[4] La loi martiale, instaurée en Ukraine le 24 février à la suite de l’invasion russe, interdit à tous les hommes ukrainiens âgés de 18 à 60 ans de quitter le pays.

[5] Directive 2001/55/CE du Conseil du 20 juillet 2001. Appliquée pour la première fois le 03 mars 2022.

[6] Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville, Voir venir. Écrire l’hospitalité. Stock, 2019.

[7] Guillaume Le Blanc et Fabienne Br