S’orienter écologiquement par temps de guerre et de choc pétro-gazier
Les crises les plus graves, a fortiori quand les dirigeant.e.s ne les ont pas anticipées, sont celles qui provoquent des aggiornamento idéologiques inédits, dans les discours sinon dans les actes. En réaction à la pandémie de Covid-19, les thuriféraires de la libéralisation des marchés ont ainsi soutenu des formes de relocalisation et d’autonomie en matière économique. Ces jours-ci, l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine pousse nos dirigeant.e.s et responsables politiques à soutenir l’idée de « sobriété énergétique » – y compris celles et ceux qui jusqu’alors n’ont fait que renforcer notre dépendance aux énergies fossiles.
Les lignes bougent, mais de manière confuse. Clarifier les choses est de ce fait essentiel : de quoi parle-t-on ? Quelles sont les conditions d’une politique de sobriété énergétique efficace, adaptée et juste ? Alors que le gouvernement vient d’annoncer un « plan de résilience » peu convaincant, voici dix hypothèses, nécessairement provisoires, sur les immenses défis énergétiques auxquels nous faisons face. Dix hypothèses, soit autant de lignes directrices, pour nous orienter dans des discussions difficiles, telles que celles d’un possible embargo européen sur les importations d’hydrocarbures russes.
Thèse n°1 : rien ne justifie de contribuer à l’effort de guerre russe
Rien, absolument rien, ne peut justifier de contribuer à financer l’effort de guerre de la Russie de Vladimir Poutine en Ukraine. C’est pourtant ce que nous faisons. Chaque jour qui passe, en raison de notre dépendance au charbon, au gaz et au pétrole russe, nous contribuons à financer la guerre de Poutine. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les pays de l’Union européenne (UE) ont déboursé 20,2 milliards d’euros à la Russie pour se fournir en énergies fossiles : 12,6 milliards d’euros de gaz, 7 milliards d’euros de pétrole, 0,5 milliards d’euros de charbon, soit entre 650 et 700 millions d’euros par jour[1].
Sur une année normale, la moitié des exportations énergétiques russes sont dirigées vers l’UE, pour un coût supérieur à 125 milliards de dollars, soit 8,5 % du PIB russe. On ne peut d’un côté claironner faire tout ce que l’on peut pour soutenir les Ukrainien.ne.s, tout en continuant à financer l’effort de guerre de leurs bourreaux.
Thèse n°2 : rien ne justifie que TotalEnergies reste en Russie
C’est un corollaire du principe précédent. Rien, absolument rien, ne peut justifier la décision de TotalEnergies (ex-Total) de rester en Russie, sinon la rentabilité financière des investissements russes de la multinationale française. La présence de TotalEnergies en Russie n’a rien de résiduel. Elle est structurante : son avenir industriel et stratégique en dépend[2].
Avec l’appui des pouvoirs publics français et européens, TotalEnergies a multiplié les investissements gigantesques. En 2018, Emmanuel Macron appuyait le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, pour signer un accord en faveur d’une participation directe de 10 % dans Arctic LNG 2, le nouveau projet géant de gaz naturel liquéfié promu par Novatek dans le nord de la Sibérie[3]. TotalEnergies renforçait par là même, avec la bénédiction de M. Macron, la dépendance gazière européenne envers la Russie. Par ce choix délibéré de rester en Russie, TotalEnergies et la France financent les crimes de guerre de Vladimir Poutine. Injustifiable.
Thèse n°3 : l’incurie de nos dirigeants ne date pas d’hier
Une fois le principe précédent posé, le chemin est encore long et rien ne sert d’appeler de manière grandiloquente à un « embargo sur les hydrocarbures russes ». Que François Hollande, Pascal Lamy, et d’autres (ex)dirigeant.e.s français.e.s et européen.ne.s réclament à cor et à cri de telles mesures est même absurde et indécent : ils n’ont jusqu’alors jamais rien entrepris pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles russes. François Hollande n’a-t-il pas laissé, voire encouragé, Gérard Mestrallet, alors patron de GDF-Suez (désormais Engie) et du lobby gazier Magritte, guerroyer il y a une dizaine d’années contre la transition énergétique en Europe et le développement des énergies renouvelables ?
Notre dépendance aux énergies fossiles russes n’est pas nouvelle, pas plus que les aventures militaires et les guerres de Poutine (Géorgie, Tchétchénie, Crimée, Syrie, Kazakhstan, etc.). Alors que Gazprom fournit 40 % du gaz naturel consommé en Europe, nos importations de gaz russes continuent d’augmenter de 4 % par an depuis 2015 et la COP21 sur le climat[4].
Thèse n°4 : il ne faut pas « remplacer » le pétrole et le gaz russes, mais sevrer l’économie européenne
Alors que les appels visant à réduire la dépendance énergétique européenne envers les hydrocarbures russes se multiplient, le débat sur sa mise en œuvre concrète se limite souvent à la question de la substitution du pétrole et du gaz russes par l’augmentation des importations d’autres pays (de Norvège, des États-Unis, mais aussi d’Algérie, du Qatar, ou de l’Azerbaïdjan). Comme si une telle substitution pouvait permettre d’assurer une forme d’indépendance ou d’autonomie énergétique. Il n’en est rien. Ce qui vaut désormais pour la Russie doit désormais prévaloir pour tous les régimes autoritaires : pas un euro ne devrait financer des États qui bafouent les droits humains, violentent les populations ou mènent la guerre hors de leurs frontières.
Ce principe est pleinement cohérent avec celui qui devrait orienter notre action sur le plan de l’urgence climatique : l’Agence internationale de l’énergie a montré en 2021 que « si les gouvernements sont sérieux au sujet de la crise climatique, il ne peut y avoir de nouveaux investissements dans le pétrole, le gaz et le charbon, à partir de maintenant »[5]. Zéro euro, voilà ce que les pays de l’UE devraient se donner comme objectif en termes d’investissement dans de nouvelles infrastructures d’énergies fossiles, pour mieux financer les énergies renouvelables. Réduire notre dépendance signifie nous organiser pour nous sevrer des énergies fossiles et transformer nos besoins (cf. thèse n°10).
Thèse n°5 : la sobriété n’est pas un concours Lépine des idées farfelues
Faire sa lessive la nuit plutôt qu’en journée ; baisser ses radiateurs d’un degré ; faire du vélo plutôt que prendre la voiture : depuis le début de la guerre en Ukraine, les responsables politiques s’adonnent à une surenchère d’idées visant à réduire notre consommation d’énergie et notre dépendance aux hydrocarbures russes. Nul ne prend la peine de préciser l’impact attendu. Les écogestes citoyens sont bien sûr essentiels, notamment parce qu’ils permettent l’engagement de chacune et chacun. Mais, ils reproduisent les inégalités sociales, laissent de côté et culpabilisent celles et ceux qui n’ont pas les moyens de les mettre en œuvre. Surtout, même généralisés, ils ne suffiront pas au sevrage dont nous avons besoin.
Nous sommes socialement et économiquement enchâssés dans un système dont les soubassements énergétiques et matériels doivent être intégralement transformés. Alors que 12 millions de personnes vivent en situation de précarité énergétique en France, il y a quelque chose d’indécent à entendre des PDG de multinationales de l’énergie et des personnalités politiques nous demander de baisser nos thermostats d’un degré : le secteur résidentiel représente 87 % des sites raccordés au gaz, pour 38 % de la consommation nationale[6], alors que les grands sites industriels, de bureaux et de commerce (1 GWh de consommation annuelle), soit 0,1 % des sites raccordés au gaz, en représentent 40 %. Le secteur de l’agroalimentaire, de la chimie, du plastique et la métallurgie font partie des plus gros consommateurs industriels.
Que ces mêmes PDG et personnalités publiques nous expliquent plutôt comment ils comptent s’y prendre pour sevrer notre industrie de gaz russe, et de gaz en général. La sobriété n’est pas un mot d’ordre gadget qu’il s’agirait d’agiter pendant la guerre en Ukraine. C’est un horizon et un principe d’action, déjà valables avant la guerre, qui engagent tant des transformations structurelles que des mesures de justice sociale pour celles et ceux qui vivent dans la précarité énergétique.
Thèse n°6 : l’impératif de sobriété disqualifie tous les projets du passé
À mesure que les conséquences de la guerre en Ukraine se font sentir, certain.e.s dirigeant.e.s ressortent de leurs cartons des projets abandonnés, souvent grâce à des mobilisations citoyennes importantes. Au Royaume-Uni, Boris Johnson envisage d’autoriser la fracturation hydraulique afin d’exploiter les hydrocarbures de schiste sur le territoire national, en dépit d’un moratoire décidé en novembre 2019[7]. En France, Barbara Pompili aurait encouragé la secrétaire d’État américaine à l’énergie, Jennifer Granholm, à stimuler la production de gaz de schiste aux États-Unis pour en importer plus en France[8]. L’entreprise Française de l’Énergie s’imagine fournir du gaz de Lorraine, s’impatientant en vue de l’obtention du feu vert du gouvernement pour exploiter un gisement de gaz de couche, projet que rejettent les populations et les élus locaux[9]. Plus au sud, on reparle du projet de gazoduc MidCat qui permettrait de mieux connecter l’Espagne et ses sept terminaux méthaniers au réseau gazier nord-européen via la Catalogne, les Pyrénées, le Languedoc et la Vallée du Rhône[10]. À Bruxelles, le Parlement européen vient tout juste de voter en faveur de 30 nouveaux projets d’infrastructures gazières transfrontalières, d’une valeur de 13 milliards d’euros, qui pourront accéder à des fonds publics européens[11].
Plus généralement, face à l’envolée des prix et aux risques de pénuries, les géants des énergies fossiles, qui pourraient vouloir tirer parti de la guerre en Ukraine, disposent d’un puissant pouvoir de négociation envers des pouvoirs publics qui se sont dessaisis de nombreux outils de politique énergétique (régulation des marchés, fixation des prix, etc.). D’autant que des centaines de nouveaux projets deviennent rentables à la faveur de l’envolée des prix des hydrocarbures : une nouvelle ruée charbonnière, gazière et pétrolière pourrait s’annoncer, y compris au nom de l’aide à apporter aux Ukranien.ne.s. Nous devons la stopper.
Thèse n°7 : l’UE n’est pas préparée à faire face à un choc pétro-gazier d’une telle ampleur
À l’automne 2021, le gouvernement se voulait rassurant : sous prétexte de limiter les effets de l’envolée des prix du gaz et de l’électricité sur le budget des ménages, il promettait un retour à la normale au printemps. Cette promesse était intenable. Elle vole désormais en éclats. Faiblement pourvus en hydrocarbures, les pays de l’UE n’ont cessé de faire des mauvais choix en matière de sécurité énergétique. Le monde est aujourd’hui confronté à son plus grave choc pétro-gazier depuis les années 1970. Et cette fois-ci, le choc concerne charbon, gaz et pétrole, soit 75 % de la consommation d’énergie primaire dans le monde.
Les pays de l’UE y sont très mal préparés : pendant des années, ils se sont limités à libéraliser les marchés de l’énergie et à construire de nouvelles interconnexions pour le gaz et l’électricité. Plutôt que d’agir sur la demande, Bruxelles préfère diversifier l’approvisionnement et en confier la gestion à des marchés toujours plus connectés entre eux, et toujours plus financiarisés. La concurrence attendue devait garantir un approvisionnement au meilleur coût. Supposé bon marché, climatiquement propre et accessible, le gaz devait être l’énergie de transition idéale. Il n’en est rien, et les marchés européens ne sont en mesure de garantir ni le meilleur coût ni la garantie d’approvisionnement à moyen-terme.
Thèse n°8 : l’UE doit débrancher l’électricité du prix du gaz, et enclencher la sortie des énergies fossiles
L’UE et ses États-membres ont fait encore pire. Au nom d’une logique économico-financière qui échappe à toute analyse rationnelle des réalités géopolitiques, Bruxelles a décidé de coupler le prix de l’électricité européenne au prix du gaz. La France dénonce aujourd’hui un choix qu’elle a fortement soutenu, convaincue que notre industrie électrique nucléaire en tirerait de substantiels avantages. Sur le marché de gros de l’électricité, lui aussi progressivement interconnecté et financiarisé, le prix se fonde sur le coût de production de la dernière centrale appelée à fournir le réseau européen et satisfaire la demande prévue. Énergie éolienne, solaire et nucléaire, dont les coûts de production sont les plus faibles – ou supposés faibles pour le nucléaire – sont appelées en premier. Le charbon et le gaz en dernier. Lorsque la demande s’accroît, comme en hiver, ce sont donc le charbon et le gaz qui fixent les prix. Si les centrales à gaz ne produisent qu’environ 20 % de l’électricité européenne, le prix du gaz, s’il explose comme c’est le cas aujourd’hui, devient alors le déterminant majeur du prix de l’électricité en Europe.
Et le prix de l’électricité explose. L’UE s’est tirée une balle dans le pied. Ou plutôt trois, en privilégiant l’extension du marché et de ses logiques financières, en fondant le prix de l’électricité sur celui du gaz qu’elle doit importer de régions incertaines, et en aggravant sa dépendance aux énergies fossiles. Tout l’enjeu des semaines à venir est de corriger ces trois erreurs : découpler le prix de l’électricité du prix du gaz, réinstaurer de puissants instruments de régulation publique des marchés de l’énergie en Europe et, enfin, nous sevrer collectivement de notre dépendance aux énergies fossiles. Un tel sevrage sera d’autant plus aisé qu’il sera organisé méthodiquement, plutôt que subi. Les premières annonces de la Commission européenne qui renvoient aux calendes grecques la réduction de notre dépendance à la Russie, et les mesures du premier plan de résilience annoncé par Jean Castex, ne permettent ni d’alléger la facture énergétique et notre dépendance russe à court terme, ni de reconvertir notre appareil productif à moyen terme.
Thèse n°9 : socialiser le magot des profiteurs de guerre
Sevrer l’économie européenne représente une tâche gigantesque, qui nécessite des moyens conséquents. Face à l’ampleur du choc pétro-gazier, des mesures d’amortissement d’une très grande ampleur seront nécessaires pour soutenir ménages et entreprises : du blocage des prix aux soutiens directs, les mesures à mettre en œuvre sont nombreuses et doivent garantir à chacune et chacun d’accéder aux services fournis par l’énergie dans des conditions acceptables. À ces mesures d’urgence doivent s’ajouter des investissements massifs et rapides pour reconvertir notre appareil productif et le sevrer de ce gaz et de ce pétrole. À l’échelle européenne, il s’agit de centaines de milliards d’euros, peut-être plus. À ce jour, ni l’UE ni la France ne se placent à la hauteur de cet effort.
Dans le même temps, les profiteurs de guerre voient leurs profits exploser, parce qu’ils ont des coûts fixes et que les prix de marché des hydrocarbures s’envolent. Bref, les géants de l’énergie sont en train d’accumuler des surprofits sans même bouger un orteil. Ils profitent de la guerre et de l’envolée des prix. Pire : ils n’utilisent pas ces formidables liquidités pour investir dans la transition énergétique et la reconversion de leur appareil productif, mais préfèrent rémunérer leurs actionnaires. Ces liquidités, amassées par temps de guerre, doivent servir à financer « l’effort de paix » : les pouvoirs publics doivent mettre la main sur les profits de TotalEnergies, Shell, BP, ENI, Repsol, Engie, etc.
Thèse n°10 : basculer dans la sobriété, transformer nos besoins
Subie dans une économie inégalitaire organisée pour rechercher une croissance sans limite, la sobriété n’est que récession et souffrance. Face à la flambée des prix, venir en aide aux secteurs industriel et agricole, sans en reconvertir l’appareil productif ; aux populations les plus pauvres, sans leur donner les moyens de vivre-bien : c’est penser que le monde de demain pourrait ressembler à celui d’hier. Rien n’est sans doute plus faux. Selon les principes énoncés plus hauts, nous devons nous préparer à un rationnement prolongé de l’offre d’énergies fossiles en Europe. Plutôt qu’intervenir avec des milliards d’euros en espérant le retour du jour d’avant, mieux vaut s’organiser pour nous préparer au jour d’après, à ce monde qui vient où l’ébriété énergétique ne sera plus possible.
Mais on ne résoudra pas notre dépendance au gaz russe en réduisant notre chauffage d’1°C quand les trois quarts de la consommation de gaz en France n’est pas liée à la consommation de gaz dans le secteur résidentiel. Par contre, il est certain que la dépendance de notre agriculture aux engrais de synthèse – dont la production absorbe 5 % de la consommation mondiale en gaz naturel – doit être profondément réduite : sevrer notre agriculture de sa dépendance aux engrais azotés, fabriqués à partir de gaz naturel – une tonne d’engrais nécessite une tonne d’équivalent pétrole – est un défi autrement redoutable. L’énergie la moins chère, la moins difficile à produire et qui a l’impact le plus limité sur la planète est l’énergie que l’on ne consomme pas.