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« Démocratie réelle » : retours sur dix ans d’expérimentations en Espagne

Sociologue

À trois jours du premier tour de l’élection présidentielle, force est de constater que celle-ci n’a pas bénéficié de l’usuelle attention accordée à cet exercice démocratique. Alors que les remises en cause de la démocratie représentative se multiplient – comme le manifestent entre autres les ZAD, ou les différentes déclinaisons de démocratie participative –, il est instructif de faire un détour par l’Espagne, laboratoire politique de la démocratie depuis le mouvement des Indignés en 2011.

«Notre maison démocratique brûle et les candidats à la présidentielle regardent ailleurs » : dans une tribune au Monde le 25 février 2022, une coalition d’ONG et de personnalités définissait six mesures d’urgence pour refonder une démocratie « dans laquelle les citoyennes et les citoyens ne se cantonnent pas à un rôle d’électeur mais contribuent directement et régulièrement à la définition de l’intérêt général ». Pour penser un nouveau modèle démocratique au-delà de la seule représentation, nous avons tout intérêt à aller voir du côté de l’Espagne qui constitue un véritable laboratoire politique depuis le mouvement des Indignés (Indignados en espagnol) en 2011.

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Le 15 mai 2011, une manifestation était convoquée sur les réseaux sociaux par plusieurs collectifs réunis au sein de la plateforme ¡Democracia real ya! (Démocratie réelle maintenant !), marquant le début du mouvement du 15M. Des dizaines de milliers de personnes descendaient alors dans la rue pour dénoncer les conséquences sociales de la crise économique de 2008 et la gestion de cette crise par leur gouvernement, et plus largement les défaillances du système politique représentatif. En mettant en avant le manque de démocratie, les Indignés transformaient cette crise économique et sociale en crise politique. À la fin de la manifestation, quelques dizaines de personnes ont décidé de camper à Puerta del Sol, une place symbolique au cœur de la capitale qui hébergea un campement autogéré en assemblées jusqu’au 12 juin 2011, comme dans de nombreuses autres villes du pays.

Dans le cadre d’une recherche à la croisée de la sociologie des mouvements sociaux et des études sur la participation, j’ai observé ce campement dès la fin mai 2011, ainsi que la décentralisation du mouvement dans les quartiers – en particulier dans deux territoires populaires au sud de Madrid, le quartier de Carabanchel et la ville périphérique de Parla. Une enquête au long cours m’a permis de suivre les transformations de l’action collective dans les années qui ont suivi le 15M.

Les mobilisations se sont multipliées jusqu’en 2013, en prenant des formes inhabituelles avec les « marées » dans les secteurs publics (principalement l’éducation et la santé) et en renforçant des collectifs existants comme celui contre les expulsions de logement. Si le rythme des manifestations a ensuite diminué, le mouvement féministe connaît une ampleur sans précédent depuis 2018, en s’appuyant en partie sur l’impulsion des Indignés. Alors que des initiatives locales d’inspiration anarchiste se sont diffusées sous la forme notamment de squats autogérés, de nouveaux acteurs ont émergé sur la scène politique institutionnelle avec la création de Podemos en 2014 et les coalitions citoyennes qui ont remporté de nombreuses villes en 2015, comme Madrid et Barcelone.

Si la séquence électorale de 2019 a été marquée par l’ascension du parti Vox, mettant un terme à « l’anomalie » espagnole où l’extrême droite semblait contenue, elle a aussi débouché en janvier 2020 sur la constitution du premier gouvernement de coalition de gauche depuis la Seconde République (1931-1939).

L’ouvrage Démocratie réelle. L’héritage des Indignés espagnols, récemment publié, retrace cette décennie de mobilisations en suivant les parcours de manifestants, par le biais d’entretiens répétés, ainsi que leur revendication de « démocratie réelle ». L’enjeu est de montrer la diversité des significations et des appropriations de ce mot de ralliement initial des Indignés. À quoi peut bien ressembler une « démocratie réelle » dans des régimes dits démocratiques ? En réclamant une véritable démocratie, les Indignés s’inscrivent dans une série de mobilisations sociales qui revendiquent l’idéal démocratique depuis le début des années 2010, des Printemps arabes aux Gilets jaunes en passant par Occupy ou Nuit Debout.

Malgré la diversité de ces mouvements à travers le monde, deux traits communs émergent dans les revendications : la demande d’une justice sociale et de plus de démocratie. On peut ainsi analyser, à partir du cas espagnol, les réponses qu’apportent ces mobilisations dans la durée à la profonde crise que traversent les régimes représentatifs, afin d’interroger la possibilité d’une démocratisation du champ politique en dehors des moments spécifiques de mobilisation.

Il s’agit ainsi de nourrir un imaginaire démocratique qui reste, en France, souvent restreint. Une précédente recherche collective, basée sur la réalisation de groupes de discussion, a en effet montré que si la critique des élus et des partis est acerbe et le mécontentement à l’encontre du système politique généralisé, la délégation du pouvoir et la représentation apparaissent comme un horizon indépassable auquel se résignent les citoyens[1]. Il y a pourtant urgence à repenser la démocratie au-delà du modèle libéral, comme le défend Samuel Hayat, car « le risque, impensable il y a quelques décennies, d’un dépérissement des démocraties libérales, sous l’effet conjoint de transformations internes vers toujours plus d’autoritarisme et d’inégalités, et de la concurrence de régimes autocratiques, apparaît désormais sinon probable, du moins possible[2] ».

Une « démocratie réelle » plurielle

Les réponses du 15M à la crise des régimes représentatifs ont été multiples, en s’appuyant sur différentes conceptions de la démocratie – directe, participative, délibérative, représentative – et déclinaisons pratiques (assemblées, outils numériques, tirage au sort, référendum d’initiative populaire, etc.), qui peuvent s’articuler dans des combinaisons inédites.

La quête de « démocratie réelle » impulsée par le 15M ne signifie donc pas forcément un choix à faire qui serait binaire, comme l’expose le politiste Quim Brugué en indiquant deux options distinctes : celle de la démocratie directe, qui cherche à éviter l’intermédiation des représentants politiques jugés incapables d’exprimer la volonté populaire, et celle de la démocratie délibérative qui vise à améliorer les décisions publiques en faisant appel à l’intelligence collective de citoyens tirés au sort[3]. L’expérience des Indignés montre, au contraire, comment des articulations peuvent être imaginées entre différentes logiques démocratiques en fonction des espaces, des échelles et des organisations. Le concept de « démocratie réelle », qui émerge du 15M et de ses suites, est donc pluriel.

On peut repérer, à partir de l’analyse du laboratoire politique espagnol entre 2011 et 2021, différents projets de la « démocratie réelle » qui reposent sur des rapports variés à la représentation et sur des conceptions diverses de la participation. Un premier ensemble vise à approfondir la représentation, c’est-à-dire à améliorer le système de démocratie représentative en promouvant des partis politiques davantage orientés vers le bien commun, des élus plus honnêtes, des pratiques plus transparentes. Cette voie s’inscrit dans la continuité des Indignés qui revendiquaient une démocratie plus représentative et des mécanismes effectifs de participation citoyenne. Elle s’incarne dans un certain nombre de principes éthiques mis en avant par Podemos et les coalitions citoyennes municipales pour éviter la professionnalisation et la corruption de leurs responsables, comme le plafonnement des indemnités ou la limitation des mandats dans la durée.

Cette revendication se traduit aussi dans les pratiques d’élus locaux issus du 15M lorsqu’ils cherchent, comme à Parla depuis 2019, à faire des comptes-rendus de mandat et à associer davantage l’ensemble des collectifs citoyens à l’élaboration des politiques publiques. Les forums locaux mis en place par des responsables des associations de quartier devenus élus à Madrid en 2015 s’inscrivent aussi dans cette perspective, où la démocratie participative est surtout synonyme de démocratie de proximité permettant un dialogue régulier et transparent entre représentants et représentés.

Ces projets d’amélioration du fonctionnement de la démocratie représentative ont toutefois été limités à l’échelle nationale. En effet, les revendications plus ambitieuses des Indignés – comme la refonte du système électoral – ne se sont pas traduites par un changement institutionnel, car elles nécessitaient une réforme de la Constitution que Podemos n’a pas pu impulser en raison de sa position minoritaire au sein du gouvernement. Il sera intéressant, à cet égard, de suivre la trajectoire de mouvements sociaux qui ont récemment abouti à un processus d’assemblée constituante, comme au Chili.

Le deuxième ensemble de projets de la « démocratie réelle » impulsés par les Indignés vise à dépasser la délégation politique par l’instauration d’une démocratie directe. Ces initiatives prennent différentes formes au sein et en dehors du champ institutionnel, à commencer par les propres assemblées du 15M à Puerta del Sol comme sur les places d’autres villes et dans les quartiers. Cette démocratie d’assemblées, déjà présente avant 2011 comme dans les centres sociaux occupés autogérés, a connu avec les Indignés une nouvelle impulsion. Des associations, des collectifs et des mouvements sociaux ont ainsi démocratisé leurs pratiques d’organisation interne.

Une autre version de la démocratie directe est davantage ancrée dans le mouvement de la culture libre et la partie digitale du 15M, qui promeuvent une conception de la « technopolitique » fondée sur l’usage des outils numériques. Un exemple est la plateforme Decide Madrid, lancée par des responsables de la délégation à la participation citoyenne à la mairie de Madrid (2015-2019) qui se sont rencontrés et politisés à Puerta del Sol, pour expérimenter plusieurs processus participatifs comme les votations citoyennes et le budget participatif.

Le Partido X, lancé par des anciens Indignés en 2013, s’inscrivait aussi dans cette logique, en résumant son programme à des processus de démocratie directe. Il s’agit ainsi, dans les organisations du mouvement social comme dans les partis politiques et les institutions, de dépasser la logique représentative pour permettre aux participants et/ou à l’ensemble des citoyens de prendre directement des décisions sans passer par l’intermédiaire de représentants.

Le troisième ensemble de projets de la « démocratie réelle » cherche à articuler la représentation avec d’autres logiques de démocratie directe, délibérative et/ou participative. On retrouve ici l’initiative de « Démocratie 4.0 » promue par Juan Moreno Yagüe et Francisco Jurado en Andalousie, dont l’objectif est de donner le choix aux citoyens de voter directement les lois ou de laisser les députés le faire à leur place, donc d’insérer une dose de démocratie directe au sein du régime représentatif en vigueur. Il s’agirait d’introduire un droit de véto sur les lois les plus contestées, une idée particulièrement stimulante pour repenser la relation de délégation du pouvoir entre représentants et représentés, qui pourrait être accompagnée d’une réflexion sur la délibération en amont du vote des lois.

On peut aussi citer la brève expérience de l’Observatoire de la ville à Madrid, une chambre municipale permanente tirée au sort qui cherchait à combiner la démocratie directe numérique de Decide Madrid avec la dynamique délibérative des assemblées de citoyens tirés au sort. Ces voies diverses d’hybridation de la démocratie élargissent le répertoire des expérimentations cherchant à associer différentes sources de légitimité, qui a été ouvert par les assemblées citoyennes basées sur le tirage au sort et articulées à des référendums au Canada, en Islande ou en Irlande[4].

Pour une érosion de la démocratie représentative

L’expérience du 15M et la diversité des projets qui ont suivi l’occupation des places nous invitent donc à penser une pluralité de réponses à la crise de la démocratie représentative, certes différentes mais complémentaires, depuis à la fois les institutions et l’espace des mouvements sociaux. On rejoint ici les analyses d’Erik Olin Wright, qui souligne la nécessité d’approfondir la démocratie partout où c’est possible, en donnant un espace légitime à différents types d’activisme[5]. Le sociologue américain préconise une érosion du capitalisme qui combine à la fois des initiatives issues de la société civile, pour construire des alternatives économiques émancipatrices dans les espaces où c’est possible, et des interventions de l’État pour changer les règles du jeu et élargir ces espaces de différentes façons.

Il précise que des activités économiques où prévalent des relations démocratiques et égalitaires émergent déjà dans les niches d’une économie dominée par le capitalisme, avec « l’espoir ultime […] qu’à terme ces espèces exotiques puissent sortir de leurs niches étroites et transformer l’écosystème dans son ensemble » (p. 74). Pour Wright, « la configuration institutionnelle optimale d’une économie démocratique et égalitaire est probablement un mélange de diverses formes de planification participative, d’entreprises publiques, de coopératives, d’entreprises privées gérées démocratiquement, de marchés et d’autres formes institutionnelles, plutôt que la domination exclusive de l’une d’elles » (p. 86).

De la même manière, on peut penser à la suite des Indignés une érosion de la démocratie représentative, en impulsant des alternatives à la représentation au sein des institutions et en dehors, qui pourront à terme devenir suffisamment importantes dans la vie des individus et des collectifs pour que la délégation du pouvoir perde son rôle dominant dans le système politique. Les expérimentations démocratiques qui existent déjà au sein des espaces autonomes – comme les squats autogérés en Espagne ou les ZAD (zone à défendre) en France – et des institutions publiques (avec le développement de dispositifs participatifs et délibératifs quand ils octroient un réel pouvoir aux citoyens) seraient ainsi amenées à quitter leur position de niche pour devenir des normes de l’action collective et de l’action publique.

La réponse à la crise des régimes représentatifs signifierait donc un dépassement progressif de la relation de représentation, de telle manière qu’elle ne constitue plus la règle absolue du fonctionnement démocratique mais une modalité parmi d’autres. L’objectif n’est donc pas tant d’en finir avec la représentation que de lui conférer une place moins centrale au sein du système politique et de l’articuler avec d’autres types de pratiques et de légitimités démocratiques.

NDLR : Héloïse Nez a récemment fait paraitre Démocratie réelle. L’héritage des Indignés espagnols, aux éditions du Croquant.


[1] Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, Héloïse Nez, Jessica Sainty et Julien Talpin, « Les Français veulent-ils plus de démocratie ? Analyse qualitative du rapport des citoyens à la politique », Sociologie, vol. 12, n° 1, 2021, p. 1-19.

[2] Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, 2020, p. 9.

[3] Quim Brugué, « Tras la indignación, las encrucijadas democráticas », in Cristina Monge, José Ángel Bergua, Jaime Minguijón et David Pac (dir.), Tras la indignación. El 15M: miradas desde el presente, Barcelona, Editorial Gedisa, 2021, p. 31-45.

[4] Dimitri Courant et Yves Sintomer (dir.), « Le tirage au sort au XXIème siècle », Participations, n° 23, 2019.

[5] Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2020.

Héloïse Nez

Sociologue, Professeure de sociologie à l’université Paris Cité

Notes

[1] Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, Héloïse Nez, Jessica Sainty et Julien Talpin, « Les Français veulent-ils plus de démocratie ? Analyse qualitative du rapport des citoyens à la politique », Sociologie, vol. 12, n° 1, 2021, p. 1-19.

[2] Samuel Hayat, Démocratie, Paris, Anamosa, 2020, p. 9.

[3] Quim Brugué, « Tras la indignación, las encrucijadas democráticas », in Cristina Monge, José Ángel Bergua, Jaime Minguijón et David Pac (dir.), Tras la indignación. El 15M: miradas desde el presente, Barcelona, Editorial Gedisa, 2021, p. 31-45.

[4] Dimitri Courant et Yves Sintomer (dir.), « Le tirage au sort au XXIème siècle », Participations, n° 23, 2019.

[5] Erik Olin Wright, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2020.