Ukraine, genèse d’une nation
Bien sûr, à l’heure où j’écris ces lignes, je ne sais si la deuxième armée du monde reculera devant la jeune armée ukrainienne. Mais je sais une chose, une nation, ce n’est pas simplement « un plébiscite de tous les jours », comme disait Ernest Renan (1823-1892), « c’est un peuple qui devient le Peuple », comme le dit l’historien Pascal Ory. C’est, comme le disait le grand Lazare Carnot (1753-1829), un peuple, qui réalise l’amalgame entre des citoyens ou des apprentis citoyens, issus de toutes les classes sociales, bourgeoises ou populaires, comme on pouvait le dire des Soldats de l’An II, lorsque ceux-ci clamaient que la patrie était en danger.
La patrie ? J’entends déjà d’autres clameurs, issues d’internationalistes repentis, qui se demandent si c’est encore le bon mot, pour désigner ce soulèvement admirable du Peuple ukrainien, désormais uni dans un même combat, qui n’exclut pas, comme tous les combats, des dissensions internes, mais qui sont habités, par ceux qui les vivent, comme du temps de la Résistance française, d’une même certitude : parvenir à la neutralisation de l’ennemi. Le mettre en déroute. Et obtenir la victoire.
Comme nombre de mes contemporains, j’ai ressenti l’agression russe, non seulement comme un crime contre l’humanité, mais avant tout, comme une ironie tragique de l’Histoire. Quand on voit aujourd’hui les Juifs d’Odessa quitter leur ville pour s’exiler en Allemagne et en Roumanie, comment ne pas être sidéré devant un tel retournement de l’Histoire.
Il faut pourtant se rendre à cette évidence : l’Histoire n’avoue jamais, comme disait le philosophe Merleau-Ponty (1908-1961), et sa dialectique nous échappe. Cela ne doit pas nous dédouaner de chercher à comprendre les processus qui la meuvent. Il en est au moins deux, dans le cas de l’Ukraine, qui s’imposent : le renforcement de l’identité nationale et le réveil de la société civile. Ces deux enchaînements concomitants devraient nous éclairer.
Du président Volodymyr Zelensky, je connaissais, comme beaucoup, son alliance avec l’oligarque, l’affairiste Kolomoïsky, un milliardaire ayant financé une unité paramilitaire d’extrême droite de 4 000 hommes. Le bataillon Azov, dont la mission était de lutter contre les pro-russes de l’Est de l’Ukraine. Ce milliardaire est celui qui a financé sa série télévisée, « Serviteur du peuple », diffusée en Ukraine à partir de 2015. Série qui lui a permis de lancer un parti portant le même nom qu’elle. Je connaissais ses incartades concernant ses déclarations d’impôts, ses appartements à Londres, ses fraudes fiscales. Mais contrairement à ceux qui s’en étonnent, je n’ai jamais cru à des hommes ou des femmes qui fussent en toutes choses, des incorruptibles. Je n’ai connu que Robespierre, qui en a pâti.
Et, face à ceux, nous tous pour la plupart, qui admirons le courage du président Zelinsky, je me suis souvenu de Pascal, faisant droit à ce qu’il appelait « la raison des effets ». Oui, peu importe les causes, Zelinsky, « le serviteur du peuple », le petit juif qui se fait connaître avec cette série mémorable, qui a permis au peuple ukrainien de se reconnaître, de rire de ses manquements, de ses défauts, qui tiennent à son histoire de peuple post-soviétique, ignoré du mal nommé Occident, oui, celui qui n’était pas encore président, encore moins chef de guerre, il est à ce double titre, corrupteur et sauveur, un homme exemplaire.
Mais je le souligne d’emblée, celles et ceux qui ont douté du désir de Zelinsky de « casser le système », en 2019, à l’époque de son élection, n’ont pas vu juste. Ils n’ont pas compris ce que voulait dire de vivre dans un pays où la corruption – choc inévitable entre la société issue du communisme réel et le néo-libéralisme mondialisé – pouvait engendrer de compromissions et de salut simultanés. Ils ont voulu voir en Zelinsky un nouveau Beppe Grillo, et ils ont mésestimé les liens complexes entre les grands acteurs économiques – à la fois pro-russes et pro-ukrainiens – qui ont permis à l’Ukraine de s’affirmer sur le plan économique avant de s’affirmer sur le plan démocratique. Zelinsky, rappelons-le, fut reçu entre les deux tours de son élection, par le président Emmanuel Macron et la chancelière Angela Merkel. Il n’a pas hésité à se présenter devant eux comme Européen convaincu.
J’aimerais pour lui rendre hommage, et honorer toutes celles, et tous ceux, que j’ai connus en Ukraine, il y a 20 ans, dire, ce que je ressens devant la situation historique que l’Europe traverse. Je voudrais faire comprendre que la science de la géopolitique ne remplacera jamais les affects qui constituent la conscience historique de chacun de nous. Et je sais combien ce « nous » est problématique. Lorsqu’il se satisfait de désigner une appartenance floue, ne tenant compte, ni des différences d’âges, ni des différentes perceptions sociales, ni des faux semblants diplomatiques, qui ont accompagné la funeste histoire du postcommunisme, au-delà des clichés, et des propos convenus, sur la fin de l’Histoire.
Il y a 20 ans, il n’était pas question de parler d’intégration de l’Ukraine à l’Europe, la Révolution Orange, commence en 2004, et si Romano Prodi plaidait pour la constitution d’un « cercle d’amis entourant l’Union et ses plus proches voisins, du Maroc à la Russie en passant par la mer Noire », le flou qui s’assortissait de sa main tendue, ne dupait personne.
J’aimerais faire entendre ce que veut dire le fait, qu’aujourd’hui, en Pologne, 60 000 enfants, doivent être scolarisés, et qu’il ne suffit pas de se dire européen, pour satisfaire à cette idée, souvent galvaudée, et n’ayant aucune valeur morale, au regard de nos horizons d’attente. Car c’est une réalité historique, l’Europe à 28, a quelque chose de totalement irréel, c’est une Europe sans noyau dur, sans assise, sans pouvoir politique, c’est une Europe impuissante, et sans avenir. Que la guerre, peut-être, parviendra à réunifier ? Aussi, avant de revenir sur le double processus qui a permis à l’Ukraine de s’affirmer, j’aimerais faire part de mes premiers voyages en Ukraine en 2001 et 2008.
Ce pays qui ne savait pas s’il parlerait un jour complètement ukrainien.
Pour me faire entendre, je vais en condensé, résumer, ce que veut dire, revivre un évènement 20 ans après ; je vais rappeler ce qui me semble des évidences. Mais sans m’en glorifier. Ni m’en servir comme alibi. Je vais m’en tenir à ce que j’ai vu. Sans forcément comprendre ce que j’ai vu. Car il est une chose encore plus importante que voir, c’est anticiper les forces diaboliques de l’avenir, pressentir, et non pas simplement commenter. Pour exemple, et pour ne rien céder au besoin de comprendre l’enchaînement des évènements. Je dirais, que des oligarques, j’en ai connu.
Lors de mon premier séjour, pour célébrer l’amitié franco-ukrainienne, d’aucuns levaient le poing, et affirmaient leur admiration pour Jacques Chirac et de Gaulle. Ils étaient déjà des communistes convertis au grand marché mondial ; ils étaient des hommes en blouson de cuir, multipliant les toasts, entonnant de vieilles chansons patriotiques, couvrant leurs femmes de bijoux, toutes anciennes femmes d’apparatchiks, devenues par la grâce de l’effondrement de l’URSS, de parfaites représentantes d’une nouvelle bourgeoisie, sympathique, plutôt, arrogante, par certains côtés, satisfaites, comme on peut l’être, quand on a tout perdu, et que par miracle tout redémarre, non pas comme avant, mais encore en mieux…
On était en 2001. Précisons le décor. Je ne connaissais pas grand-chose de l’Ukraine. J’avais lu les Contes d’Odessa d’Isaac Babel (1894-1940) assassiné par les Soviétiques. Je m’étais entiché de l’écrivain Marian Pankowski (1919-2011). J’avais lu de lui Le Retour des chauves-souris blanches (1991), où se faisaient face, dans une auberge, au cœur des Carpates, une sociologue d’origine ukrainienne installée aux États-Unis, et un vieux professeur polonais. J’avais défendu dans la presse Le Gars de Lvov (1993), qui était une sorte de récit baroque où le parler populaire rivalisait avec une langue aristocratique désuète issue de l’Empire austro-hongrois.
La France m’ennuyait, et tout ce qui venait de l’Autre Europe faisait ma joie. De l’Ukraine, je connaissais aussi Sacher Masoch (1836-1995) que j’avais lu grâce à la présentation qu’en avait fait le philosophe Gilles Deleuze en 1967, dans son livre éponyme, suivi du texte ô combien célèbre de Masoch : La Vénus à la fourrure. Ce que j’en avais retenu, cela est assez simple. C’était assez vague, mais néanmoins précis. Masoch, né à Lemberg, il avait voulu échapper à l’oralité, au parler premier de la mère orale, à la Mère, avec un grand M, celle qui parle, qui raconte, ne peut s’empêcher de parler, et accompagne nos premières années. Pas celle d’aujourd’hui, dont nous ne connaissons pas grand-chose, mais la Mère ancestrale, celle pour qui la parole est première, ne se départit pas de son rôle, d’être celle qui transmet, les contes de la Galicie, la tradition orale, et s’en remet à elle, pour assurer sa domination sur les cœurs faibles ou tendres.
Ces auteurs avaient d’ailleurs un point commun, ils n’étaient pas coupés de la langue orale populaire, la langue de la Mère, justement, ou bien, plus authentiquement, celle de la circulation entre le discours savant, de l’arrêt sur image, et le discours performatif, concret, débridé, jamais avare d’ellipses, de relances, de confrontations ininterrompues, sur la manière dont les gens ordinaires traversent l’Histoire, se la racontent, comme elle se raconte, dans les bas-fonds juifs, mais pas seulement juifs, chez Babel et d’autres.
Nourri de cet imaginaire substantiel ; je décolle. J’étais dans l’avion de 7 heures. Trois heures pour arriver à Kiev. Une connaissance indirecte m’y attendait. Annie Daubenton, l’auteure de Ukraine : l’indépendance à tout prix (2014), elle vivait à Kiev, après avoir été correspondante à Moscou. Elle tient aujourd’hui un blog sur le site d’Alternatives économiques. J’avais quelques noms dans ma poche. Dont celui du philosophe Constantin Sigov qui est intervenu plusieurs fois dans la presse depuis l’invasion russe. Je venais avec ma femme en Ukraine pour des raisons strictement personnelles. J’étais vierge. Mais curieusement désireux, hors ces raisons, de rencontrer ce jeune pays qui me rappelait mon appétence pour l’Europe orientale. Dans l’avion, je feuilletais le magazine de la compagnie ukrainienne, et tombais sur un article qui me sidéra. Plusieurs pages étaient consacrées au livre de Gilles Deleuze consacré à Sacher Masoch (1836-1895).
Accompagnées de nombreux extraits. Le philosophe français établissait un pont inattendu entre eux et nous. Une arche, qui me reliait à la tradition populaire de la Galicie, et à ce pays, où l’on parlait russe, et qui n’avait pas encore conquis sa totale indépendance, et ne savait pas, s’il parlerait un jour complètement ukrainien, puisque dans les écoles, beaucoup de monde, encore, parlait russe. Quatre pages, consacrés à Masoch, cela n’était pas anodin, dans un magazine où l’on trouvait des publicités pour les grandes marques, et où il m’était impossible d’imaginer que le réalisateur Roman Polanski, en ferait un jour, le sujet d’un de ses films, au demeurant intéressant. Je me mis à lire l’article. Et m’en trouvais allégé.
Le pays que je m’apprêtais à découvrir, il faisait honneur à la philosophie française. Et j’en eus la confirmation lorsque je pus m’entretenir plus tard avec Constantin Sigov, ce philosophe ukrainien aujourd’hui retranché chez lui à Kiev ou à la campagne, avec sa famille. Et auquel nulle rédaction à l’époque ne prêtait attention. Parvenu à Kiev, j’y restais quelques jours, avant de m’embarquer sur un Tupolev à hélices, pour la capitale du Donbass : Donetzk.
Cette ville du bassin minier, elle était alors une ville plongée dans le XIXe siècle. Sur la grande place, les boutiques de luxe, avaient déjà fait leur apparition, mais contrairement à la Roumanie, il n’y avait pas de fast-food. On y mangeait fort mal, hors le caviar rouge et de gros cornichons. Dans les faubourgs, au marché même, on aurait pu se croire dans un roman de Dickens. La pauvreté dominait. À la mine, il existait encore des montes charges qui fonctionnaient avec des cordes.
Durant mon séjour, il y eut un accident notable qui provoqua la mort d’une dizaine de mineurs. À l’aéroport de Donetzk qui faisait penser à un monde disparu, celui de la grandeur de l’URSS, la marchande de journaux, paraissait figée dans une posture qu’elle n’avait jamais quittée. Il n’est pas certain qu’elle fut consciente de l’indépendance de l’Ukraine depuis 1991. Comme beaucoup de ces femmes, elle était alors entre deux eaux. Plus vraiment soviétique, pas vraiment ukrainienne.
Le tournant décisif s’opéra en 2014 avec la révolte des places.
D’ailleurs, en 2001, être ukrainien, cela voulait dire être à la fois russe et ukrainien. J’en eus la preuve en côtoyant les hôtes qui nous accueillaient. J’insiste, il y avait toutes les générations. L’adolescent rêvait d’une autre Europe, il est devenu Français. Sa mère le poussait à quitter le pays. Sa grand-mère était comme ils disent une « baboucka », dont je garde un souvenir poignant, mais en fait, toute cette famille, les cousins, les tantes les oncles, étaient des gens normaux, qui ne savaient pas précisément ce qu’ils vivaient. Mais, et cela mérite d’être rappelé, ils étaient tous des amoureux inconditionnels de la France.
Ils connaissaient « La Marseillaise » par cœur, les ainés, même les plus humbles, avaient lu, ou entendu parler des Misérables de Hugo. Ils étaient des gens admirables. A contrario de ce que disent parfois certains observateurs qui ont la réponse sur toutes choses, ils étaient perdus. Désireux d’être protégés, par des paroles simples, des sentiments intacts, capables de les éclairer sur ce qui leur arrivait : la fin d’un monde qui n’avait pas encore accouché d’un monde nouveau.
Dans l’allée centrale du jardin public de la ville, des brocanteurs de fortune épuisaient les portraits de Lénine, les décorations militaires datant de la seconde guerre mondiale, des médailles aux couleurs criardes, et bien sûr des bustes de Marx. Dans le vieux Donetsk, là où se sont installées les premières usines au début de la révolution industrielle, pas loin du fleuve Donets, qui a creusé le bassin du Donbass, il y avait une petite synagogue fréquentée par un peuple pour le moins bigarré, composé de quelques hommes d’affaires venus se racheter de leurs turpitudes financières et de gens ordinaires, issus de milieux très différents. Les ruelles qui l’entouraient semblaient la protéger, tandis que les grosses cylindrées qui stationnaient devant ce lieu de culte paraissaient l’exposer à un éminent danger. Je ne savais plus très bien si j’étais dans un film de Scorsese ou bien dans un conte noir à la Simenon.
Je me souviens m’être fait cette réflexion au sortir de l’office. Un pays qui tolère une mafia juive – à l’époque quiconque se lançait dans les affaires croisait sur son chemin des oligarques pas très nets – sur son territoire ne peut être un mauvais pays. Stupide réflexion, car les mafieux, sont sans doute les derniers internationalistes, mais ils sont également de furieux partisans de l’ethnicité. La mafia corse, albanaise, elles existent. Passons. Et plantons maintenant le décor. Comment l’Ukraine, avant l’agression russe, s’est-elle lentement, mais sûrement, affirmée comme nation ?
Dans le contexte du démantèlement de l’URSS, l’Ukraine est devenue indépendante en 1991. Pays frontière, comme son nom l’indique, le mot signifie frontière ou marche. Il désignait au départ, « une zone en bordure de la steppe, une ligne de partage entre les civilisations sédentaires et nomades qui fonctionna au fil des siècles tantôt comme un rempart tantôt comme carrefour entre les mondes slavo-chrétien d’une part, turc ou tatar musulman d’autre part[1]».
Depuis cette indépendance – je vous épargnerai la liste des présidents élus, tous plus ou moins liés à des problèmes de corruption –, l’Ukraine avant de commencer à se doter d’institutions démocratiques, avant que la société civile se réveille, en 2001, avec ce qu’on a appelé « la révolution des magnétophones », laquelle provoqua la démission du président Koutchma, impliqué dans le meurtre du journaliste Georgïi Gongadzé, révolution suivie par une autre, dite Révolution Orange en 2004, où les Américains étaient à la manœuvre, où déjà ce qui n’était qu’un nom commun, maïdan, désignant un lieu de rassemblement au centre d’une ville ou d’un village, devint Maïdan, un nom propre désignant la place de l’Indépendance. Depuis 1991 donc la date à retenir, le tournant décisif, s’opéra en 2014, avec la révolte des places, appelée précisément Maïdan.
Sans entrer dans les détails de ce que cette assez longue histoire implique, y compris dans le rôle que joue aujourd’hui la Turquie dans les négociations entre russes et ukrainiens, c’est évidemment sur les liens avec la Russie qu’il faut insister. Entre la CEI dont l’Ukraine fait alors partie et l’Europe centrale, balkanique, baltique. Les relations avec la Russie sont dès cette époque « à la croisée du politique, du symbolique et de l’économique[2]». Au début des années 1990, les dirigeants russes peinent – c’est peu dire – à admettre que l’Ukraine puisse être un État indépendant ; l’accord pour dix ans, signé en 1998 par la Russie et l’Ukraine, lequel prévoyait des coopérations dans les secteurs industriels et technologiques les plus sensibles, suscita l’opposition du parlement ukrainien.
Mais cela n’empêcha pas qu’après la grave crise politique de 2000-2002, le président ukrainien et le président russe se sont rencontrés 18 fois pour signer des accords économiques. Ce rappel pour signifier une chose simple, qui n’a pas forcément à voir avec le niveau de conscience de la société civile ukrainienne de l’époque. Les grands acteurs économiques du pays étaient au début des années 2000 à la fois ukrainiens et russes. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. L’Ukraine du début des années 2000 et celle du début des années 2020 ne se ressemblent pas.
Et ces trois dernières années, elle a plus changé qu’en 30 ans. Elle s’est métamorphosée. Elle est devenue un Peuple. Mais ce changement rapide fut porté par des ferments qui remontent à la fois à la Révolution Orange et à la Révolution des places, mais il fut surtout incarné par le président Zelensky, l’homme normal, devenu en avril 2019, le Président de citoyens normaux. La nation ukrainienne a non seulement accouché de gens normaux, mais d’historiens normaux, qui se querellent, qui font un travail de mémoire exemplaire sur les collaborateurs ukrainiens durant la seconde guerre mondiale, sur le massacre de Babi Yar perpétué par les nazis, non loin de Kiev où 33 771 juifs furent descendus comme des lapins, qui sur la corruption, sur la grande famine des années 30 instigué par le boucher Staline, historiens aujourd’hui inquiets que les archives de cette période disparaissent en fumée sous les bombes, de celui que les historiens, appellent Poutler. Faisant assoner les noms du Führer Hitler avec celui du dictateur empoisonneur Poutine.
« Famine rouge », dont la grande historienne Anne Applebaum, souligne combien, elle fut déterminante, dans le travail de mémoire accompli par la société ukrainienne. « La famine et ses suites ont laissé une marque terrible. Les blessures sont toujours là mais, pour la première fois depuis 1933, des millions d’Ukrainiens essaient enfin de les cicatriser. En tant que nation, les Ukrainiens savent ce qui s’est produit au XXe siècle, et cette connaissance peut aider à façonner leur futur[3]». C’est la fin de son épilogue écrit en 2017.
Pourquoi un tel changement, si rapide, si surprenant ? Parce que les enfants ukrainiens nés entre les années 80 et le début des années 2000 ont grandi dans un monde dont ils furent des acteurs de premier plan ; sans les idéaliser, vu le monde dans lequel ils ont grandi, un monde mensonger, où s’affrontaient les conciliateurs, prêts à tous les compromis, et les autres, les enfants des réseaux sociaux, et en un certain sens de l’inventivité démocratique. Qui sont-ils ces enfants ? Ce sont les enfants des accords de Minsk signés en septembre 2014, mais surtout les enfants de Maïdan, ceux que l’on voit dans le documentaire « Winter of fire », que l’on peut voir gratuitement sur YouTube ; ceux qui criaient devant une police assassine, déjà les forces spéciales : « L’Ukraine est une partie de l’Europe ».
Je demande à toutes celles et ceux qui le pensent, qui croient à un meilleur futur, de remercier les activistes que l’on voit dans ce documentaire, de les congratuler, d’avoir combattu, la police d’État, pied à pied. Ils se nommaient ces activistes, ces jeunes femmes et jeunes hommes, comme l’enfant, qui m’a fait penser à Gavroche, cet enfant circulant entre les barricades, là-bas, ce sont des sacs de sable, il m’a fait penser à Victor Hugo, qui n’a jamais cédé devant l’essentiel : ne pas devenir l’esclave de pouvoirs que l’on n’approuve pas, ne pas se satisfaire du moindre mal, lorsque la liberté est en jeu, et que le parti de l’ordre pense à notre place.
Qu’on me pardonne ce point de vue élémentaire. Mais afin de lui donner du relief, je ne dirais pas comme l’a écrit un magazine très honorable : « La guerre, on n’y pensait plus ».
Je vous le demande : quel est ce on ? Il est le contraire de ce que j’ai nommé « amalgame ». Le contraire aussi de ce que la nation française est en train de vivre. Le politiquement abject tel qu’il est énoncé par le Président français et du politiquement correct énoncé par je ne sais qui. Quel ce on ? Celui des populistes ? Celui des progressistes ? Celui de l’insouciance, de l’individualisme, du pouvoir d’achat, point final, du repliement, vous et moi, qui nous pousse à ne penser qu’à soi ? J’ai honte. Mais comme disait Marx – qui parfois s’emportait et délirait mais pas sur ce point –, la honte peut être un sentiment révolutionnaire.
Je ne donne aucune leçon. Il n’y a pas de leçons de l’Histoire. Vous l’aurez remarqué à Berlin, il y avait au début de la guerre 100 000 personnes dans la rue, en France, à peine 3 000 à Paris. Certes, l’Allemagne est plus proche de l’Ukraine que la France. Certes, on conçoit que la guerre en Ukraine soit aussi celle des Géorgiens. Les prochains de la liste coché par Poutine. Certes, Romain Goupil nous rapportera un film de la guerre totale menée par le boucher de Boutcha et de la gare de Kramartosk. Certes, on se souviendra des fosses communes qui ont jonché le sol ukrainien durant la seconde guerre mondiale et on remercie la nouvelle génération des historiens du temps présent – Christian Ingrao, Johan Chapoutot, et leur maître Stéphane Audoin-Rouzeau – de nous avoir réveillé de notre sommeil dogmatique mais j’ai honte, à la fois de mon impuissance et de ma sensibilité.
La France est le seul pays du monde à comporter une classe de philosophie en terminale ; cela devrait éveiller les esprits et les rendre plus sensibles à l’avenir de l’Europe. Certes, il y a un peu de monde contre le réchauffement climatique, et un peu moins lors de la journée internationale des femmes, mais pour un pays qui a manifesté amplement contre la guerre du Vietnam, on se dit, que l’expression « la guerre, on n’y pensait plus » fonctionne un peu comme un leurre. Car ce n’est pas parce qu’on rappelle ce que les philosophes ont dit de la guerre, ou disent de la guerre actuelle, que l’on doit s’exonérer de réagir à la guerre, autrement qu’en en rappelant les attendus. Je ne condamne rien, ni ne me présente en juge. Mais je pleure. Ce qui n’est pas une excuse.
Je pleure sur l’état de mon pays. Et je pense à la présidente de la Géorgie, Salomé Zouabichvili, née à Paris, qui doit se demander comment l’on passe des rives de la Seine aux rives du Dniepr, ou du Mtkvari en Géorgie, pays des fleuves, s’il en est, que l’on traverse toutes ces rives, sans contredire à l’impératif d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural, une Europe qui soutiendrait les démocrates de la Russie écrasée, honnie pour l’heure, criminelle, du fait de son dirigeant, et pourrait rompre avec l’impérialisme russe par le haut. Une Europe qui ferait droit à la dignité du Peuple ukrainien, à notre honte, de ne pas l’avoir assisté plus tôt, dans son désir de s’affirmer comme une nation européenne.