Pour une micro-histoire du présent
Lors d’un congrès international auquel j’ai participé par écrans interposés en temps de pandémie de Covid-19, les organisateurs ont jugé bon d’afficher sur le site-web de l’événement la citation suivante, tirée de la conférence d’ouverture de la deuxième journée donnée par une sociologue : « I’d like to believe that mutual dependance and crisis would result in a positive and joint outcome, such as having a basic income for all. Unfortunately, what the elites are asking is always more for themselves, and not the vulnerable. »
Cette consécration, par les organisateurs, d’une affirmation relevant de l’opinion politique et non de la science, a quelque chose de troublant. Comment peut-on basculer aussi soudainement, dans un congrès scientifique, d’un registre soucieux de l’administration des preuves à un régime politico-moral d’énonciation aussi général, et le revendiquer ? Notre métier, à nous les chercheurs en sciences sociales, consiste pourtant à documenter la réalité sociale, et non pas à juger de ce que cette réalité doit ou ne doit pas être. Notre militantisme politique n’est évidemment pas problématique (qui oserait nous priver de l’exercice de la citoyenneté ?), il le devient lorsque les deux genres, science et politique, se trouvent soudainement confondus.
C’est à l’occasion de telles pertes de repères que nous pourrions nous dire que les intentions gouvernementales récentes, visant à « recadrer » les fonctionnaires de l’enseignement supérieur et de la recherche en sciences sociales, ont quelque chose de légitime. Sauf que pour cela, il faudrait déjà faire la part des choses entre science sociale et philosophie politique (en l’occurrence « décoloniale » et « intersectionnelle »), et voir si les attaques gouvernementales sont à la hauteur des enjeux conceptuels avancés par cette dernière.
D’autre part, nous devrions croire qu’une conversion des enseignants-chercheurs à plus de bureaucratie et à la levée de fonds, et ce dans le cadre d’une concurrence accrue, nous assurera d’une amélioration de la qualité de la recherche en science sociale. Non, il est possible de faire plus simple, en prenant pour hypothèse que ces égarements seraient moins susceptibles d’advenir si nous nous préoccupions un peu plus de la manière dont nous produisons nos preuves et dont nous écrivons avec elles. Je ne parlerai toutefois ici que des sciences sociales qui recourent à cette méthode particulière qu’est l’enquête dite de terrain, puisque c’est là mon domaine de spécialité.
Pour ces chercheurs, dont je fais partie donc, que nous soyons anthropologues, ethno-historiens, géographes, politistes ou sociologues, nous assumons que pour rendre compte scientifiquement de la réalité, nous devons nous engager dans des relations. La relation d’enquête, c’est le levier incontournable de production des preuves empiriques dont nous avons besoin pour écrire. La seule réalité à laquelle nous avons accès, c’est bien celle de l’ordinaire de notre enquête et des relations que nous nouons dans ce cadre avec des personnes singulières. Eh bien, comme nous invitent si vivement à le faire des anthropologues comme Éric Chauvier ou Bernard Traimond[1], ne devrions-nous pas prendre cet ordinaire plus aux sérieux, puisque c’est justement là que les choses se passent ?
La puissance scientifique de l’ordinaire de l’enquête, c’est bien de permettre aux chercheurs de ne jamais quitter le registre de la réalité. Une réalité non pas entendue au sens positiviste du terme, mais toujours rapportée à la relation d’enquête, et donc à la présence du chercheur et au point de vue qu’il incarne. Une fois admis cela, on peut ensuite se rendre disponible à un travail d’une grande fraîcheur, celui de la description, cette tâche à laquelle Jean Bazin ou Bruno Latour nous convient si cordialement[2]. Décrire, à partir de situations habilitant la présence du scientifique, le monde qui l’entoure, en train de se faire sous ses yeux, pour le documenter, voilà de quoi transformer les chercheurs en sciences sociales en micro-historiens du présent. Une « montée en singularités », pour reprendre cette expression de Bernard Traimond désorientant la démarche inductive[3].
S’en tenir à l’échelle micro jusque dans l’écriture, c’est peut-être donc bien une manière de faire preuve de scientificité, de s’assurer de s’éloigner le moins possible de la réalité.
Nous voilà alors, tout d’un coup, beaucoup plus proches de la littérature que d’une certaine science sociale académique ; mais une littérature non fictionnelle, réaliste, que Laurent Demanze invite pendant ce temps à se tourner, elle, vers les sciences sociales[4]. Vous me direz peut-être que des sciences sociales qui se contentent de décrire l’ordinaire de leurs enquêtes et des seules personnes rencontrées, c’est tout de même assez décevant. Oui, ça l’est, le principe de réalité a toujours quelque chose de décevant, c’est le prix à payer : renoncer au fantasme de la généralisation et au « principe de plaisir » qui l’accompagne.
Une fois acceptée, cette déception, qu’Éric Chauvier, se référant à Ludwig Wittgenstein, qualifierait de désenvoûtante, offre immédiatement la possibilité d’un fort enthousiasme, un enthousiasme de vie, une joie spinozienne qui ne vise plus une écriture scientifique molaire, comme diraient Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais moléculaire, privilégiant les flux à leur captation mortifère (les stases), la vitalité du mouvement et des singularités au statisme des modèles, des généralisations et des invariants.
Et l’autre bonne nouvelle, c’est que ce principe de réalité n’implique pas de renoncer à l’activité d’interprétation, y compris conceptuelle. Décrire, et interpréter, sont là deux tâches bien caractéristiques de notre démarche. Mais pour ne pas envahir nos comptes-rendus réalistes, ces interprétations conceptuelles se doivent de rester situées, de n’apparaître qu’à tel ou tel moment du récit de l’enquête, donnant par là au lecteur le moyen d’être d’accord ou non à ce stade de progression du récit. Par cette place humble ainsi donnée aux interprétations, un espace bienveillant est laissé à l’activité de description et surtout, à la parole des interlocuteurs, ces personnes que nous rencontrons pour écouter comment elles parlent le monde.
Cette écriture polyphonique, selon les mots de James Clifford, libère le lecteur de l’autorité monologique de l’enquêteur-écrivain et accorde à ses interlocuteurs « non pas seulement le statut d’énonciateurs anonymes mais celui d’écrivains[5] ». En somme, une écriture indexée au périmètre de l’enquête, ouverte à la multiplicité des voix, pensée dans les termes d’une littérature réaliste écrite à la première personne du singulier, offre un moyen, pour les chercheurs en sciences sociales, de produire un travail scientifique respectueux de la réalité. Dès lors, plus besoin des « jeunes des banlieues », des « populations du sud postcolonial », des « femmes », des « khmers ruraux » ou des « élites », plus besoin de l’embarrassante catégorie durkheimienne de « société », seule subsiste la souveraineté, pragmatique, polyphonique et singulière, du collectif de l’enquête. S’en tenir à l’échelle micro jusque dans l’écriture, c’est peut-être donc bien une manière de faire preuve de scientificité, de s’assurer de s’éloigner le moins possible de la réalité.
En documentant la réalité sociale par un travail de description, nous occupons un espace original et singulier de citoyenneté.
Les sciences sociales participatives, de plus en plus en vogue aujourd’hui, sont susceptibles de renforcer ce pragmatisme. Parce qu’elles impliquent que le chercheur prenne le temps d’inviter ses interlocuteurs à s’intéresser à son enquête et de solliciter leur réflexion critique, elles lui offrent un bon moyen de prévenir le risque de surinterprétation, de rester coller à la praxis du terrain. D’un point de vue éthique, elles lui permettent aussi de s’assurer que ces derniers ont désormais leur mot à dire sur ce qu’il a dit d’eux, de faire preuve de prudence quant à l’écueil d’une science sociale qui, parce qu’elle parlerait « en leur nom », et parfois « pour les défendre », conserverait une teinte condescendante, populiste voire, dans certaines circonstances, néocoloniale, et finalement les ferait taire.
Mais plus encore, cette manière de faire de la science est dotée d’un fort potentiel politique en ce qu’elle ouvre la possibilité de recréation d’un monde commun. Daniel Céfaï, dans sa présentation des travaux de Kim Hopper, met en avant l’enjeu « d’avancer des explications et des interprétations qui deviendront des points d’accès à un monde commun (partagé, mais disputé) et qui rendront possible le déploiement d’une pluralité d’opinions. […] Ce faisant, l’enquête [fait] émerger des arènes publiques et transforme le monde commun dans lequel nous vivons[6] ».
Dans cette perspective, le savoir-faire du chercheur en science sociale vient s’exposer dans des arènes de controverses, contribuer à l’organisation d’une expérience publique, et fait de l’enquête et de son écriture un enjeu démocratique de collaboration, un forum. C’est en ce sens qu’Éric Chauvier avance une anthropologie impliquée non pas légitimée par les connaissances de l’enquêteur mais par son savoir-faire, sa capacité à introduire du trouble, de la dissonance dans la situation d’enquête[7]. La restitution, dans cette logique de performativité, n’est plus un point d’arrivée (démarche classique de la recherche appliquée), mais bien un nouveau point de départ, un levier de relance, d’activation d’une controverse perpétuelle.
Les enquêtes participatives, en transformant les interlocuteurs en collaborateurs, voire même en « partenaires épistémiques », ont bien quelque chose à voir avec la démocratie délibérative et conflictuelle. Elles font le pari du public, elles visent à vitaliser démocratiquement des collectifs à partir de la tangibilité de l’enquête et de la réflexion collective qu’elle suscite, une approche indéniablement solidaire de la conception philosophique de la démocratie et de l’enquête de John Dewey. L’amélioration des méthodes et des conditions du débat, par le perfectionnement des processus d’enquête et de la dissémination de leurs conclusions, c’est pour John Dewey « le problème du public[8] ».
Le consortium Où Atterrir ? fondé autour de Bruno Latour, qui commence actuellement à bourgeonner en France, fait également ce pari de l’enquête citoyenne, laissant au placard le plaisir de l’énonciation des opinions politiques personnelles au profit d’une formulation de doléances fondée sur un travail préalable de documentation, en l’occurrence de nos « territoires » pensés en termes d’attachements. Dans cette manière de penser l’exercice de la citoyenneté, la formation universitaire aux techniques d’enquêtes a de beaux jours devant elle.
Les chercheurs en sciences sociales n’ont pas besoin d’être gouvernés, c’est plutôt que nous n’en avons pas fini de réfléchir à la manière dont nous produisons nos sources de première main et dont nous écrivons avec elles. N’aurions-nous pas beaucoup à gagner à laisser les politiques et les philosophes faire leur métier, pour nous préoccuper de cultiver l’indexicalité tout en nous méfiant des généralisations ? En documentant la réalité sociale par un travail de description, en nous autorisant humblement des propositions interprétatives rapportées au seul point de vue que nous avons la responsabilité d’incarner, en laissant nos interlocuteurs « co-écrire » nos textes, nous occupons un espace original et singulier de citoyenneté, bien défini et de fait plus facile à défendre.
En partenariat avec le monde de l’édition, nous sommes en mesure d’offrir au public un genre bien vivant et bien réaliste de littérature, invitant le lectorat à partager nos descriptions, à réagir à nos interprétations, à entendre les voix des personnes que nous avons rencontrées, à porter un regard critique à la fois curieux et sérieux sur le monde tel qu’il est en train de se faire, justement, sous nos yeux.
NDLR : Steven Prigent a récemment publié L’anthropologie comme conversation. La relation d’enquête au cœur de l’écriture aux éditions Anacharsis.