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De l’unicité du génocide des juifs

Politiste

Dans le conflit russo-ukrainien, l’agresseur affirme agir pour déposer un gouvernement nazi, le défendeur dénonce un génocide. La convocation de la Shoah interroge à nouveau la thèse de l’incommensurabilité du génocide des juifs. Plutôt qu’une singularité radicale, il s’agit d’une synthèse unique de différents éléments que l’on trouve dans d’autres épisodes de violences de masse. Celle-ci permet de saisir une dimension essentielle de l’antisémitisme nazi : la poursuite, par-delà les massacres, d’une extermination totale des juifs.

La qualification des atrocités commises par l’armée russe en Ukraine est l’objet d’un vif débat dans lequel le recours au concept de génocide est mobilisé par les uns et refusé par les autres. La dispute n’est pas nouvelle et la référence au génocide nazi contre les juifs virtuellement présente. Il n’est sans doute pas inutile, pour éclairer les présents événements, de revenir aujourd’hui sur la question de son unicité. Le projet est d’analyser le génocide des juifs, non comme un instrument d’occultation, de mise à part, mais comme la matrice de compréhension de la souffrance des autres. Ce projet suppose le refus de l’incommensurabilité comme de l’uniformité.

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Ni incommensurabilité, ni uniformité

La thèse faisant du génocide des juifs un événement unique, incommensurable à tout autre, une catégorie à lui seul, peut être défendue pour de multiples raisons, mais elle a l’inconvénient de se placer dans l’ordre, non historique, de l’exceptionnel. Bien entendu, du point de vue de l’historien tout événement est unique. S’il s’agissait de débattre de cette question, l’affaire serait rapidement réglée. En réalité, dans la revendication d’unicité de nombreux auteurs, juifs pour la plupart (mais non exclusivement), il y a tout autre chose.

Il faut, pour la comprendre, accorder une place importante au symposium annuel de la revue Judaism, tenu à New York, le 26 mars 1967, et qui réunissait Emil L. Fackenheim, Richard H. Popkin, George Steiner et Élie Wiesel. C’est à partir de ce moment que s’est développée ce que Michael A. Bernstein appelle « une idéologie monothéiste de la catastrophe ». Cette formule a le mérite d’insister sur le contexte théologique dans lequel s’inscrit la thématique de l’unicité. Elle donne, dès lors, plus de consistance à l’idée d’une singularité absolue du génocide des juifs. Il s’agit ici, au contraire, de faire de celui-ci un schéma de compréhension, non seulement d’autres événements passés mais aussi d’événements présents ou récents, ainsi qu’une disposition à pressentir des configurations naissantes. C’est d’ailleurs cette piste qu’explorent, de façon convaincante, Alain Renaut et Geoffroy Lauvau (La Conflictualisation du monde au XXIe siècle. Une approche philosophique des violences collectives, Odile Jacob, 2020).

Refuser la thèse d’une irréductibilité singulière, qui enferme l’événement dans le domaine réservé du judaïsme, est-ce renoncer à rechercher ses spécificités ? Non, bien entendu, sinon quelle tâche faudrait-il assigner à l’historien ? Dès l’instant où la mémoire intervient, la comparaison retrouve ses droits. Ainsi, singularité et universalité, en même temps qu’elles constituent des catégories du travail de la pensée, se présentent comme les deux aspects de tout événement mémorable. L’universalisme n’étant aucunement la négation de la singularité, rien ne doit nous obliger à choisir entre la préservation de la mémoire juive et celle de l’humanité. Il ne revient pas en effet au même de dire « qu’Auschwitz est un fait singulier et unique (le point de vue exclusif) ou qu’Auschwitz est un fait possédant des caractéristiques singulières ou uniques (le point de vue inclusif) » (Vincent Engel, Pourquoi parler d’Auschwitz ?, Les Éperonniers, 1992).

Singularité du génocide des Juifs

Et, de fait, le génocide des juifs présente de nombreux traits singuliers. Ou, plus exactement, sa singularité réside dans la conjonction de nombreux éléments que l’on peut, un à un, retrouver dans d’autres massacres de masse. Je citerai ici le résumé qu’en donne Enzo Traverso (Pour une critique de la barbarie moderne. Écrits sur l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme, Éditions Page deux, 1997) : « La déportation a précédé et accompagné le génocide des Arméniens et la destruction des koulaks ; les unités mobiles de tuerie ont trouvé leurs précurseurs dans l’empire ottoman et leurs épigones au Rwanda et en Bosnie ; le système des camps conçus comme lieux d’extermination par le travail trouve un parallèle dans le goulag et une prolongation dans le Cambodge de Pol Pot ; le marquage des victimes, signe de leur dégradation du statut d’individus à celui d’êtres anonymes et dépersonnalisés, a été d’abord expérimenté chez les esclaves africains déportés vers le Nouveau Monde ».

Ces exemples suffisent à montrer que le génocide des juifs, beaucoup plus qu’un événement sans précédent, constitue une synthèse unique de différents éléments que l’on trouve dans d’autres crimes ou génocides. On le voit, la spécificité ne saurait résulter du refus de la comparaison : elle est, au contraire, le terme même de la démarche comparative.

Il est possible de résumer cette spécificité en parlant, après Jean-Michel Chaumont, de génocide ethnocidaire, celui-ci étant défini comme le meurtre en série des membres d’un groupe constitué dans la visée d’anéantir ce groupe. Il s’agit donc d’un type de génocide dont le judéocide est, au moment où il se produit, l’unique représentant car « la volonté de faire disparaître un groupe déterminé de la terre ne s’était jamais réalisée à travers une pratique génocidaire, c’est-à-dire par le meurtre de chacun des membres du groupe ». Cette spécificité du judéocide (terme utilisé, dès 1944, par Vladimir Grégorieff dans Le Judéocide, 1941-1944, éditions Vie ouvrière), rend relativement injustes les reproches souvent adressés à l’utilisation du terme de « Shoah ».

On est, bien entendu, en droit de préférer nommer autrement le génocide des juifs pour, précisément, ne pas laisser entendre qu’il serait à nul autre comparable. Mais « Shoah » doit se comprendre en opposition à « holocauste ». Ce dernier terme, d’origine grecque, désigne un sacrifice par le feu. Il ne saurait, malgré la généralisation de son usage aux États-Unis, convenir pour parler d’un crime tel que la destruction des juifs d’Europe (pour paraphraser le titre du magistral ouvrage de Raul Hilberg). L’emploi du feu dans les crématoires, qui a tant marqué les esprits, ne doit pas faire oublier l’absence de dimension religieuse. On trouvera donc particulièrement scandaleux les délires des théologiens ou des penseurs chrétiens, tel Claudel qui, en 1950 (Une voix sur Israël), fait de l’Holocauste l’accomplissement de la parole de saint Paul !

En outre, il est difficile de considérer « Shoah » comme un terme religieux (sacralisé, sans doute, mais religieux, non). Ce mot hébraïque signifie catastrophe naturelle et aussi anéantissement. Il n’est donc pas surchargé de significations métaphysiques. Son emploi induit néanmoins l’idée d’une singularité radicale et, dès lors, ne parvient pas totalement à éviter les effets pervers de la thèse de l’incommensurabilité, effets pervers qui tiennent principalement au risque de faillite morale que supposerait la transformation de la douleur juive en instrument d’occultation des souffrances des autres.

Le point de vue des bourreaux

Pour mieux comprendre le judéocide, ne faudrait-il pas l’envisager du point de vue des bourreaux ? L’hypothèse à privilégier peut s’énoncer simplement : c’est pour eux-mêmes que les nazis ont exterminé les juifs et non à cause de ce qu’étaient leurs victimes. Ils ont tué pour être (et non pour avoir, ce qui distingue radicalement le judéocide de l’esclavagisme) : nous ne sommes pas ici dans une logique économique, mais dans une logique politique (et fantasmatique). Nous saisissons une dimension essentielle de l’antisémitisme nazi : ses victimes paient le « crime d’être né », leur seule naissance empêchant le bourreau d’être ce qu’il veut être. C’est pourquoi les nazis ne purent se contenter (si l’on ose dire) de massacrer et durent exterminer.

L’extermination fut, pour eux, une libération, une rédemption. C’est d’ailleurs l’expression d’« antisémitisme rédempteur » que retient Saül Friedländer, dans son grand livre L’Allemagne nazie et les Juifs (Seuil, 1997), pour caractériser la haine anti-juive dans l’Allemagne des années 1930. La lutte contre les juifs constitue la composante majeure de la vision nazie du monde. La principale cause de dégénérescence de la société allemande réside dans la pénétration des juifs dans le corps politique allemand et dans le sang allemand : « La lutte rédemptrice doit être une lutte totale, et le Juif, comme le maléfique Klingsor de Parsifal, qui ne peut être racheté, doit disparaître » (Friedländer, p. 97).

On comprend que l’antisémitisme nazi, en faisant de la victoire totale sur le juif le chemin de la rédemption, ne puisse être modéré. Incitant toujours à aller au bout de l’entreprise, il porte en lui le génocide. Et même s’il existe d’autres formes de judéophobie, les juifs ne peuvent le plus souvent éviter de craindre le pire.

Malgré cette crainte, il est politiquement nécessaire et théoriquement légitime de penser la lutte contre le racisme dans son unité. Cette conclusion est justifiée par le fait que dans les situations de ségrégation, on observe la même angoisse devant le possible mélange, devant le risque d’une dégénérescence par simple contact. Il est donc permis de faire des statuts de pureté du sang le processus matriciel de racialisation. Est-il naïf de penser que l’approche ici proposée, laquelle privilégie un même mécanisme pour rendre compte de la structure élémentaire du racisme, pourrait, en relativisant la concurrence victimaire, dessiner un chemin pour l’antiracisme qui serait fait de causes communes plutôt que de révoltes singulières ?


Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof