Le cinéma se vit-il toujours au cinéma ?
Selon une très récente étude du Centre national du cinéma (CNC), 48 % des Français disent être moins allés au cinéma depuis la réouverture des salles en mai 2021, par rapport à la période pré-Covid. Ce sont les 25-49 ans qui ont le plus déserté les salles, les jeunes et les seniors restant le public le plus attractif. La question des pratiques des jeunes est centrale car ils sont le vecteur de la transformation en cours, en particulier les digital natives formés par les nouvelles générations (de 13 à 34 ans) qui sont « sur-consommateurs » de loisirs numériques. Un spectateur sur deux est ainsi moins revenu dans les salles depuis leur réouverture ou pas du tout. Comment redonner l’envie de venir en salle alors que des films de grande qualité sont disponibles en exclusivité en un clic sur Netflix, Amazon Prime, etc. avec des têtes d’affiche de cinéma au casting ou à la réalisation ? Le circuit long du cinéma face au circuit court de la plateforme est-il toujours adapté ? Le débat reste ouvert.
Un premier point d’explication. Les transformations de la consommation de cinéma, de la salle à l’audience audiovisuelle du cinéma puis au plateformes multi-écrans, ont participé à la désertion des salles notamment pendant la crise du Covid où les habitués des salles ont expérimenté d’autres manières de voir les films depuis leur canapé. Ce mouvement général se traduit par la croissance d’une consommation délinéarisée au bénéfice des plateformes, qu’elles soient gratuites ou payantes. Cela pose la question de « l’expérience cinéma » en dehors de la salle de cinéma.
On peut constater que la convergence des industries culturelles traditionnelles (édition, musique, cinéma) vers le numérique a contraint les différents secteurs à s’adapter. Concernant le milieu du cinéma français, cette convergence a impacté directement « l’expression cinématographique » et son identité. Le fait qu’un film de cinéma puisse ne plus passer par la salle de cinéma remet en question « l’expérience magique » de la salle[1] dont parle André Bazin et sur laquelle toute la cinéphilie française s’est construite. Bazin considère que la salle de cinéma est une expérience unique non transposable car elle « apaise le spectateur[2] », les images projetées sur l’écran suscitant une « expérience collective » et émotionnelle inégalable.
Les vertus propres au film, en arrivant sur un écran télévisuel ou autre (smartphone, tablette), se trouvent alors affectées, amoindries, ne serait-ce que par la fragmentation de la vision d’un film qu’une plateforme permet. Selon Bazin, le cinéma repose ainsi avant tout sur une « présence projetée » sur l’écran de cinéma, où la présence de ce qui est représenté n’est pas une simple « vision des choses » mais offre une certaine « vision du monde[3] ».
Pourtant, il semblerait que dans les représentations du public mais aussi de certains professionnels auprès desquels j’ai pu enquêter, l’expérience filmique soit de plus en plus détachée de l’expérience de la salle au profit de la capacité d’un film à « raconter des histoires ». Peu importe le dispositif, cette capacité narrative devient l’enjeu, la bataille sur laquelle s’affrontent les différents professionnels et les acteurs numériques pour sortir du lot : trouver l’idée, le sujet qui réussira à fédérer le public autour d’un récit.
Dans l’imaginaire collectif, il y a ainsi une technique du récit propre au cinéma apparentée également au montage et aux changements de plans qui prime pour certains sur l’expérience de la salle. Ce que Bazin appelle la « vision informée par les rapports de l’homme avec la civilisation technique », le cinéma lui-même étant le fruit d’une « civilisation du récit[4] », semble prendre le dessus sur le dispositif de la salle, comme si le dispositif ne faisait pas partie de cette technique propre au cinéma.
Ainsi, cette autre caractéristique pour définir l’expérience cinéma dont parle Bazin, l’image cinématographique dans sa « configuration esthétique » domine sur l’idée d’une image projetée sur un écran en salle. Or, c’est bien elle qui crée une « impression de réalité[5] », selon laquelle le spectateur de cinéma tend à s’identifier au héros par un processus psychologique qui provient du fait que la salle constitue une « foule » où se contaminent, s’uniformisent les émotions. Néanmoins, rappelons que des penseurs comme Walter Benjamin ou ceux de l’école de Frankfort[6] ont démontré dans leurs travaux le caractère marquant du médium salle dans l’expérience cinéma. Walter Benjamin expose la capacité de la salle de cinéma à « choquer » et à « toucher » le spectateur de manière « attentionnelle », « attractionnelle » et « sensitive ».
Ces moments uniques sont ceux de la photogénie[7], qui se focalise sur le cinéma comme un « dispositif » permettant de voir autrement le monde. Viva Paci montre dans son ouvrage qu’aux origines de la pensée sur le cinéma, il existe cette pensée qui ne considère pas le cinéma à partir des « configurations narratives » qu’il est capable d’assumer et de représenter. Cette idée du cinéma comme « attraction » se retrouve d’ailleurs chez les premiers théoriciens français du cinéma de « l’école de la photogénie » (Jean Epstein, Germaine Dulac et Louis Delluc). La notion de photogénie renvoie à ce caractère du médium salle qui consiste à « toucher » et à « choquer » le spectateur par des « éclats », des « attaques », des « agressions » (toutes caractéristiques de l’attraction aussi), considérés comme des moments uniques de photogénie qui renvoient au cinéma des premiers temps.
Cette fragilisation oblige au renouvellement d’une classe vieillissante de créateurs en France, en faveur de jeunes plus innovants.
Les qualités originaires de la salle de cinéma comme une « machine à voir » qui génère une matière stupéfiante renvoient ainsi au fait qu’il s’agit d’une machine qui produit de la vision, qui permet de regarder et de voir, mais aussi d’une machine qui a déjà été dans ses premiers temps « la chose qu’il fallait regarder[8] ». Cette idée du cinéma comme un condensé des qualités originaires du « faire voir par la salle » est encore très présent chez une majorité de professionnels du secteur. Pour ces professionnels, le cinéma est un art dont la puissance provient de la salle avant tout, sinon ce n’est pas du cinéma. Pour ceux-là, « le e-cinéma » est une arnaque langagière et marketing destinée à faire croire que ce qu’on vous propose sur les plateformes, c’est du cinéma.
Ceci nous amène au deuxième point de débat. Beaucoup de grands réalisateurs renoncent à la salle en signant avec Netflix ou autre plateforme exclusive. Pourquoi ? Ils défendent l’idée qu’un film-cinéma est avant tout une histoire et un sujet fort. Cela devient un argument d’autorité que les plateformes exploitent pour promouvoir l’idée qu’elles proposent du cinéma à la maison car elle est l’exigence de qualité des projets que les producteurs développent avec elles. On touche ici au cœur de la problématique de l’imaginaire du cinéma, dont la définition que lui donne les différents professionnels fluctue en fonction de ce qu’ils projettent sur l’objet cinéma, en fonction de leur croyance mais aussi de leur manière d’envisager leur rôle dans la chaîne et au-delà le rôle du cinéma dans la société…
En effet, pour le producteur et distributeur François Marvel, précurseur dans la défense du film en faveur des plateformes, la migration des talents vers le numérique réduit le nombre de structures qui aujourd’hui gravitent autour du seul cinéma français. Cette fragilisation oblige au renouvellement d’une classe vieillissante de créateurs en France, en faveur de jeunes plus innovants. Cet argument, pas toujours réel ou vérifié, a la peau dure… On voit ici comment les plateformes sont perçues comme les pépinières des talents de demain en étant prêtes à prendre plus de risque sur les jeunes, rôle qui incombe normalement aux petites structures de cinéma indépendant.
Par ailleurs, les plateformes attirent les gros talents en leur donnant des moyens et en acceptant des sujets plus périlleux qui ne sont plus produits par le secteur du cinéma. Ces représentations leur bénéficient car elles leur donnent un argument supplémentaire afin d’attirer le plus grand nombre d’abonnés sur leurs plateformes, mais ce, en anémiant les acteurs traditionnels d’un secteur. Aux États-Unis, Netflix a ainsi réussi à attirer en quelques années des réalisateurs de la trempe de Martin Scorsese, Steven Soderbergh, Bong Joon-ho ou Alfonso Cuarón en finançant leurs films sans sourciller. Pour le film de Martin Scorsese, The Irishman (mis en ligne en novembre 2019), Netflix a déboursé 144,1 millions d’euros. Le réalisateur, interrogé sur le fait que son film sorte en France sur Netflix et pas au cinéma, a déclaré : « Je ne connaissais pas la nature de la situation en France sur la chronologie des médias. Mais ce film nous a pris environ neuf ans et pendant ces neuf années, on n’arrivait pas à trouver de financement. Personne n’était intéressé… Et tout à coup, le groupe Netflix arrive et nous dit qu’ils sont prêts à nous financer à 100 % et surtout en nous donnant carte blanche. Donc le film devait être fait comme ça ».
Une goutte d’eau dans les 12 milliards de dollars que la plateforme consacre aux séries, aux documentaires et à la soixantaine de films produits cette année. Malgré tout son talent et sa reconnaissance à Hollywood, l’auteur de Casino a essuyé en effet un refus des studios avant de se tourner vers Reed Hastings, le directeur de Netflix. Ce dernier lui a donné carte blanche pour ce long-métrage de gangsters mafieux qui a nécessité 117 lieux de tournage et le recours à un procédé permettant de rajeunir à l’écran d’au moins trois décennies Robert de Niro et Al Pacino. Netflix élargit ainsi sa palette. La plateforme finance aussi des films d’horreur comme Eli, de Ciaran Foy, ou des comédies comme Dolemite Is My Name, de Craig Brewer. En France, Netflix s’est tout de même félicité du succès de Banlieusards, coréalisé par Leïla Sy et le rappeur Kery James (2,63 millions de foyers entre le 12 et le 19 octobre).
Mes enquêtes[9] m’ont ainsi révélé que de plus en plus de réalisateurs préfèrent que leurs projets voient le jour avec une audience mondiale, quitte à renoncer à la salle. D’autant que pendant ce temps-là, les studios hollywoodiens se focalisent sur l’exploitation des licences de superhéros et les énièmes suites de leurs blockbusters.
La déclaration de Martin Scorsese résume bien le changement de paradigme qui s’opère : « Pour moi, les films Marvel sont très bien faits, les gens les adorent, etc. Le problème, c’est que les cinémas deviennent des sortes de parcs d’attraction. […] Mais aujourd’hui, cela empiète sur le territoire du cinéma original, le cinéma qui est un art. Les autres films sont bien faits, c’est sûr, avec des très bonnes équipes. Mais c’est une nouvelle forme d’art, c’est différent. […] Mais je suis très inquiet que cela fasse disparaître la relation directe qu’ont les spectateurs avec les films qui traitent des hommes, de l’âme humaine, de la condition humaine, des films que l’on peut revoir dans dix ou quinze ans et y trouver un nouveau message ». Les plateformes s’installent donc dans ce cinéma que les studios hollywoodiens délaissent faute de moyens : celui des réalisateurs indépendants. Ils développent la même stratégie sur le territoire français, haut lieu reconnu à l’international du cinéma d’auteur.
En troisième lieu, tout le monde est d’accord dans le milieu du cinéma pour dire que le secteur doit se « réinventer ». Mais qu’est-ce que cela signifie-t-il car le phénomène des plateformes est vécu comme une véritable « hémorragie » par une grande partie des membres du secteur ? La crise énoncée du cinéma n’est pas qu’économique, mais aussi identitaire. Derrière ce débat, ressurgissent les thématiques de la défense de l’exception culturelle et de la diversité, qui se situent à l’articulation des questions relatives à une politique culturelle de l’État, de la nation, du marché et de sa régulation. Elles éclairent sur la trajectoire de la France, pays qui doute dans ce nouveau contexte de son modèle « socio-économique », mais qui conserve l’exigence d’interpréter le monde et de délivrer un message universel sur la défense de la diversité et de la cinéphilie face, notamment, aux acteurs numériques qui ne respectent pas les règles (quotas de diffusion, taxation, etc.).
Dans un entretien paru dés 2009, Laurent Creton[10] souligne que si le cinéma français subit de plein fouet « une crise d’identité » c’est parce que, depuis le tournant des années 2000, on observe une augmentation constante du nombre de films français, et cette profusion a des conséquences sur les films eux-mêmes, sur leur diffusion et sur leur réception. La question qui se pose alors est celle de la visibilité d’un film, de sa capacité à trouver son public. Quand on regarde les résultats du box-office, on observe une forte concentration de la fréquentation sur quelques titres.
La résilience post-Covid du secteur acquiert une connotation d’autant plus spéciale dans le contexte français que le mot « cinéphilie » revêt un sens particulier.
S’il y a en moyenne autour de 230 films français qui sortent par an – ce qui est unique pour un cinéma régional sur le territoire européen – il y a de plus en plus de films en dessous de la barre des 1 000 entrées. Devient alors essentielle la question du libre arbitre du spectateur qui peut choisir au sein d’une multitude de propositions avec l’arrivée de plateformes alors que, même réduite dans le temps, l’exploitation en salles reste déterminante pour la carrière d’un film, car elle fonde son identité cinématographique.
Le numérique est en effet une machine redoutable pour diffuser partout dans le monde, plus efficace que les salles. Elle doit sa réussite et son efficacité à la complexité de son système capable d’ajuster en permanence ses moyens et ses contenus en fonction du public qu’elle cible. L’objet film est devenu l’une de ses armes de persuasion. Le point de vue de la réalisatrice Céline Sciamma, représentante syndicale du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC), est intéressant à relever : « Nous, les auteurs, on vit dans notre quotidien le système dans sa vertu. Avec l’arrivée des nouveaux acteurs numériques qui nous proposent de nous produire avec des nouveaux usages attractifs, il faut que les producteurs indépendants ne soient plus traités comme des annexes, comme des services pour ces plateformes. On doit protéger le cinéma d’auteur indépendant contre les contrats américains honteux et en faveur de notre droit d’auteur. Notre système unique s’est toujours construit dans un bon équilibre entre nos valeurs et la modernité, mais cela demande de réguler ».
Les professionnels du cinéma sont traditionnellement dépositaires d’une responsabilité et se sentent légitimes dans l’illustration et la protection du cinéma, non d’abord comme industrie, mais avant tout comme Art qui se vit dans une salle de cinéma. La résilience post-Covid du secteur acquiert une connotation d’autant plus spéciale dans le contexte français que le mot « cinéphilie » revêt un sens particulier. Il y a une manière singulièrement française de faire et d’aimer le cinéma de qualité liée à la tradition cinéphilique et au cinéma d’auteur. Le « cinématographique » dans le contexte du « grand magma audiovisuel » reste en France accolée à une histoire de diversité et médiation culturelles et d’un système de soutien public unique à travers les labels art et essai, les aides du CNC à la création, la production, la distribution et l’exploitation.
Ceci conduit au dernier point, plus optimiste pour le secteur du cinéma français. Le dernier rapport du CNC montre que la capacité du public à se mobiliser en salle reste intact quand les films sont de qualité et fédérateur – comme BAC Nord qui a fait 2,2 millions d’entrées ou dans un autre registre Les illusions perdues avec près de 1 million d’entrées. Par ailleurs, la salle de cinéma apprend à se renouveler pour attirer un nouveau public avec des évènements en dehors du film. En témoignent ces nouveaux types de productions audiovisuelles que sont les transmissions en direct ou en différé de spectacles divers – comme les cinéma MK2 qui transmettent les œuvres opératiques de l’Opéra de Paris ou théâtrales de la Comédie française.
De telles expériences projetées dans des salles de cinéma, sont des productions « hors film »[11] et ne sont pas du « cinéma ». Elles rappellent néanmoins les débuts de l’histoire des salles de cinéma, revenant par exemple sur l’opposition autour des années 2000 au « hors film » diffusé via les transmissions HD live dans les salles de cinéma. On se souvient aussi des actualités diffusées par Pathé journal, de 1907 aux années 1950, dans les salles avant le film. La salle comme lieu non exclusif pour la projection des films n’est donc pas nouvelle, l’exclusivité ne recoupe qu’une partie de son histoire.
Le sanctuaire de la cinéphilie française se doit de cultiver la cinéphilie « à la française » qui passe par la salle. Or, la distance de plus en plus importante entre le film et la salle de cinéma et entre la salle de cinéma et le film montre que le secteur s’adapte, et ce depuis qu’il existe, pour que la salle de cinéma ne soit qu’un espace parmi le très grand nombre d’autres espaces où l’on se sert du langage cinématographique.
NDLR : Pauline Escande-Gauquié a publié en 2021 Les défis numériques du cinéma français contemporain aux éditions Atlande