Planification écologique, un mirage sémantique de plus
Dans la série des expressions qu’il va falloir répéter pour se persuader de relever le défi climatique, je demande désormais : la planification écologique ! Après que Jean-Luc Mélenchon ou encore les ingénieurs du Shift Project en ont assuré la promotion sémantique, il apparaît que la Première ministre en aura directement la responsabilité. Elle pourra compter sur un secrétaire général issu des Mines et dédié à cette mission. Tout ira pour le mieux.
En 2018, l’historien Jean-Baptiste Fressoz donnait une conférence sous le titre : « Transition, piège à con ». Intention très directe de remettre en cause la pertinence d’une des clés sémantiques des politiques écologiques. Pour des raisons plus philosophiques qu’historiques et sans aller jusqu’au manque d’égard, on pourrait tout à fait reprendre la formule à propos de la planification écologique : planification, piège à techniciens, ingénieurs, hauts fonctionnaires, élus locaux, ou pour être synthétique : « piège à politique publique ».
Le piège tient ici à la double fonction de la notion. Certes, les acteurs de toutes sortes, responsables politiques, militants, décideurs, vont l’utiliser pour annoncer ou exiger une « autre » façon de procéder. En ce qui concerne les enjeux écologiques, les politiques publiques passent désormais à la planification ! L’intention pratique se justifie par rapport à la cible : le changement climatique, l’érosion de la biodiversité.
Le problème est qu’en se focalisant sur la cible, si impressionnante, et en disant la forme de notre action uniquement en fonction de cette cible, nous occultons ces deux points importants : l’état du monde révèle justement que nous n’avons pas vraiment été capables d’en tenir compte jusqu’à présent ; les formes de notre action parlent moins de leur cible que du fonctionnement social qu’elles contribuent à reproduire. Il convient donc toujours d’entendre dans les politiques publiques, et dans les notions clés qu’elles mettent en avant, l’arrangement sémantique entre les effets qu’elles entendent produire dans la réalité et la fonction qu’elles ont de toute façon dans la reproduction du système social. Le climat, et la façon dont nous disons agir contre le changement climatique, parlent avant tout de nous. Encore faut-il y prêter attention.
Comme la sobriété, dont on ne cesse de redécouvrir les vertus quand l’efficacité et les améliorations technologiques ne suffisent manifestement pas à garantir les trajectoires attendues, la planification nous promet d’accéder à un régime d’action sur lequel nous pourrons compter collectivement pour éviter la catastrophe climatique. Cette illumination politique est tout de même étonnante. C’est comme si le recours usuel aux plans dans les politiques publiques (plan climat, plan de mobilité, plan de protection de l’atmosphère, plan d’adaptation au changement climatique), et aux planifications qu’ils présupposent, ne nous avait pas habitués à évaluer leurs résultats avec beaucoup de scepticisme.
Le rapprochement avec la sobriété est éclairant. Par l’intermédiaire de ce genre de notion, on réaffirme socialement que la rationalité, celle d’un sujet qui se contrôle moralement, ou celle d’un sujet qui maîtrise le cours des choses politiquement, demeure non seulement notre seul horizon pratique mais celui que nous pouvons assurément associer avec la certitude de réussir, sinon de produire du changement. Or c’est bien plutôt le contraire que dit l’engouement pour la planification écologique. L’expression, ou plus exactement sa répétition déjà fétichiste, ne dit que de manière paradoxale la situation pratique dans laquelle le danger climatique place nos sociétés et notre héritage politique et moral.
La planification écologique est associée, sans aucune inventivité intellectuelle, à la mise en cohérence, à l’harmonisation, à la coordination des politiques sectorielles, pour ne pas parler de la transversalité devenue insipide, ni même de la puissance de l’État (pourtant condamné « par lui-même » pour inaction climatique). Nous supposons qu’il faudrait, pour lutter contre le changement climatique, se donner les moyens d’agir sur tout ce qui le cause. Mais ce tout n’est justement jamais accessible à qui que ce soit au sein de notre société. Le drame climatique est que le tout social ne se présente à nous que par le biais d’un effet environnemental global. C’est le changement climatique qui unifie, en quelque sorte de l’extérieur, dans la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre, la multiplication et la différenciation incessantes des activités sociales.
S’il y a une harmonisation, une coordination, une mise en cohérence des politiques qui ciblent les différents secteurs sociaux (le transport, l’agriculture, l’habitat, etc.), elle n’est jamais plus concrètement efficace que dans la reproduction du système social « as usual ». Et le changement climatique nous montre justement que ce processus ne résulte pas d’une planification rationnelle. Simultanément, plus les scientifiques modélisent le futur climatique et les impacts du changement climatique, plus ils révèlent la nécessité inéluctable de ce processus naturel provoqué par les activités sociales à l’échelle planétaire, et plus ils écrasent le potentiel d’action que devraient introduire les politiques de prévision et d’anticipation qu’ils appellent de leurs vœux. En expliquant scientifiquement les effets que les activités sociales produisent sur l’atmosphère terrestre et les effets que le changement climatique produit en retour sur notre vie sociale, ils nous détournent, sans le vouloir, d’une réflexion sur la façon dont « ça » se passe en société. Ils nous éloignent, malgré eux, des situations au sein desquelles nous pourrions encore percevoir la possibilité de faire autrement, à commencer par les situations dans lesquelles nous pouvons dire, autrement que dans le langage de l’ingénierie, « ce que fait une politique publique et comment elle le fait ».
Planifier, c’est décider de s’éviter les décisions à venir.
Certains spécialistes du climat ont souligné la nécessité, avant toute chose, de former les membres du gouvernement aux enjeux du changement climatique. Ils ont tout à fait raison. Mais eux-mêmes oublient que la conscience du « danger climatique » n’a pas du tout le statut (logique ou causal) d’une prémisse dont on pourrait déduire « ce qu’il faut faire et comment il faut le faire ». Au kit de formation scientifique dont les membres du gouvernement ont un besoin urgent, il faudrait tout aussi impérativement ajouter un module de travail philosophique qui commencerait, ce n’est qu’une option parmi d’autres, par ces mots de Heidegger : « L’action seule ne changera pas l’état du monde, parce que l’être sous son aspect d’efficacité et d’activité rend tout l’étant aveugle face à ce qui a lieu. »
C’est pourquoi il faut en particulier insister sur la dimension temporelle que contient la planification. Planifier, c’est en effet décider de s’éviter les décisions à venir. La force de la planification est de supprimer d’avance tout ce qui obligerait à revenir sur la décision initiale, comme cela aurait dû être le cas pour l’augmentation programmée de la taxe carbone. Et cela permet donc de juger comme négligeable un bon nombre de motifs de ne pas s’en tenir à la ligne définie. On comprend pourquoi la planification peut offrir une modalité d’action séduisante et indispensable, si on veut réussir à « tout » faire, de manière durable, pour atteindre l’objectif super prioritaire qu’est la réduction des émissions de gaz à effet de serre. On imagine que la planification opposera à la nécessité du processus climatique un ordre social qui sera globalement et longtemps déterminé de telle sorte que son empreinte climatique globale diminuera. Autrement dit, on voudrait importer dans la société une forme de nécessité dont la concrétisation exemplaire est précisément le changement climatique qui est en train de nous assommer.
L’esprit rationnel, en tout cas celui des ingénieurs, considère que la décision doit être suivie d’effets. Le principal effet serait de déterminer la suite des choses pour qu’il n’y ait plus à décider. Mais s’il y a à décider, et il faut décider, ce n’est certainement pas pour ne plus avoir à décider. Certes, la décision réduit l’indétermination des situations. Est-ce que le masque est utile pour se protéger du Covid ? On décide que c’est le cas, il faut donc porter le masque. Mais les effets de la décision produisent de nouvelles situations, de nouvelles indéterminations qui nécessitent à nouveau des décisions. Jusqu’à quand et dans quels lieux porter le masque ? La décision ne fait que renouveler les conditions d’une indétermination qui appelle de nouvelles décisions. La gestion de la crise du Covid nous l’a mis sous les yeux, quotidiennement. Or il se trouve que cette crise a aussi entraîné une baisse des émissions de gaz à effet de serre comme nous aimerions pouvoir la produire par la planification écologique. À tel point qu’on a pu dire qu’il faudrait un Covid par an (donc chaque année un confinement, une limitation des déplacements, etc.) pour nous placer enfin sur la trajectoire qui nous conduira à 2 tonnes équivalent CO2 par habitant et par an.
Naturellement, le Covid n’est pas ce que l’on planifie, sinon dans les délires complotistes. En revanche, on peut apprendre de la manière dont nous avons pris des décisions lors de la crise sanitaire. Il n’y a pas eu de planification sanitaire pour lutter contre la pandémie. Nous avons été débordés. Ce qui ne nous a pas empêchés de continuer à prendre des décisions, et encore. Le même constat vaut pour la guerre en Ukraine qui a des incidences directes sur le fonctionnement social. Nous sommes au plan européen en situation de décider, c’est-à-dire de renouveler la situation d’indétermination dont nous avons subitement fait l’expérience.
Le changement climatique nous place-t-il tout autant dans cette situation où il n’est plus permis de décider pour ne plus avoir à décider ? Oui, à condition de décrire notre situation climatique comme nous l’avons fait à propos du Covid ou comme nous le faisons à propos de la guerre en Ukraine. À cet égard, la communication sociale, ou la sémantique des politiques publiques, prend toute son importance. Qu’est-ce qui, dans notre situation présente, nous fait toucher du doigt la réalité du changement climatique de telle sorte que nous ayons à décider comme nous l’avons fait face à la pandémie ou face aux conséquences de l’agression russe ? Notre dépendance au gaz est un élément de notre fonctionnement social à propos duquel il est possible et souhaitable de prendre des mesures tout de suite, et pas seulement à l’échelon européen, de telle sorte qu’il en résultera une baisse significative des émissions de gaz à effet de serre. La pénurie d’eau actuelle : non, il ne s’agit pas d’un épisode exceptionnel qu’un été pluvieux viendra heureusement gommer pour nous replacer sur une trajectoire « as usual ». Des arrêtés sont déjà pris pour restreindre certains usages de l’eau potable. Comment exploiter cette situation de restriction pour continuer à décider d’exploiter et de consommer l’eau autrement ?
Dans un entretien donné le 2 juin au Point, Élisabeth Borne recourt de nouveau à la distinction courante entre écologie et économie pour dire à la fois que la politique écologique ne se fera pas contre l’économie et qu’il faudra tout de même changer de modèle économique (changer radicalement nos modes de production, changer nos manières de s’alimenter, de se déplacer, etc.). Qu’y a-t-il à comprendre de ces annonces, sinon qu’elles ont pour fonction sociale d’écraser les situations de décision et d’indétermination sous une approche qui laissera finalement « tout » continuer ?
Plutôt que de prétendre planifier pour essayer de tout déterminer, commençons par signifier le fait que nous prenons des décisions, par exemple en taxant fortement ou en interdisant l’usage touristique de l’avion. Ces exemples ne sont pas forcément les bons. Trop polémiques, aujourd’hui. Mais il y aura d’autres exemples et l’essentiel est qu’il y en ait pour que nous puissions ainsi créer des situations d’indétermination qui nous donnent les chances d’avoir à décider de nouveau. Ce sera peut-être la seule voie pour ne pas se contenter de subir l’inéluctabilité du changement climatique et de son versant social, à savoir la « planification immanente et non écologique » du « business as usual ».