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Quand le Tour de France se saigne aux quatre Slovènes

Journaliste

« Il y a deux façons de se tromper, disait Søren Kierkegaard : l’une est de croire ce qui n’est pas, l’autre de refuser de croire ce qui est. » Alors que le Tour de France s’apprête à prendre son envol de Copenhague, cette citation du philosophe danois s’avère d’une troublante actualité. Sur un vélo, raquette en main ou balle au pied, le sport professionnel contemporain se nourrit de faux-semblants dans une inquiétante fuite en avant. Stop ou en corps ?

La 109e édition du Tour de France s’élance ce 1er juillet du royaume du Danemark où, comme chaque shakespearien le sait, il y a quelque chose de pourri. Resurgit le spectre de Bjarne Riis, seul coureur danois figurant au palmarès de la Grande Boucle avec, toutefois, une note en bas de page : le 7 juin 2007, Riis est effacé des tablettes de l’épreuve après ses aveux de dopage mais les faits étant prescrits il y retrouvera sa place l’année suivante. Son compatriote Michael Rasmussen ne connut pas la même fortune : alors que la victoire lui semblait acquise en 2007, son équipe, qui avait senti le vent du boulet, décida de le retirer de la course alors qu’il portait le maillot jaune sur ses épaules. Rasmussen était pourtant un précurseur avec sa puissance de pédalage inversement proportionnelle à l’aridité de son corps.

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Aujourd’hui, ce sont les Slovènes qui éclairent le Tour de leurs lumières au point de se demander si la Covid, qui revient hanter les nuits de la caravane, n’est pas le seul véritable adversaire qu’ils auront à craindre au cours des trois prochaines semaines. La Slovénie, ce grand pays de cyclisme qui, avec ses 2 millions d’habitants et ses 1 600 licenciés, réussit le prodige de placer trois coureurs (Pogacar, Roglic et Mohorič) parmi les six premiers mondiaux.

Comme un train sur un passage à niveau, un Slovène sur un vélo peut toujours en cacher un autre. Par exemple, Milan Erzen, le patron de la très performante Bahrain Victorious, vainqueur du classement par équipes du Tour 2021, un manager tellement transparent que l’an passé, les pandores firent une descente dans l’hôtel de la team à Pau, rappelant le temps d’une soirée les riches heures de l’affaire Festina. Les enquêteurs repartirent cependant bredouilles avant que Matej Mohorič ne s’impose le surlendemain dans l’étape de Libourne, un doigt sur la bouche pour faire taire les calomnieux. Mais de nouvelles perquisitions ont été menées ces derniers jours.

Tel le nuage de Tchernobyl, le dopage s’arrêterait aux grilles des courts de tennis et des stades de football ou de rugby.

Car avec le Tour refleurit chaque été le marronnier du dopage. Probablement à raison quand un des coureurs les plus doués de sa génération explique en mode off qu’il n’est pas en mesure de rivaliser plus de cinq jours avec ses concurrents. Toutefois, la saisonnalité du sujet interroge. Comme un virus qui sévit par temps froid, le dopage remonterait en selle aux premiers jours de juillet pour sa tournée annuelle sur les routes de l’Hexagone mais, tel le nuage de Tchernobyl, s’arrêterait aux grilles des courts de tennis et des stades de football ou de rugby.

En effet, quand de bonne grâce le peloton du Tour donne son sang au petit matin sous les regards suspicieux, Roland-Garros se pâme devant Rafael Nadal remportant son quatorzième trophée parisien à coups d’injections d’anesthésiants, autorisées en compétition dans le tennis mais pas dans le cyclisme. Ce qui inspira à Thibaut Pinot, trois victoires d’étape et un podium sur le Tour dans le bornage que lui impose son organisme, ce tweet entre perplexité et ironie : « Les héros d’aujourd’hui… » En creux, le fermier franc-comtois, sensible à la souffrance animale et engagé contre la corrida, pose cette question fondamentale : le sport professionnel ne va-t-il pas trop loin ?

À en juger par son visage livide au chevet d’un Alexander Zverev tombé sous ses balles, le matador majorquin a peut-être la réponse. Le Central de la porte d’Auteuil avait cette année un côté arène surchauffée avec ses parts de soleil et d’ombre. Le public sembla s’y presser pour assister à une mise à mort par Manolete dans une sorte d’appétence un rien malsaine. Il en eut pour son argent lors de cette demi-finale terminée sur une chaise roulante par l’un des deux gladiateurs après deux sets ayant défié l’entendement. D’ailleurs, les tribunes se vidèrent aussitôt, laissant la deuxième affiche du jour se disputer dans une ambiance de tournoi de deuxième série. Consultant pour la chaîne Prime Video, l’ancien tennisman Fabrice Santoro, deux fois vainqueur de la Coupe Davis et 17e jour mondial à son meilleur niveau, glissa à l’antenne qu’il n’avait pas pratiqué le même sport que Rafael Nadal, tout en rassurant la jeunesse d’un savoureux trait d’humour : il est possible de faire carrière sans jouer comme l’Espagnol.

Romain Bardet, trois victoires d’étape et deux podiums sur le Tour, est, lui, catégorique : le cyclisme professionnel dépasse l’acceptable. Il fut le premier à porter secours à Julian Alaphilippe après sa terrible chute dans la classique Liège-Bastogne-Liège, dont le champion du monde se releva avec trois fractures (côtes et omoplate) et un pneumothorax mais qui aurait pu avoir de bien plus dramatiques conséquences. « J’ai vu Julian cinq ou six mètres en contrebas de la route et ça a été un choc émotionnel, relatait Bardet à l’arrivée encore sous le coup de l’émotion. Il ne pouvait pas bouger et à peine respirer. C’était une situation d’urgence. Il avait besoin d’aide. J’appelais mais personne ne venait. »

Quelques jours plus tard, Bardet reviendra longuement sur cet épisode dans un entretien poignant accordé au journal L’Equipe. « Il y a toujours eu des chutes mais celle-là était particulièrement violente. C’est encore difficile pour moi d’en parler. C’était une scène de chaos. Je garde en tête le bruit des casques qui cognent contre le bitume, puis les cris de douleur de tous les mecs au sol. (…) Je me souviens que j’étais dans les roues de Tom Pidcock et de Jérémy Cabot, j’essayais de garder une petite marge de sécurité sur eux, j’ai senti la vague arriver. J’ai eu le temps de mettre un coup de frein, de me dire que ma saison était terminée, et à partir de là, je ne me rappelle plus de rien. L’image d’après, c’est moi dans le fossé avec Julian. (…) Je vois qu’il est vraiment mal. Il est incapable de parler. Et j’ai l’impression d’être le seul à voir qu’il est là, qu’il souffre alors que la course continue sans y prêter attention. Les motos repartent, les voitures aussi et moi je suis là à hurler seul dans le vide, personne ne m’entend. C’était une immense détresse. J’avais l’impression qu’il allait rester là pour toujours. (…) J’ai vraiment craint le pire. »

Et le coureur de Brioude de décrire les conditions de course apocalyptiques de l’époque : les vélos tellement rapides qu’il n’y a presque plus besoin de pédaler pour avancer, les oreillettes qui rendent sourd au danger, l’abandon de tout code de déontologie dans l’organisation du peloton parce qu’il faut à tout prix être devant même s’il n’y a pas la place pour tout le monde, la crainte permanente de chuter à 80 km/h et de se faire trancher la gorge par des freins à disque coupant comme des lames de rasoir, l’angoisse d’y laisser sa peau.

Le sport professionnel contemporain ne serait en fait que l’avant-garde obscurantiste de la société post-libérale. En somme, une aberration.

Romain Bardet n’est pas un coureur comme les autres, il a toujours eu beaucoup de recul sur son métier. En ce triste dimanche d’avril, il n’hésita pas un instant à tirer un trait sur ses ambitions personnelles pour se porter au chevet de son collègue mais dans un aveu glaçant se demande si a contrario certains ne virent pas dans cet accident l’aubaine de l’élimination d’un des favoris de l’épreuve.

Le sport professionnel a-t-il régressé au point de nous ramener au temps des courses de chars de la Rome antique, lesquelles déchaînaient les passions et suscitaient déjà d’importants paris ? De nos jours, c’est sur les réseaux sociaux qu’on lève ou qu’on baisse le pouce. Un reportage récent de Frédéric Roullier (« La quinzaine de la haine », L’Équipe Explore) montrait ainsi comment joueurs et joueuses de tennis, des champions aux anonymes, sont devenus des cibles insultées quotidiennement voire menacées. « La convivialité a fait place nette au business », nous confiait récemment un ancien triathlète de haut niveau. Reflet de notre civilisation consumériste, le sport professionnel contemporain ne serait en fait que l’avant-garde obscurantiste de la société post-libérale. En somme, une aberration.

Le football pousse l’absurdité à son paroxysme en multipliant sans fin les compétitions. Désormais, son calendrier est perpétuel : la Ligue des Nations est venue s’ajouter à la Coupe du Monde et à l’Euro, la Ligue Europa Conférence à la Ligue des Champions et à la Ligue Europa, la réforme de la Ligue des Champions prévoit encore plus de matches et un tournoi d’ouverture, sans doute disputé aux États-Unis, pourrait même la compléter. Rappelons que la prochaine Coupe du Monde se disputera du 21 novembre au 18 décembre, ce qui obligera les clubs à jouer durant l’habituelle trêve hivernale, avec, en France, deux journées de championnat programmées les 28 décembre et 1er janvier, comme en Angleterre ou dans les sports américains, où seule la machine à cash donne le tempo.

« Quatre rencontres en dix jours c’est chercher les ennuis », déclarait au début du mois de juin le Belge Kevin De Bruyne alors qu’une session de Ligue des Nations cherchait son souffle. Quand certains joueurs vont chausser les crampons deux ans sans interruption c’est le ballon qui ne tourne plus rond, car de mirifiques salaires ne sauraient justifier la maltraitance des corps. « L’équation est simple : si tu joues moins, les salaires baissent », coupe Aleksander Ceferin, le président de l’UEFA, version… slovène du « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy.

Mais le prize money d’un Grand Chelem vaut-il vraiment l’insensibilisation d’un pied par le brûlage de ses nerfs ? Et quels quinquagénaires feront les mutants du rugby mondialisé ? Pour l’heure, les regards sont donc rivés sur Copenhague, où la légende veut que La Petite Sirène ramène sur le rivage les princes naufragés. Il faut souhaiter qu’elle veille sur ce peloton qui n’a plus de limites afin qu’il ne se transforme pas en Radeau de la Méduse.


Nicolas Guillon

Journaliste