La Russie humiliée ? Si seulement c’était vrai !
Admettons que cette obsession (ou que cette préoccupation, pour prendre un terme moins marqué) ne soit pas totalement injustifiée par souci de réalisme politique.
Deux questions simples se posent d’emblée :
1°) Un chef d’État, Poutine, en l’occurrence, peut-il être humilié ? Évidemment oui, comme n’importe quel individu et il peut l’être d’autant plus qu’il est tout au sommet d’une hiérarchie à laquelle correspondent un code de bienséance lié au respect dû à sa fonction et aussi un code d’honneur. Mais précisément, comme il est un personnage éminemment représentatif, savoir qui est en mesure de l’atteindre, un égal (un autre chef d’État) ou un autre équivalent (une institution politique représentative, ou un collectif, voire un individu auréolé d’une légitimité morale très largement reconnue), la réponse n’est pas évidente.
2°) Une nation ou une collectivité quelle que soit sa nature, quelle que soit sa taille, peut-elle être humiliée ? On dira qu’une nation peut se sentir humiliée quand son chef l’est mais la réponse à la question spécifique touchant à la nation comme telle ne va pas de soi. La raison est d’ordre théorique : elle implique un recours nécessaire à une certaine psychologie sociale appliquée aux affects et, par exemple, à des notions comme celle de « mentalité collective » naguère utilisée par les sociologues et les historiens ou comme celle « d’esprit d’un peuple » forgée par des philosophes du XIXe siècle, le volksgeist des romantiques allemands, du jeune Hegel notamment et qui inspira aussi le nationalisme et le totalitarisme du XXe siècle.
Ces notions ne cessent de faire débat, sans parler de celle de culture aujourd’hui galvaudée. En effet, sans égard au sens précis que lui a donné l’anthropologie et à sa suite les sciences humaines, mais débordant l’usage traditionnel également précis qui a été le sien dans les institutions éducatives chargées de la dispenser, de l’école maternelle aux Universités, la culture est invoquée à tort et à travers à propos de n’importe quel trait particulier du « caractère » d’une société avec une valeur explicative aussi éclairante que la vertu dormitive de l’opium.
Demandons-nous donc en quoi la notion d’humiliation pourrait intéresser la situation créée par la guerre que la Russie mène contre l’Ukraine. Après tout, puisque personne ne met en doute que la Russie est le pays agresseur et que cette guerre de « haute intensité », comme disent les diplomates, contre un pays indépendant aux capacités militaires très inférieures aux siennes, est profondément injuste, pourquoi faudrait-il que les États qui soutiennent l’Ukraine évitent d’humilier l’agresseur ? À supposer qu’on sache bien ce qui est en cause dans l’humiliation, qu’est-ce qui se cache derrière cet interdit qui semble bien ne valoir que pour la Russie à laquelle la France, l’Occident, devraient des égards tout particuliers ? Quelle est donc au plan politique cette Russie qui a envahi l’Ukraine le 24 février 2022 ? Faisons un très bref retour historique.
La Russie est gouvernée depuis plus de 20 ans par Poutine, un dirigeant issu du KGB. Nostalgique de la grande Union soviétique, il ne l’est pas à coup sûr de la forme « libéralisée » du socialisme soviétique qu’avait voulue Gorbatchev et qui avait dramatiquement échoué. La destitution du dernier Secrétaire général, précédée de la chute mur de Berlin, avait conduit à la dislocation du bloc soviétique et à l’effondrement de l’URSS.
Il faut rappeler que, renforcé à la suite de la victoire (attribuée à Staline) de l’Armée rouge en 1945, le système issu de la Révolution de 1917 et surtout de la période stalinienne qui l’a véritablement façonné, avait été perpétué tant bien que mal par les successeurs de Khrouchtchev, lequel avait plus qu’ébranlé la statue de Staline en 1956, à peine 3 ans après la mort du dictateur tant pleurée par tout un peuple. D’objet de culte, la figure de celui qu’on appelait le génial stratège et aussi le « petit père des peuples », était passée à celle du tyran sanguinaire. Dès sa disparition, un accord avait été conclu au sommet de l’appareil du Parti-État et tenait lieu d’une sorte de code de « bonne conduite » : en finir avec les éliminations expéditives entre rivaux et bannir dorénavant tout recours à la terreur et à la répression de masse.
Cependant, tout en maintenant une stricte censure, on allait remplacer les camps du goulag par les asiles psychiatriques pour y reléguer les opposants, appelés dissidents, parce que dans le lexique soviétique un opposant est un traître, un ennemi du peuple, un dissident est quelqu’un (écrivain, artiste, intellectuel ….) qui n’a pas bien compris la pensée marxiste-léniniste-stalinienne et qui souffre donc d’une déficience psychologique dont la gravité peut aller jusqu’à la schizophrénie « torpide ».
Pour la Russie, l’immense Russie dont les déshonorantes prouesses en Tchétchénie et en Syrie ont prouvé qu’elle savait écraser les plus faibles, l’éventualité d’une défaite serait, dit-on, une humiliation.
Après l’effondrement de l’URSS, Poutine s’est vu attribué le mérite d’avoir sorti du chaos la Russie d’Eltsine, un pays qui avait beaucoup perdu de son statut de grande puissance mondiale et qui avait laissé apparaître – après des décennies de plans quinquennaux plus « grandioses » les uns que les autres – une économie délabrée. Et bientôt livrée à l’avidité sans bornes des oligarques – hauts ou moyens kagébistes et hauts représentants de la Nomenklatura étant ou devenus plus ou moins maffieux – auxquels Poutine doit son pouvoir. Un pouvoir consolidé au fil des années par l‘imposition d’un carcan politique de plus en plus autoritaire à une société déboussolée par la disparition du PCUS, le parti communiste jadis omniprésent et qui fut longtemps dirigé par un Brejnev dont le nom est resté le symbole de la stagnation d’un régime bureaucratique pourrissant mais semblant garantir une certaine stabilité aux pensions et autres revenus des plus modestes.
Aujourd’hui, le dictateur solitaire et de plus en plus paranoïaque qu’est devenu Poutine, réprime implacablement toute expression de contestation en général et tout particulièrement de sa politique criminelle d’agression contre l’Ukraine qu’il est interdit, sous peine de 15 ans de prison, de nommer guerre. Il avait mené impunément les guerres de Tchétchénie (en rasant Grozny) et de Syrie (en rasant Alep) et se targuait de succès, certes peu glorieux, mais quand même des victoires. Il se trouve que cette fois-ci son armée rencontre une résistance à laquelle elle ne s’attendait pas. Non seulement elle est mal commandée – envoyer des missiles, bombarder sans répit des villes ne suffit pas – et les soldats sont, pour la plupart, peu motivés et il arrive qu’ils ignorent où et pourquoi ils se battent, mais elle se livre à des exactions, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui, à cet égard, la ravalent au rang des armées hitlériennes.
Malgré les terribles bombardements qui délibérément visent autant sinon davantage les populations civiles que les objectifs militaires, l’Ukraine est peut-être en mesure, grâce au courage extraordinaire de ses combattants et de l’ensemble de ses habitants résolus à se défendre et unis sous l’autorité de leur président et de son gouvernement, de ne pas perdre cette guerre. Quand bien même l’on ne peut écarter le risque de voir amputé son territoire national, tel qu’il a été reconnu lors de la proclamation de son indépendance en 1991 par le Parlement de Kyiv. Ce serait assurément une victoire, certes obtenue avec l’aide décisive de l’Occident en matériel militaire d’une haute technicité et avec le soutien politique, économique et moral des pays européens non intoxiqués par le matraquage de la propagande et les fake news répandues par Poutine et ses multiples relais un peu partout dans le monde. Pour la Russie, l’immense Russie dont les déshonorantes prouesses en Tchétchénie et en Syrie ont prouvé qu’elle savait écraser les plus faibles, l’éventualité d’une défaite serait, dit-on, une humiliation. Le grand mot est lâché.
Au dire de certains stratèges, voire prétendus penseurs politiques, à en croire certains leaders de droite et tous ceux d’extrême droite mais aussi d’extrême-gauche, des bruns-rouges plutôt que des rouges ou des roses, infliger une humiliation à cette grande puissance nucléaire, l’un des deux grands du temps de la guerre froide, serait extrêmement dangereux. Au point de nous conduire à une Troisième Guerre mondiale. Par un étrange retournement de situation, au mépris de l’évidence des faits et de toute logique, c’est le pays agresseur, la Russie, qui serait en droit de se poser en victime et donc en droit de lutter par « une opération militaire spéciale extérieure » contre les « néo-nazis » qui séviraient en Ukraine. Manipulés naturellement par les États-Unis et les États européens qui sont leurs alliés dans l’Otan. Une alliance militaire qui serait un pacte d’agression unissant les États membres sous la bannière étoilée d’une Amérique soucieuse avant tout de conserver une suprématie mondiale qui a été mise à mal par le fiasco en Afghanistan.
Les experts nous ont expliqué que le désengagement de l’Europe – dès lors réduite, pour le dire brutalement, à un nain militaire – mis en œuvre par Trump est une politique qui est désormais celle des Américains et qu’il faut comprendre que le soutien si fort apporté et promis à l’Ukraine par l’administration démocrate viserait, par-delà l’affaiblissement de la Russie ou, à tout le moins, le containment (c’était l’ancienne doctrine chère à Foster Dulles), à adresser un signal à la Chine pour la mettre en garde contre une tentative d’invasion de Taïwan.
Ainsi donc les Occidentaux chercheraient à humilier la Russie de Poutine, à humilier Poutine, un président élu même s’il est mal (très mal) élu et qui aurait le soutien de la grande majorité de la population adhérant aux slogans du nationalisme martelés sans cesse par le Kremlin et les médias qui lui sont tous asservis. Une idéologie non seulement nationaliste (teintée d’une vague et fumeuse réminiscence mystique de l’âme russe) mais aussi impérialiste qui fait référence à la « grande Russie », la Russie des Tsars, celle des Soviets, celle des oligarques aujourd’hui et enfin celle de la Sainte Russie éternelle dont les armes dirigées contre l’Ukraine sont bénies par le patriarche (et oligarque) de Moscou.
Humilier Poutine, ce n’est pas seulement une erreur de la part des Occidentaux, c’est une faute. Entendons, militairement, stratégiquement et aussi moralement. Aussi critiquable qu’elle soit à maints égards, fût-elle devenue totalitaire, on ne saurait impunément humilier une grande puissance et un grand peuple qui garde la nostalgie du respect et de la crainte qu’elle inspirait, et surtout une puissance en possession d’un arsenal nucléaire, comme elle ne manque de le rappeler avec le ton menaçant et grandiloquent auquel se complait un Poutine croquemitaine.
Pour savoir s’il y a erreur ou pire, faute, imputables à l’arrogance des Occidentaux, pour tenter un examen plus approfondi du problème strictement politique, il faut maintenant réfléchir à ce qu’il en est de cette relation particulière entre humains qu’on appelle l’humiliation, ce mot dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles.
D’une manière générale, dans l’emploi de ce mot, qu’on nous pardonne d’énoncer des évidences, il s’agit soit d’un rapport psychologique de personne à personne soit d’un rapport psychologique et politique quand il est appliqué à un collectif : un groupe défini par certains critères au sein d’une population, une institution telle qu’un État, ou encore un ensemble éthique et politique que constitue notamment une nation.
Une personne peut humilier une autre personne, elle peut le faire intentionnellement (froidement ou sous l’empire de la colère) ou sans l’avoir voulu, ne pensant pas que sa parole, son geste ou son attitude seraient ressentis comme humiliants par l’autre. Dans les deux cas la réaction de la victime est semblable : de même que toute insulte est une parole performative quelle que soit sa gravité et donc l’effet qu’elle produit sur celui qui en est la cible, de même toute humiliation quelle que soit la modalité choisie par celui qui l’inflige est ressentie de façon plus ou moins blessante par celui qui la subit. L’insulte, souvent présente comme élément spécifique de l’humiliation, relève d’une analyse linguistique, comme l’a montré Nicolas Ruwet dans sa Grammaire des insultes et autres études (Seuil, 1981).
Il faut en effet, avant d’en aborder l’étude sur le plan psychologique – à savoir ce qu’elle touche et comment elle touche et blesse le sujet en raison de son caractère et de son histoire –, ne pas oublier que l’insulte est un fait de langage. Et à ce titre, en dégager la structure car elle permet en fonction du type d’énoncé choisi par l’insulteur, de produire des effets qui retentissent plus ou moins fortement jusqu’au plus intime de la subjectivité de l’insulté.
L’humiliation est évidemment aussi un fait de langage mais puisque notre propos est essentiellement d’ordre politique, ce sont les aspects psychologiques et sociologiques qui nous importent au premier chef. Commençons par faire référence au moi (ou à l’Ego) : c’est l’instance parmi les composantes de la personne qui est en butte à cette forme d’agression de la part de l’autre qu’est l’humiliation. Une instance qu’on peut aussi désigner comme l’image de soi et, dans la topique analytique, comme exprimant le « moi idéal » en opposition au moi de la conscience qui accompagne toute perception. Ainsi dans le langage courant, on observe que la vexation est un terme qui renvoie à un degré relativement faible tandis que celui d’humiliation implique un degré élevé et potentiellement très élevé, de l’agression subie par ce moi atteint dans ce qu’il a de plus vulnérable et de plus susceptible de vaciller.
L’insulte précisément peut se réduire à une vexation, gratuite ou méritée, au gré de ce que juge et surtout ce que ressent celui qui en est l’objet et qui réagit en conséquence : la traiter avec dédain, répondre ou bien accepter de supporter passivement son impuissance. La personne humiliée, quant à elle, est, comme le suggère l’étymologie, rabaissée, sa dignité bafouée, son nom entaché. Dans une société hiérarchisée où le statut comme le rang que l’on a (ou que l’on croit mériter) importent au plus haut point, cette personne doit faire face à une question d’honneur : le défendre, laver l’outrage quitte à perdre la vie, sinon connaître la honte ou même la déchéance. Quand on est au bas de l’échelle, l’humiliation change de nature, quand elle survient à l’occasion, elle ne bouleverse pas la situation de la victime elle est seulement un rappel douloureux de sa condition par ceux qui le dominent et peut-être une incitation à en sortir, individuellement ou collectivement.
Dans une société fondée sur le principe d’égalité de tous, en tant que citoyens, en tant que personnes, l’humiliation implique la violation radicale de ce principe. Elle est radicale parce qu’elle n’a pas pour résultat de créer une relation d’inégalité parmi les inégalités de toutes sortes qui existent dans une société démocratique où il est possible par différents moyens de les combattre et de les faire diminuer sinon les abolir. Ce n’est plus seulement le statut, c’est-à-dire la position relative qu’on occupe, à laquelle on est assigné au sein d’un ordre social mouvant qui est ébranlé, c’est la condition même d’être humain (existence de droit et droit à l’existence) qui est en cause, en tant qu’elle est suspendue à la reconnaissance par l’autre.
L’humiliation subie passivement est une mort sociale, à l’opposé d’une défaite au terme d’un combat, elle est une défaite accompagnée d’un sentiment de honte de soi. La personne qui s’y résigne s’abandonne à cette réaction négative qu’est le ressentiment. Le malheur dans lequel l’autre l’a plongée, elle le ressasse, le rumine. Certes, elle voit dans cet autre la cause de cet état mais cela ne lui suffit pas, la cause est inégale à son malheur et c’est au monde entier qu’elle en veut et dont elle voudrait pouvoir se venger. Au risque de la dégradation ou même de l’insupportable défiguration de l’image de soi, la personne préfère accuser tous les autres de la souffrance infinie qui lui est infligée plutôt que tel autre, un autre moi, c’est-à-dire l’égal à soi-même.
La prémisse de cette démarche pour comprendre l’humiliation est ici celle de la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Le philosophe l’énonce ainsi dans le célèbre chapitre de La phénoménologie de l’esprit qu’il lui consacre : « La conscience de soi est en soi et pour soi quand et parce qu’elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ; c’est-à-dire qu’elle n’est qu’en tant qu’être reconnu ». Cette reconnaissance n’advient, poursuit-il, qu’au terme d’un long processus au cours duquel l’opposition des consciences est d’abord une opposition de pur prestige où chacune s’affirme elle-même pour se trouver niée par l’opération identique de l’autre. L’opposition des consciences, modèle abstrait de ce qui se passe effectivement dans les luttes sociales comme dans la guerre, connaît un mouvement de « montée vers les extrêmes » : c’est la lutte à mort. Celle qui cède à la peur de la mort s’abaisse au rang d’esclave de l’autre qui, elle, a surmonté cette peur et a pris la place du maître.
Le maître use de l’esclave pour jouir des choses, l’esclave subit la loi du maître en obéissant aux choses, c’est-à-dire en les transformant par le travail auquel il est astreint. C’est ainsi, pour le dire très vite, que s’opère le renversement dialectique : le travail a été pour l’esclave une formation, une construction de soi (bildung) qui a ouvert le chemin d’une émancipation. Le maître dans sa jouissance est devenu l’esclave de l’esclave. Toute la question est de savoir, et c’est, soit dit en passant, la question de Marx, si l’esclave devenu maître en brisant ses chaînes, sera capable, aura la volonté de rejeter le principe même de la maîtrise (pensons à ce qu’ont été les conséquences de l’introduction du concept de dictature du prolétariat dans la doctrine révolutionnaire marxiste-léniniste) et instaurer un ordre social dans lequel il n’y a ni maîtres ni esclaves. Dans lequel, en termes de régime politique, on dépasse la démocratie formelle (bourgeoise) pour s’élever à la démocratie « réelle » (socialiste).
On nous pardonnera ce résumé quelque peu académique de cette dialectique hégélienne si célèbre et que Marx prétendit redresser, au nom du matérialisme, pour la mettre « sur ses pieds », c’est-à-dire sur l’infrastructure économique. C’était utile, me semble-t-il, pour aller au plus vif de ce qui est en cause en parlant d’humiliation dans la guerre que mène actuellement Poutine, l’ancien maître, le Russe qui avait perdu la maîtrise qu’il croit encore possible et en tout cas nécessaire de reconquérir. Un grand-Russe qui ne se console pas d’avoir perdu l’Ukrainien qui était à la fois une partie de lui-même et un autre. Un autre tout différent parce que « petit russe ou russien » et donc son inférieur. Identiques, le Russe et l’Ukrainien le seraient par leur russéité et inégaux par le rapport de la partie au Tout, attribut que possède le Russe exclusivement.
Dans le renversement de la relation entre Ukraine et Russie – la nation et l’État ukrainiens et la Fédération de Russie – où l’on peut percevoir une analogie avec le renversement dialectique hégélien, que s’est-il passé ? À la formation par le travail que l’esclave a été contraint de subir pour en faire le moyen de son émancipation, correspond le difficile effort de transformation politique du corps social ukrainien qui, à partir de la même structure totalitaire (et la même emprise économique des oligarques et du rôle de la corruption) sur laquelle était et est édifiée la société russe, a réussi petit à petit à installer un régime démocratique. Mais une grande différence apparaît dans la succession des étapes qui est décrite dans la dialectique du maître et de l’esclave où la lutte à mort des consciences précède le temps de l’aliénation dans le travail puis de la formation par le travail.
L’Ukraine est forcée de se battre pour échapper à l’étreinte mortelle de son ancien maître qui est d’autant plus enragé qu’il avait prévu d’en venir à bout en quelques jours.
Nous ne sommes pas dans le temps spéculatif d’une phénoménologie de l’esprit qui, dans la démarche de Hegel, a valeur d’introduction à sa philosophie de l’histoire et à son ultime étape qu’il désigne comme le Savoir absolu. Nous sommes dans l’histoire réelle et parler d’ultime étape n’a aucun sens. Ce qui se déroule sous nos yeux nous donne à voir et à saisir que dans le moment que nous vivons, dans ce que vit l’Ukraine depuis la guerre déclenchée le 24 février 2022, le temps de la formation (bildung), c’est-à-dire celui de la consolidation de la démocratie et de la réaffirmation enflammée par l’épreuve, de la conscience nationale, coïncide avec celui de la lutte à mort ; l’un et l’autre atteignent simultanément leur plus grande intensité.
De son côté, le maître russe contesté et combattu avec une résolution farouche, redouble de violence meurtrière dans cette guerre qu’il qualifie pour lui-même de guerre « existentielle » en allant jusqu’à faire dépendre l’existence de la grande Russie de l’anéantissement de la nation ukrainienne dont il proclame en même temps l’inexistence. Car en réalité, selon Poutine et les siens, cette pseudo-nation n’est faite que de Russes – les Ukrainiens sont nôtres, ils sont nous, car leur russification à laquelle nous allons nous livrer quand bien-même ils la refusent, n’est qu’un retour à leur identité vraie – à l’exception des « néo-nazis » qu’il faut exterminer.
L’asymétrie des deux belligérants est absolue. Et il n’est pas question de renversement dialectique dans la relation domination-servitude que la Russie s’efforce de maintenir à tout prix, fût-ce la destruction totale du territoire (les villes, le potentiel industriel et agricole) qu’elle veut reprendre. L’Ukraine dans et par la guerre est déjà sortie de cette relation réduite à sa pure négativité mais elle est forcée de se battre pour échapper à l’étreinte mortelle de son ancien maître qui est d’autant plus enragé qu’il avait prévu d’en venir à bout en quelques jours.
Mais pourquoi cette volonté de destruction de la nation ukrainienne ? Que nous apprend l’idéologie faite d’un mixte de tsarisme et de stalinisme qui s’est emparée depuis quelques années de Poutine et qui est partagée pour l’heure par la grande majorité de la population russe, sur ce projet qui semble fou en plus d’être criminel, pour toute personne douée tant soit peu de raison ?
Nous connaissons depuis longtemps la réponse et elle nous est assénée aujourd’hui avec une lourdeur toute soviétique : l’Ukraine contre nous a choisi la démocratie et du même coup le rapprochement avec l’Europe, non seulement avec l’Union européenne dont elle attend – avec l’appui massif des États-Unis – qu’elle garantisse son intégrité territoriale et sa sécurité, mais avec le monde occidental, le mode de vie, le style de vie occidental, d’un mot, sa civilisation.
Passons outre les difficultés à s’accorder sur une définition de ce mot. Poutine et le patriarche de Moscou (on ne sait au juste lequel des deux s’est aligné sur l’autre) ne sont pas embarrassés, ils ont leur opinion bien arrêtée sur ce sujet : ils décrivent l’Occident comme une civilisation plus qu’affaiblie, en pleine décadence, où les mœurs sont corrompues au point de laisser s’exhiber en toute liberté dans les rues des grandes métropoles les gay pride et autres manifestations de minorités sexuelles perverties du genre LGBT. Ils voient là les signes irrécusables de l’amoralité, de l’abandon des plus hautes valeurs traditionnelles ; ce qui est le propre des sociétés dégénérées. C’est cela la démocratie occidentale à laquelle l’Ukraine, qu’ils persistent à appeler « notre sœur », s’est ralliée – risquant ainsi de gangréner le corps sain mais fragile du peuple russe. Notre guerre (ladite opération spéciale…) pour la sauver est donc absolument justifiée, il y va de notre salut.
Emmanuel Macron se présente en porte-parole des Occidentaux qui se veulent réalistes. Tout en soutenant l’Ukraine et lui livrant des armes avec une parcimonie qu’on croyait provisoire après plus de quatre mois d’une guerre de plus en plus destructrice, il craint donc d’humilier le pays agresseur. Une Russie dont les autorités ne cessent de dénoncer de la façon la plus insultante (d’ailleurs aussi stupide qu’hypocrite) le monde auquel il appartient et qu’en principe il a mission de défendre aussi bien moralement que politiquement.
L’humiliation, comme l’insulte, répétons-le, sont des faits de langage. Or la gravité des insultes qui leur sont adressées par les Russes, Poutine en tête, sont indéniablement destinées à humilier les nations occidentales, leurs dirigeants, leurs élites, ou prétendues telles, à leurs yeux. L’humiliation, répétons-le, est une relation asymétrique. Celui qui humilie est celui qui est en capacité de le faire (une locution populaire et même enfantine le laisse bien entendre) et il en est ainsi même si la supériorité qu’il s’attribue est une simple auto-affirmation. Celui qui subit n’a le choix qu’entre baisser la tête, réagir passivement par le ressentiment ou bien répondre par la violence. L’idée selon laquelle la guerre menée par les Russes contre l’Ukraine serait ou pourrait être une réponse à une humiliation venant de l’Occident – il serait donc trop tard pour nous exhorter à ne pas les humilier puisque le mal est fait – est tellement contredite et par les faits et par la logique qu’il faut absolument se demander ce qui se cache sous ce mot repris ad nauseam par les médias.
Que des Russes puissent se sentir humiliés, on en conviendra : il ne s’agirait que d’une minorité de gens conscients de ce qui se fait en leur nom en Ukraine et qui se sentent impuissants face à un État oppresseur et corrompu et dont la parole n’est que mensonge. Mais que dire de la parole de notre président qui ne pense certainement pas à l’humiliation vraie ressentie par des Russes et qui l’attribue au contraire à un Poutine impassible auquel il a téléphoné pendant d’innombrables heures et aussi « téléparlé » pendant quelques interminables heures à l’un des bouts d’une interminable table ellipsoïde pour essayer en vain de lui arracher la moindre petite concession. Curieux solipsisme de deux locuteurs supposés dialoguer !
À dire vrai, le message adressé à l’autre, à un Poutine qui ne veut rien entendre, c’est son propre message qui lui revient sous forme inversée. L’humiliation que l’on nous conjure d’épargner à l’autre, c’est à nous-mêmes qu’elle renvoie, à notre impuissance à affronter la guerre qui nous est faite mais que seule, dans toute son horreur, subit héroïquement l’Ukraine. Car cette impuissance de la volonté (la puissance économique et militaire, nous l’avons) ne va pas sans le sentiment de culpabilité. Nous répugnons à accepter les contraintes, les restrictions de consommation et tous les changements de notre mode de vie qu’exigerait un engagement résolu et efficace aux côtés des Ukrainiens. Mais qu’exige tout autant sinon plus une réponse sérieuse aux conséquences pour l’humanité du bouleversement climatique. Les dirigeants russes se moquent éperdument des questions écologiques et au nom de valeurs patriotiques qu’ils associent à leur histoire, forcément glorieuse mais grossièrement falsifiée, dans une fuite en avant vers le néant, ils livrent une guerre absurde comme pour donner un semblant de chair à leur rêve de puissance retrouvée.
Mais nous ? Démocraties que de trop nombreux citoyens sont en train de déserter, défaillants devant les tâches immenses que réclame de tous et pas seulement des États la situation périlleuse que connaît la planète, nous semblons prêts, sans nous l’avouer, à abandonner l’Ukraine en guerre, comme victime sacrificielle à une Russie impériale qui aura retrouvé non sa puissance mais sa vieille réputation non usurpée de prison des peuples.