Politique

Changer de cosmologie ou refaire du socialisme ?

Philosophe des sciences sociales

Le matérialisme, et la lutte des classes qui l’accompagne, voilà donc à quoi il faudrait faire retour pour tracer les lignes d’une nouvelle politique écologique. Un travail de reconstruction d’une cosmogonie, d’un cadre de politisation, que prônent Bruno Latour et Nikolaj Schultz dans leur Mémo sur la nouvelle classe écologique. Mais définir l’écologie comme un hyper-matérialisme, c’est reproduire en la radicalisant l’erreur marxiste qui a consisté à réduire le socialisme à une question matérielle, quand elle est, et a toujours été, une question d’idéal et de justice.

Alors que les débats sur l’union de la gauche retrouvent une certaine actualité dans le monde politique, l’une de ses principales dimensions, le renouvellement de la pensée socialiste classique par les enjeux écologiques, demande encore à être théoriquement clarifié. Les réflexions sur la question sont nombreuses et dynamiques, mais c’est en repartant d’un petit texte à vocation politique récemment paru qu’on peut aborder de front ces enjeux, car on y trouve poussées à leur terme certaines logiques de l’œuvre de l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique contemporaine. C’est dans le contexte des dernières échéances électorales présidentielles que Bruno Latour et Nikolaj Schultz, l’un de ses doctorants travaillant sur les classes « géo-sociales », ont tenté, avec leur Mémo sur la nouvelle classe écologique, de construire le cadre d’une réelle politisation de l’écologie.

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Cette ambition résulte d’un constat, évident quoi que rarement énoncé avec une telle clarté, relatif au paradoxe dans lequel s’est enferré l’écologie politique : elle constitue un arrière-plan commun à tous les projets progressistes, et une référence obligée des autres, tout en se trouvant absolument incapable de s’imposer comme l’enjeu décisif autour duquel les mobilisations populaires et les projets politiques s’articuleraient. Quelque chose manque donc à l’écologie, qui malgré ce contexte favorable « réussit l’exploit de faire paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui » (p. 46). C’est en prenant au sérieux ce paradoxe que les deux auteurs sont conduits à développer un diagnostic général de la politique contemporaine, sous la forme de ce court opuscule dont l’objectif revendiqué est de sortir l’écologie politique de sa paralysie.

Davantage manifeste qu’essai, ce texte s’adresse surtout aux responsables des partis écologistes, qui, d’après les auteurs, ont jusqu’à présent failli à la mission qui leur incombe : créer une dynamique d’identification et de mobilisation à même de faire de l’écologie le centre de gravité de la vie politique. Si cette dynamique échoue, c’est parce qu’elle a besoin d’être soutenue par une « classe écologique », or c’est elle que les responsables écologistes n’ont pas réussi à constituer. Ils ne l’ont pu parce qu’ils ne sont pas parvenus à faire sortir les citoyens des termes pré-anthropocéniques dans lesquels se dit encore la politique. Plus précisément, ils ne sont pas parvenus à les sortir des « anciens clivages » (p. 10) qui, n’étant plus adaptés à la situation actuelle, font perdre à ces citoyens toute prise sur la politique, en même temps qu’ils privent la classe écologique de sa base sociale.

Pour que les partis écologistes puissent espérer sortir de leur torpeur, il leur faut donc établir les nouveaux clivages, tracer les lignes de conflits que la « crise » climatique génère. Ce faisant, ils constitueront la classe écologique, et transformeront par là même leur structure partisane réduite en mouvement politique massif, capable de redéfinir la politique dans les termes qui sont les siens.

On aurait tort pourtant de réduire l’origine de cet échec constamment actualisé à la médiocrité du personnel politique écologiste. Les auteurs ne s’y trompent pas, et si l’échec s’impose, c’est que la tâche est énorme : il s’agit de sortir d’une époque, de forcer le passage d’un siècle à l’autre, de forger les nouvelles catégories que le présent appelle. Ce travail est sans doute trop conséquent pour qu’un parti ait pu en prendre seul la charge. Il appelle les efforts concertés de nombreux acteurs, et d’abord des théoriciens qui viennent ici prêter main forte, au moins partiellement, au moins temporairement, en traçant la voie à suivre. C’est bien cette fin que le Mémo vise : il décrit la première étape d’un tel mouvement, en définissant l’enjeu et les méthodes de la restructuration de la politique qu’appelle le Nouveau Régime Climatique. En parcourant ce texte à même les tensions qui s’y déploient, on verra alors se clarifier nombre des dilemmes que la pensée latourienne doit trancher sur la voie de sa traduction politique effective, conduisant ainsi au cœur des débats portant sur l’avenir politique de l’écologie.

Une radicalisation du matérialisme

La difficulté autant que l’intérêt du Mémo réside dans le fait que pour être définies, ces nouvelles coordonnées ne peuvent se passer de l’appui des traditions précédentes, celles qui ont sous-tendu les mobilisations populaires massives du XXe siècle. C’est donc au courant socialiste, et plus précisément au sous-courant marxiste de ce vaste ensemble politique, que les auteurs se réfèrent au moment même où ils s’apprêtent à liquider les catégories de la politique qui lui étaient liées.

Le matérialisme, et la lutte des classes qui l’accompagne, voilà donc à quoi il faut faire retour pour tracer les lignes d’une nouvelle politique qui rejoindra pour les dépasser les mobilisations socialistes d’un siècle dépassé. C’est ce double défi que le Mémo sur la nouvelle classe écologique entend relever, témoin de l’époque qui est la sienne, la nôtre, celle d’un étrange enchâssement des temps, où le futur ne se construit qu’en reprenant pied dans un présent qui nous échappe.

Si le matérialisme de Karl Marx a été choisi comme point de départ, ce n’est pourtant pas seulement pour son potentiel mobilisateur, celui qu’il a effectivement eu dans l’histoire et que le syntagme de lutte des classes fait encore résonner à nos oreilles. La raison est plus profonde. Elle réside dans la spécificité du geste qui demande à être accompli pour constituer la classe écologique : partir de, et toujours revenir à, la matérialité. On comprend en effet que si notre question politique est celle d’un sol qui se défait sous nos pas, d’un monde qui court à sa destruction sous l’effet des bouleversements climatiques, c’est de questions matérielles qu’il en va au premier chef. « La nouvelle lutte des classes doit reposer sur une approche aussi matérialiste que l’ancienne » (p. 20). Mais si elle le fait, c’est à la condition expresse de redéfinir la matérialité dans des termes nouveaux : « Être matérialiste, aujourd’hui, c’est prendre en compte, en plus de la reproduction des conditions matérielles favorables aux humains, les conditions d’habitabilité de la planète Terre » (p. 23).

Le propos est clair, et, en un sens, logique, mais la conséquence à laquelle il conduit nous éloigne en fait beaucoup de la tradition marxiste. Si le matérialisme doit être le fondement de la lutte des classes écologique, c’est un matérialisme qui ne se résume en aucune façon à la production économique, puisqu’il s’intéresse au contraire non pas à cette production et à la répartition de ses fruits, mais au « maintien des conditions d’habitabilité » (p. 31) contre celle-ci. Les clivages ne sont donc plus à chercher dans et autour du mode de production, mais dans la restriction de la production au profit de conditions matérielles d’existence entendues en un sens beaucoup plus large, en un sens plus existentiel ; celui de la possibilité même de vivre sur une Terre habitable. En redéfinissant la matérialité, en atteignant ce matérialisme d’un degré supérieur, cet hyper-matérialisme, on passe, en somme, d’un objectif de développement à un objectif « d’enveloppement », d’attention portée au maintien des conditions d’existence.

L’écart est si décisif qu’il n’est pas illégitime de se demander ce qui, du marxisme, demeure par-delà cette redéfinition. À première vue pas grand-chose, et c’est la conclusion que les auteurs eux-mêmes semblent tirer à l’issue de leur second chapitre consacré au matérialisme. Ils reconnaissent en effet que la classe écologique prolonge surtout la « résistance de la société à l’économie », se plaçant alors dans l’héritage de Karl Polanyi, et rappelant que « le refus de l’extension de la production » dépasse de très loin la tradition marxiste (p. 24).

De Marx à Élias puis retour, ou les difficultés d’un idéal d’habitabilité

Si on ne passe donc par Marx que pour en sortir, et pour en sortir par Polanyi, ce passage n’a pourtant rien d’anodin. Pour le comprendre pleinement, il faut néanmoins attendre de voir, dans le quatrième chapitre de l’ouvrage, le concept de classe se parer d’une nouvelle signification. Alors qu’il était jusqu’alors utilisé dans un sens orthodoxe, se rapportant au mode de production, il renvoie maintenant à une tout autre tradition. C’est en effet « la classe » considérée depuis une analyse en termes de processus de civilisation, selon le concept que Norbert Elias a légué à la sociologie, qui devient l’objet de l’analyse.

La classe écologique ne se définit plus alors par ses conditions matérielles d’existence que la production détruit, mais par la rationalité spécifique qu’elle porte et qui la rend « plus légitime pour définir le sens de l’histoire » (p. 34). C’est plus précisément le concept de « classe-pivot », hérité d’Elias mais repris depuis les discussions que lui consacre le philosophe Bruno Karsenti, qui s’avère essentiel à cette nouvelle étape de l’analyse : la classe écologique est celle qui définit la politique autour d’elle car elle porte le sens de l’évolution historique, comme la bourgeoisie – classe pivot pour Karsenti – l’a porté avant elle, en traduisant politiquement la poussée individualiste qui a caractérisé la modernité.

Alors que la définition hyper-matérialiste inspirée du marxisme s’opposait encore au système de production, la définition éliassienne de la classe-pivot s’oppose désormais « aux classes dirigeantes » (p. 35) qui ont perdu toute légitimité en ignorant les enjeux de l’anthropocène. Si c’est le terme de rationalité qui est utilisé pour décrire la position de la nouvelle classe écologique, c’est sans doute celui d’idéalité qui est le mieux à même de décrire le rôle que les auteurs entendent faire jouer à la classe écologique considérée comme classe-pivot. De même que dans l’interprétation qu’en donne Bruno Karsenti la bourgeoisie porte le mouvement historique de l’individualisation à travers le développement d’une mobilité collective correspondant aux aspirations de justice dans une société libérée des ordres de l’Ancien Régime, de même la classe écologique porte l’habitabilité de la Terre pour le tout. Ou, pour rester plus proche du texte, elle porte ce nouvel idéal du progressisme qui se résume dans la formule suivante, empruntée au philosophe Pierre Charbonnier : « superposer le monde où l’on vit et le monde dont on vit » (p. 38).

Pour que la classe écologique soit une véritable classe-pivot il faudrait donc qu’elle remplisse cette double condition qui fut celle de la bourgeoisie du XIXe siècle : se trouver certes objectivement placée à la charnière de deux mondes, de deux groupes, mais, surtout, porter l’idéalité de son époque, en l’occurrence celle de la mobilité sociale que l’évolution objective qu’est la dislocation progressive de la structure en ordres, sous l’influence de la division du travail, avait produite.

Arrivé à ce point pourtant, le double usage du terme de classe indique avec une clarté nouvelle sa tension intrinsèque. Si cette dualité entre position objective et idéalité est tenue, c’est qu’elle s’appuie sur un concept qui en masque précisément la difficulté, celui d’habitabilité. C’est lui qui permet de définir l’idéal de la classe écologique dans des termes qui la reconduisent à un hyper-matérialisme permettant de conjuguer les deux sens de la classe, marxiste et éliassien.

Seulement, cette habitabilité, outre qu’il y ait peu de raisons qu’elle soit portée par une classe plutôt qu’une autre si, vraiment, c’est de survie qu’il s’agit, on peut craindre qu’elle ne constitue justement qu’une assez pauvre idéalité. C’est ce qui perce lorsque l’on voit ce quatrième chapitre définissant l’objectif de la classe-pivot écologique comme celui d’aider les anciennes classes à la rejoindre en « découvr[ant] d’autres manières de promouvoir leurs intérêts » (p. 37). Le mouvement est discret, mais il nous ramène assurément vers une définition matérialiste de la politique, au moment même où l’on pensait atteindre une définition de la classe écologique comme porteuse d’un projet non pas défini pour répondre à différents intérêts – en fait tous les intérêts dans l’idée même de survie que l’habitabilité contient – mais comme idéalité seule à la hauteur des nouveaux enjeux politiques tels qu’une évolution sociale générale les a redéfinis.

Définir la nouvelle classe écologique, entre positions et valeurs

La difficulté perce surtout lorsqu’il s’agit de définir plus concrètement cette classe écologique, comme le chapitre VII s’attache à le faire. L’enjeu du Mémo étant d’abord de faire advenir cette classe, on comprend le caractère décisif de la cartographie qui s’établit dans ces quelques pages. Cette cartographie, pourtant, fait éclater la tension que l’on vient de décrire, propre à l’idéalité d’une classe-pivot paradoxalement réduite à des termes exclusivement matérialistes. Elle mêle en effet au sein de la classe écologique des acteurs dont la place y est assurée pour des raisons bien différentes.

C’est d’abord par la position objective que l’on détermine les membres de cette classe, en retournant au critère de l’opposition à la production. Et ainsi retrouve-t-on les « prolétaires » (p. 56), rejoints par les femmes dont la tradition féministe a décrit le lien entre leur « long écrasement » et « l’invention de l’économie », puis les populations postcoloniales, victimes de l’accaparement des ressources d’un capitalisme colonial mué ensuite en « échanges inégaux ». À cette liste s’ajoutent les vivants dans leur diversité dont on a désormais compris qu’ils avaient pris place parmi les victimes de la production.

Mais cette classe écologique, déjà très large comme on le voit, ne se limite pas à ceux dont la position matérielle conduit à se situer du mauvais côté du manche productiviste ; elle s’élargit encore, selon, cette fois, un principe tout différent. Ainsi, les « jeunes », sacrifiés par les générations précédentes, les scientifiques, les ingénieurs, les savants, portant une nouvelle rationalité, mais aussi les religieux, et notamment les chrétiens qui avec un peu d’aide pourraient entendre le « cri de la Terre et des Pauvres » du Pape François (p. 61), devraient y figurer. Il est certain qu’ici, si ralliement il y a, ce n’est pas à partir d’une position définie, de conditions matérielles, d’interdépendances redécouvertes, mais bien de valeurs. Les auteurs ne s’en cachent pas. Aussi vont-ils jusqu’à élargir la liste à « tous les activistes, militants, gens de bonne volonté, citoyens ordinaires, paysans, jardiniers, industriels, investisseurs, explorateurs à un titre ou à un autre » (p. 60), qui pourraient rejoindre les rangs de la classe écologique à la condition « d’y reconnaître leurs idéaux ».

Il y a donc deux façons de faire partie de cette classe en formation : se trouver oppressé par la production, ou reconnaître en elle ses « idéaux ». Mais en reconnaissant cette dualité on risque de s’éloigner de ce qui fait l’unité d’une classe qui semble désormais tellement étendue que le terme même menace de perdre toute pertinence. Si cette unité peine à être définie c’est précisément parce qu’elle ne se produit qu’à travers une multiplicité revendiquée, propre à la forme nouvelle que prennent les conflits terrestres, sur des territoires variés et changeants. Pour autant, cette unité existe bien et c’est ce qui confère à la classe écologique son contenu politique : elle est faite de tous ceux qui tranchent dans le sens de l’habitabilité les conflits terrestres.

Or, dire cela, c’est reconduire le projet écologique à la nécessité d’un exercice d’auto-description des dépendances terrestres qui seul peut permettre d’atteindre cette position. C’est donc bien revenir, par-delà le critère de l’idéalité – qui décidément peine à acquérir une réelle consistance – au passage obligé du matérialisme redéfini à travers une nouvelle cosmologie. Mais c’est bien alors la vocation politique de la constitution de la classe écologique qui semble nous échapper : car si cette classe était « potentiellement majoritaire », si en fait elle englobait potentiellement tout le monde, devenant par là même fantomatique, elle risque finalement de n’englober réellement personne, tant il est vrai que cet exercice d’auto-description des interdépendances est suspendu à une transformation totale de la perception de la réalité qui n’a, pour lors, pas eu lieu.

On en revient alors naturellement à l’idée centrale que la référence matérialiste n’a cessé d’indiquer : la constitution réelle de la classe écologique ne se fera qu’à condition de « rendre sensible toute une population à un changement de cosmologie » (p. 66), ou ce que les auteurs appellent « l’indispensable lutte pour les idées ». C’est par cette lutte pour les idées que l’on tente alors d’éviter la réduction de cette nouvelle politique à sa dimension matérialiste et au concept d’intérêts qui lui est lié, mais sans pouvoir aller jusqu’à quitter son cadre de description des interdépendances matérielles. Rendre sensible à une nouvelle cosmologie, voilà donc bien tout le défi auquel l’écologie politique se trouve confrontée, défi qui prend les allures d’une gageure tant les termes du problème semblent être le lieu d’une tension : si une cosmologie nouvelle existe, il n’est pas nécessaire d’y rendre qui que ce soit sensible, si elle n’existe pas, on peut douter de la possibilité de l’imposer.

Vers une politique cosmologique

C’est en ce point que se resserre finalement toute la démonstration du Mémo, et que tout l’enjeu de l’écologie politique latourienne se condense : est-il possible de développer une nouvelle manière de percevoir la réalité ? Le dernier chapitre de l’ouvrage intitulé « Combler par le bas le vide de l’espace public » se fait explicite sur ce point : « par le bas » ne signifie pas autre chose que « par la description du monde matériel dans lequel se trouvent les habitants, chassés de leur ancienne cosmologie dans une autre qu’ils n’ont pas encore appris à explorer » (p. 85). Et, reprenant le fil de leur démonstration en sens inverse, les auteurs en résument de façon limpide l’enjeu : « Pour voter il faut des partis ; pour qu’il y ait des partis, il faut que les doléances aient été rassemblées, stylisées et stabilisées en des sortes de programmes ; pour qu’il y ait des doléances, il faut que chacun puisse définir ses intérêts qui lui permettent de tracer le front des alliés potentiels et des adversaires ; mais (…) si vous ne savez pas de quoi vous dépendez, comment sauriez-vous ce qu’il vous faut défendre ? Or cette première étape manque (…) » (pp. 85-86). Tout part donc d’une description matérielle des dépendances, qui suppose – ou impose (serions-nous tenté d’écrire) – une nouvelle cosmologie.

C’est donc par là que l’on rejoint la question centrale de la théorie latourienne dans son rapport à la politique. Ce que le Mémo vient clarifier, c’est l’idée selon laquelle la politique écologique dépend d’une nouvelle conception de la réalité que le théoricien, désormais aidé (ou aidant) d’un parti politique, devrait permettre de diffuser[1]. Or c’est bien affirmer qu’il est possible de changer de cosmologie, non pas certes parce qu’on le souhaite, mais parce qu’on considère que cette nouvelle cosmologie est plus rationnelle que la précédente, qu’elle est une description plus fine de la réalité, ou parce qu’on estime que l’imminence de la catastrophe rend un tel changement nécessaire.

C’est pourtant de cela que l’on peut précisément douter, pour peu que l’on tienne à l’idée selon laquelle une conception de la réalité dépend au fond de causes sociales, d’une organisation spécifique de la société. Il n’est alors, dans cette hypothèse, du ressort de personne en particulier de faire advenir une nouvelle perception de la réalité. Les occidentaux contemporains ne développeront pas, fût-ce l’unique moyen d’éviter la catastrophe, une ontologie propre à des sociétés que l’on dit traditionnelles où la Terre et les vivants deviendraient subitement reconnus dans leur qualité d’actants. Que l’on voie dans l’anthropocène la preuve suprême d’une interdépendance entre vivants que l’ontologie naturaliste nous a si longtemps masquée, c’est une chose ; qu’on en tire comme conséquence qu’il devient par là possible de convertir les modernes à une nouvelle perception de la réalité, reconnue alors comme plus vraie, c’en est une autre. Or c’est cette seconde position qui s’accorde difficilement avec l’hypothèse d’une origine sociale des catégories de la perception, et donc d’une vérité toujours définie socialement, inséparable d’une croyance en cette vérité, qui seule est politiquement mobilisable. Et si pour quelques sociologues, Bruno Latour au premier chef, nous n’avons jamais été modernes[2], il s’en faut que cette conception soit massivement partagée – problème que le Mémo reconnaît sans peine puisqu’il en fait son point de départ.

Mais les auteurs, loin de fuir cette difficulté, y répondent à travers un double geste : se ressaisir de la tradition socialiste en y voyant l’exemple parfait d’un mouvement politique ayant créé une nouvelle classe par la constitution d’une nouvelle perception de la réalité et de ses dépendances (celle qui est impliquée par la question sociale) ; et insister sur un changement de sensibilité déjà à l’œuvre dans les sociétés occidentales contemporaines. À suivre le premier point, on reconnaîtrait en effet que le travail écologique n’est pas si différent de celui qui fut réalisé un siècle plutôt, et ses objectifs moins inatteignables qu’ils semblent d’abord l’être.

La question, pourtant, ne s’en trouve que redoublée si l’on ajoute que l’élaboration d’une question sociale s’inscrit dans une évolution de l’organisation sociale objective. Celle qui a conduit, par le double mouvement de la libéralisation des esprits liée à un processus d’individualisation de très long terme, et par la modification de l’organisation du travail liée à l’industrialisation, à constituer un idéal de justice trouvant son lieu privilégié dans les classes laborieuses, que les théoriciens socialistes bourgeois n’ont fait que traduire. Aussi la question s’accuse-t-elle à un niveau plus fondamental, prenant les traits d’une formulation nouvelle : assiste-t-on à un mouvement similaire dans les conditions objectives de l’organisation sociale actuelle ?

C’est vers le second point que l’on se tourne alors pour y chercher les symptômes d’un tel bouleversement : les propositions politiques latouriennes ne font-elles que traduire une évolution sociale que l’on peine encore à bien distinguer – et si le projet latourien conserve une forme d’étrangeté ce ne serait dès lors que par un retard coupable dont la responsabilité incombe à notre myopie seule – ou cherchent-elles au contraire à produire une évolution sociale qu’il n’est au pouvoir d’aucun théoricien de créer ?

Peut-on réellement, comme les auteurs le suggèrent, discerner au sein de notre époque un changement de sensibilité ? Peut-on réellement dire que « s’il y a un sujet où le changement de sensibilité est manifeste et devient presque universel, c’est la compréhension des vivants » ? Certes, on peut reconnaître ce fait : « Pas un ouvrage, pas un magazine, pas un festival, qui ne parle des “vivants” » (p. 72) ; mais le caractère très circonscrit de l’espace social auquel cette observation se cantonne est loin de fournir une démonstration décisive. On peut ajouter cependant que la prise de conscience des enjeux environnementaux est générale, qu’elle constitue une toile de fond de plus en plus insistante. Mais vouloir éviter les catastrophes que porte le dérèglement climatique, et reconnaître l’implication logique entre certains de nos comportements et ces catastrophes, ce n’est pas avoir changé de cosmologie – à la rigueur, le fait plaiderait plutôt pour l’hypothèse contraire.

Il est vrai cependant que sur un point précis, le changement de sensibilité semble être évident. La question du bien-être animal à laquelle on peut associer des évolutions tangibles, de type juridique notamment, paraît effectivement s’imposer comme l’une des modifications majeures de la sensibilité contemporaine – quoique des études sociologiques précises seraient nécessaires pour en mesurer la portée. Mais la question n’est pas résolue pour autant, car si changement de sensibilité il y a, encore faut-il en décrire le mécanisme. Or il n’est pas certain que la souffrance animale nous choque davantage aujourd’hui qu’hier parce que les interdépendances terrestres nous seraient subitement devenues claires.

Tout laisse à penser au contraire que cette sensibilité nouvelle s’inscrit davantage dans le cadre d’une radicalisation de l’individualisme moral qui a caractérisé nos sociétés en s’approfondissant constamment depuis plusieurs siècles. C’est en tout cas ce dont témoigne la rhétorique visant à rapprocher de l’humanité les animaux que l’on entend protéger : on les décrit volontiers comme des « individus », on insiste sur leur capacité à éprouver de la douleur, sur la responsabilité humaine de les protéger qui en résulte, bien davantage que sur les interdépendances par lesquelles les vivants sont liés.

Le constat d’un changement de sensibilité, ou plus précisément d’un changement dans notre façon de percevoir la réalité, dans notre cosmologie – ce qui est donc bien différent d’une prise de conscience de la catastrophe écologique qui s’annonce – apparaît dès lors pour le moins précaire. Par suite, c’est la méthode consistant à suspendre la constitution de la classe écologique à un travail de description inséparable du développement de cette nouvelle cosmologie qui perd beaucoup de son évidence.

Refaire de la sociologique politique ?

Or c’est aussi à ce niveau que l’on retrouve le problème de la politisation écologique telle qu’elle s’est cristallisée au cours de l’ouvrage dans le double usage de la notion de classe. Si le critère de l’habitabilité permettait de lier entre elles une dimension plus matérielle et une autre plus idéale dans la définition de la classe, c’est précisément parce que le cadre théorique à partir duquel les auteurs pensent la politique rejette ces distinctions jugées trop grossières – trop modernes en fait – au profit d’une autre conception. Celle-ci renvoie au modèle de l’acteur-réseau[3] qui, dans une veine pragmatiste, postule que le travail de description de la réalité est indissociable d’une dimension normative. Matériel et idéal laissent alors place à un seul geste, celui d’une description intrinsèquement normative, qui trouve le lieu de sa pleine réalisation en prenant pour objet les chaînes d’interdépendance.

Ce n’est qu’en ayant en tête ce modèle que l’on comprend la dimension politique du projet latourien. Aussi on ne doit pas s’étonner que quelques théoriciens critiques, toujours prompts à distribuer les bons et les mauvais points de radicalité, s’amusent à railler le latourisme comme le summum de la dépolitisation des questions écologiques[4]. Ce qui ne peut qu’échapper à ces lectures de polémistes sarcastiques, c’est précisément que la conception de Bruno Latour se fonde sur un constat de dépolitisation parmi les acteurs sociaux auquel il souhaite justement parer en premier lieu. Ce constat étant chez lui ramené à l’idée d’un cadre politique dépassé ne permettant plus de formuler une pensée politique, qu’elle soit ou non critique, du fait d’un décalage déjà trop considérable avec les expériences vécues sous le soleil de l’anthropocène. Seul un travail de description, dans sa dimension intrinsèquement normative, permet alors de sortir de cette impasse.

Ce n’est qu’en posant la question de la politisation de l’écologie en ces termes que les enjeux politiques du rapport entre l’écologie et les traditions socialistes du XXe siècle peuvent finalement être approchés. On comprend du même coup que le recours à des dispositifs artistiques ou expérimentaux chez Latour ne puisse être bêtement réduit à un réflexe bourgeois éloigné de la « vraie vie des gens », mais renvoie plutôt à la nécessité de développer précisément un nouveau rapport à la réalité duquel devront sortir les nouveaux clivages politiques. Bref, que le travail politique actuel consiste d’abord à reconstruire un cadre de politisation, c’est-à-dire, pour Latour, à reconstruire une cosmologie permettant d’articuler un langage politique en cohérence avec les enjeux nouvellement vécus, privés pour l’instant de tout discours.

Pour une justice écologique

C’est cette conception que le Mémo pousse à son terme. Pour cette raison, il permet, une fois son sens bien compris, d’en discuter sérieusement la pertinence d’un point de vue politique. Il semble alors que la question doive s’énoncer sous la forme de l’alternative suivante : Est-ce parce que l’anthropocène a rendu les clivages traditionnels caduques que nous nous retrouvons dans une situation de dépolitisation, que « les uns, en bas, ne savent plus articuler leurs doléances faute de savoir exactement où ils se trouvent et donc quels sont leurs ennemis » (p. 86) ? Ou est-ce parce que les revendications de justice des classes populaires peinent aujourd’hui à s’articuler que les enjeux écologiques, ne trouvant aucune assise à laquelle s’adjoindre, échouent à rencontrer un écho parmi ces classes ? Dans le premier cas, privilégié par les auteurs, l’urgence politique consiste à amener les classes populaires à se redéfinir dans les termes d’une nouvelle cosmologie, afin de s’orienter dans les nouveaux enjeux de la politique anthropocénique. Dans le second, le travail est celui d’une traduction des enjeux écologiques dans les termes d’une justice qui fait encore sens pour les classes populaires – et pas seulement d’ailleurs.

On a dit les doutes que nous nourrissons à propos de cette première interprétation, reste alors à nous orienter vers la seconde. Si l’on considère que les classes populaires ont encore des aspirations à la justice qu’elles peinent cependant à bien articuler parce qu’une idéologie émancipatrice manque désormais pour en fournir le langage, alors c’est d’abord à reconstruire un cadre pour ces aspirations qu’il faut s’atteler. Il s’agirait donc, plutôt que d’un besoin d’une nouvelle cosmologie, de celui d’une bonne traduction de cette cosmologie existante, naturaliste si l’on veut, individualiste surtout, structurée autour d’un idéal de justice.

Dans ce cadre, définir l’écologie comme un hyper-matérialisme, c’est reproduire en la radicalisant l’erreur marxiste qui a consisté à réduire le socialisme à une question matérielle, quand elle est, et a toujours été, une question d’idéal et de justice[5]. C’est se priver alors d’une bonne articulation avec les classes populaires, comme avec une bonne partie des autres, dont on néglige l’idéalité qui continue de structurer leurs comportements ; idéalité faite, jusque dans leurs contradictions et pathologies, de l’idée de progrès, de mobilité sociale ascendante, de respect de la dignité humaine, d’égalité et de justice sociale.

Et si cette idéalité s’exprime parfois dans des termes désormais intenables, celle de la consommation et de la croissance, ou d’autres encore, ce n’est qu’en retournant à leur fond et en indiquant les impasses et les contradictions que l’anthropocène y redessine, que l’on pourra prétendre atteindre une certaine efficacité politique. Ce n’est, en somme, qu’en partant de cette idéalité que les préoccupations écologiques ont une chance de trouver parmi la population un cadre auquel s’arrimer, et espérer ainsi peut-être atténuer les effets des catastrophes à venir.

Construire l’écologie en reconstruisant le socialisme

N’est-ce pas d’ailleurs à une conclusion similaire que les auteurs arrivent lorsqu’ils écrivent dans les dernières pages de leur manifeste que « les écologistes ne tirent pas vers eux les autres classes, au contraire, ils les rejoignent enfin » ? Ici, c’est parce que l’on revient à l’idée que les classes populaires sont naturellement portées à s’opposer à la production et donc à défendre l’habitabilité que la classe écologique est finalement « réellement et non pas potentiellement majoritaire » (p. 92-93). Mais si c’est suivant cette direction que l’écologie politique doit se structurer, il y a un risque majeur à suspendre cette politique à un travail de conversion de ces mêmes classes à une nouvelle cosmologie. Il semble à la fois plus réaliste et plus efficace d’en déduire un projet politique inverse, consistant à encoder dans les termes de la justice les problèmes écologiques, la prospérité d’un monde clos plutôt que l’abondance de l’infini.

Ce n’est qu’en réduisant le socialisme à son sous-courant matérialiste qu’on croit pouvoir trouver au terme d’un travail d’auto-description cosmologique le lieu mythique de l’union de la gauche et de l’écologie, sur une base matérielle suspendue à une négation de l’origine sociale objective des catégories de la perception. Si, à l’inverse, on voit dans le marxisme une parenthèse (certes massive et à certains égards fructueuse) dans l’histoire du socialisme, s’ouvre une nouvelle modalité d’articulation avec les enjeux écologiques à même l’idéalité des acteurs sociaux enfin reconnue dans son statut politique fondamental, qui trouve son lieu de prédilection dans un concept de justice bien compris.

C’est dire aussi que la réalisation de l’écologie politique comme mouvement populaire à même de recomposer la vie politique autour de ses enjeux ne peut se faire sans un travail parallèle de reconstitution de cette tradition socialiste. Son histoire, mêlée avec le marxisme au cours du XXe siècle, l’a conduite à être emportée par la chute de celui-ci, se muant alors en un libéralisme le plus vulgaire, trahison suprême d’une tradition vieille de plus de deux siècles construite contre ce dernier.

Ce n’est que dans le creux de la reconstruction de cette tradition, capable seule d’énoncer une aspiration de justice au-delà du cadre matérialiste qui fit illusion aux grandes heures du capitalisme industriel, que l’écologie politique pourra véritablement éclore. Elle renouera alors avec les figures de Jean Jaurès ou de Léon Blum, indissociables elles-mêmes d’une théorie empruntée à Émile Durkheim ou à Marcel Mauss. Théorie qui défend qu’une certaine autonomisation de la sphère économique contredit l’aspiration à la justice que contiennent les principes individualistes que cette autonomisation prétend précisément traduire – et à laquelle on pourrait associer tout aussi justement le nom de Karl Polanyi.

Il n’est dès lors pas surprenant que l’on eût pu tirer des textes les plus philosophiques de Bruno Latour une conclusion similaire. La référence marxiste du Mémo, pour fugace qu’elle soit, s’enracine en effet dans son rejet notable de « l’hyper-spiritualisme » durkheimien[6], qui fait de la société une union des esprits dans une conscience collective inséparable d’un mécanisme de symbolisation, au profit d’une théorie de l’interdépendance tardienne évitant précisément le passage par une idéalité sociale[7] excluant les non-humains incapables d’idéation.

Saisie depuis ses conséquences politiques, on comprend cependant plus nettement ce que cette position a d’intenable pour qui souhaite – comme Bruno Latour – voir l’écologie triompher. En la conditionnant à un travail de description des interdépendances plutôt qu’à un désir de justice, elle renvoie cette nécessité politique à une méthode dont on peut douter du caractère réaliste, et elle se prive par là même de la seule prise qui vaille, celle des possibilités de mobilisation sociale actuelles, qui se disent encore, qu’on le salue ou qu’on le regrette, dans les termes de l’individualisme moral.


[1] C’est à cette tâche immense que Bruno Latour s’est attelé avec courage depuis plusieurs années en multipliant les dispositifs visant à arpenter et décrire le sol sur lequel nous vivons, les interdépendances qui s’y construisent et les conflits qui en découlent. C’est le cas notamment du consortium Où atterrir et de ses ateliers citoyens, des questionnaires publiés dans les colonnes du journal AOC (Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020), ou de nombreux autres dispositifs artistiques. Les coordonnées théoriques de ce projet avaient déjà été présentées dans quelques textes récents comme Où atterrir ? et Où suis-je ?

[2] Pour reprendre le titre de son ouvrage classique. Cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].

[3] Voir notamment Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.

[4] Voir par exemple Frédéric Lordon, « Pleurnicher le Vivant », Le Monde diplomatique, 29 septembre 2021. Frédéric Lordon, après avoir raillé le « latourisme politique », croit d’ailleurs bon d’ajouter en note qu’il « y a aussi un latourisme théorique (anthropologique et sociologique), mais lui se discute dans de tout autres coordonnées ». On ne saurait trouver meilleur aveu de l’incompréhension du lien qui unit ces deux aspects de l’œuvre de Bruno Latour, et la pauvreté de la critique qui en découle nécessairement.

[5] Sur les difficultés à faire coïncider la théorie politique latourienne et le thème de la justice d’inspiration durkheimienne, on se reportera à Bruno Karsenti, « L’écologie politique et la politique moderne », Annales, Paris, 2017/2, pp. 352-378.

[6] Voir notamment Bruno Latour, « Formes élémentaires de la société, formes avancées de la théologie », Archives de sciences sociales des religions, n°167, 2014, pp. 255-277, où la préférence pour la thèse de la pénétrabilité des monades de Tarde contre le symbolisme durkheimien est très largement explicitée.

[7] C’est pour cette raison que les représentants contemporains du structuralisme en reviennent à Latour, et lisant L’Enquête sur les modes d’existence comme un manifeste crypto-structuraliste, voient dans le « Système Terre » la parfaite définition d’un « groupe de transformations » permettant le renouveau politique d’une pensée de la structure, contre l’idée d’un tout supérieur aux parties qui le composent. Voir à cet égard Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le virus, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2021. On y lit par exemple que « le virus, comme la Terre, n’existe que dans ses équivoques et dans la manière dont celles-ci se difractent en structure » (p. 129) et qu’une telle analyse conduit à ce « qu’on puisse parler d’une entité globale sans l’installer sur un plan transcendant à ce qu’elle globalise » (p. 138).

Sacha Lévy-Bruhl

Philosophe des sciences sociales, Doctorant à l'EHESS

Mots-clés

AnthropocèneClimat

Notes

[1] C’est à cette tâche immense que Bruno Latour s’est attelé avec courage depuis plusieurs années en multipliant les dispositifs visant à arpenter et décrire le sol sur lequel nous vivons, les interdépendances qui s’y construisent et les conflits qui en découlent. C’est le cas notamment du consortium Où atterrir et de ses ateliers citoyens, des questionnaires publiés dans les colonnes du journal AOC (Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020), ou de nombreux autres dispositifs artistiques. Les coordonnées théoriques de ce projet avaient déjà été présentées dans quelques textes récents comme Où atterrir ? et Où suis-je ?

[2] Pour reprendre le titre de son ouvrage classique. Cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].

[3] Voir notamment Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.

[4] Voir par exemple Frédéric Lordon, « Pleurnicher le Vivant », Le Monde diplomatique, 29 septembre 2021. Frédéric Lordon, après avoir raillé le « latourisme politique », croit d’ailleurs bon d’ajouter en note qu’il « y a aussi un latourisme théorique (anthropologique et sociologique), mais lui se discute dans de tout autres coordonnées ». On ne saurait trouver meilleur aveu de l’incompréhension du lien qui unit ces deux aspects de l’œuvre de Bruno Latour, et la pauvreté de la critique qui en découle nécessairement.

[5] Sur les difficultés à faire coïncider la théorie politique latourienne et le thème de la justice d’inspiration durkheimienne, on se reportera à Bruno Karsenti, « L’écologie politique et la politique moderne », Annales, Paris, 2017/2, pp. 352-378.

[6] Voir notamment Bruno Latour, « Formes élémentaires de la société, formes avancées de la théologie », Archives de sciences sociales des religions, n°167, 2014, pp. 255-277, où la préférence pour la thèse de la pénétrabilité des monades de Tarde contre le symbolisme durkheimien est très largement explicitée.

[7] C’est pour cette raison que les représentants contemporains du structuralisme en reviennent à Latour, et lisant L’Enquête sur les modes d’existence comme un manifeste crypto-structuraliste, voient dans le « Système Terre » la parfaite définition d’un « groupe de transformations » permettant le renouveau politique d’une pensée de la structure, contre l’idée d’un tout supérieur aux parties qui le composent. Voir à cet égard Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le virus, Paris, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2021. On y lit par exemple que « le virus, comme la Terre, n’existe que dans ses équivoques et dans la manière dont celles-ci se difractent en structure » (p. 129) et qu’une telle analyse conduit à ce « qu’on puisse parler d’une entité globale sans l’installer sur un plan transcendant à ce qu’elle globalise » (p. 138).