Hartmut Rosa sous la canicule
C’est à cet instant qui n’est pas très précis. Il advient. Une coulée de sueur dans mon dos, tous les pores de ma peau dilatés, la chair enfle sous la peau. Il fait 40° à l’ombre. Sous l’effet de la canicule, le débit sanguin augmente et les vaisseaux se tendent. De l’eau s’immisce dans les tissus. Le corps gonfle et la surface de la peau s’étend. Il déborde et, ce faisant, se rappelle à nous. Il se meut aussi plus lentement, étonné lui-même de la place qu’il prend. La station de tramway qui, hier encore, était à deux pas est reléguée à l’horizon d’un safari. Le proche se fait lointain. Voilà qu’avec la canicule mon corps est lourd et le monde à distance.
L’ennui prend littéralement corps et j’en fais l’expérience : la promesse de la modernité, laquelle prétend rendre tout lieu, toute chose et moi-même accessibles, disponibles, sous contrôle, perd la partie dans son grand combat en faveur de l’accélération continue. Alors que dans la quête du plus vite je cherche à abolir l’espace, immobilisé sous la canicule, l’expérience s’inverse : le temps se retire et fait droit à l’espace. Je ressens physiquement que je colle au monde. L’ennui, le grand épouvantail contre lequel lutte sans merci le projet culturel de la modernité est cette vie en moins rapide, en moins dense, en moins forte. Il est le a contrario de la productivité : je visais un maximum d’actions pour un minimum de temps, désormais je ne fais rien et je le fais longtemps. Le monde tourne au ralenti et je consens à mon corps rendu immobile, visqueux et suant.
La canicule bouleverse les codes de nos rythmes de vie en nous assignant à résidence.
L’un des grands penseurs européens, le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, nous livre dans Accélération, une critique sociale du temps au sujet de l’accélération et de l’espace un éclairage passionnant parce que concret et terriblement physique : « La modernité, écrit-il, se caractérise par l’émancipation du temps vis-à-vis de l’espace, qui est à l’origine du processus d’accélération – le temps s’émancipe du lieu ». Le processus d’accélération est une augmentation quantitative du nombre d’actions par unité de temps. C’est moins le désir d’aller plus haut, plus vite, plus loin qui nous conduit à rendre chaque instant plus dense, « mais la peur d’avoir de moins en moins qui entretient le jeu de l’accroissement » (Rendre le monde indisponible, Éd. La Découverte, 2020).
Bien loin d’économiser nos mouvements, nous les multiplions pour accomplir un maximum de tâches. Dans cette dynamique, l’espace est relégué au second plan car il ne sert pas la promesse d’une vie rapide. Il est plutôt ce contre quoi il faut se battre. Le temps devient seule mesure de nos vies sous forme d’échéances, de To-Do, d’alarmes et de rappels. Nous accélérons toujours davantage pour nous maintenir en l’état. La puissance de l’échéance – la Deadline – détermine l’ordre de succession de nos activités dans une course effrénée dans laquelle c’est toujours le temps qui manque le plus. Hartmut Rosa souligne ainsi que « l’augmentation du rythme de vie, la pénurie de temps de la modernité ne naissent pas à cause de, mais en dépit des énormes gains de temps réalisés par l’accélération dans presque tous les domaines de la vie sociale. »
L’ennui entre toujours dans nos vies par effraction, comme un voleur que l’on redoute. Soit que dans l’accélération frénétique des tâches je fais l’amer constat que la promesse moderne de l’espace aboli ne saurait être tenue, comme l’indique Rosa. Soit que, sous la canicule de l’été, je dois consentir à être ce corps immobile qui n’attend plus. Dans les deux cas, je me déprends du temps et c’est l’espace qui me prend. Contrairement à l’accélération qui offre une existence projetée et donc sans adresse, sous la canicule mon corps n’en a qu’une seule. Ici. La canicule bouleverse les codes de nos rythmes de vie en nous assignant à résidence.
L’horizon ne dépasse pas les rideaux fermés aux rayons du soleil, ni les portes d’un bureau climatisé. Suer, rougir, avoir soif : le corps est à la manœuvre et intime ses ordres. Ce même corps qui faisait peu de cas des objets alentour se retrouve, dans la chambre, aussi avachi que le vieux canapé et ne fait plus qu’un avec un dessus de lit humide qui cherche à le retenir. Tandis que le corps à sec dessine une frontière nette et étanche avec le reste du monde retenu à distance ; le corps en sueur transpire avec ce qui l’entoure et, loin de s’en détacher, s’y attache au point de prendre une simple place parmi les choses.
Ainsi situé, je renoue alors avec mon premier rapport avec l’espace. Avant que de penser le passé et le présent, enfant, je me suis posé dans le monde avec un « en-haut » et un « en-bas » comme le dit Hartmut Rosa dans Accélération, une critique sociale du temps. Il précise que dans la modernité, le temps devient la mesure de toute expérience et qu’un « nombre croissant d’événements sociaux deviennent ainsi sans lieu ». Dans la bataille du temps et de l’espace, c’est le temps qui semble gagner à la fin. « Les forces de décélération, dit-il, n’ont pas la même valeur que la dynamique de l’accélération. » Nous le vivons, invités que nous sommes à prendre part à la grande expropriation du monde et des corps, c’est-à-dire à aller voir ailleurs, à regarder plus loin et à n’être jamais là.
On comprend ici que l’accélération constitutive de la modernité conduit à une forme d’aliénation, c’est-à-dire d’expulsion de soi et du sol. Je ressens la « distorsion profonde et structurelle des relations entre le moi et le monde, des manières dont un sujet se situe ou est localisé dans le monde ». Hartmut Rosa ajoute : « Comme les êtres humains sont nécessairement des sujets incarnés, ils ne peuvent ressentir le monde que comme étendu dans l’espace et ne se percevoir eux-mêmes que comme localisés dans l’espace » (Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive). La chair dans l’espace. Qu’est-ce d’autre que l’expérience de mon corps sous 40 degrés à l’ombre ? Ah qu’il fait lourd. C’est la première fois que je préfère garder la chambre et habiter, au moins pour un temps, le monde. Tiens, je n’ai plus de désirs de Marrakech ou de Miami auxquels je préfère mes quatre murs.
Sous la canicule l’espace résiste, non pas théoriquement, mais bien physiquement.
Grâce de l’ennui que de se sentir corps. Ce corps qui fait relâche sous la chaleur pèse de tout son poids. Traduisons plus clairement : dire qu’il fait lourd signifie d’abord et avant tout que je suis lourd ; ce corps étranger que je chasse comme clandestin pour le mater, l’alléger sans cesse – dans le mouvement de l’accélération qui le nie –, voilà qu’il reprend ses droits, a la même nationalité que moi, est de la famille. Je sue donc je suis. Une étonnante sensation de soi et de mon environnement émerge et me surprend comme si l’on avait tourné le thermostat qui réglait mes rapports physiques et sensibles avec le monde. Hartmut Rosa nous éclaire sur ce point lorsque qu’il postule que le corps (Körper) agit d’une part « comme modérateur du rapport entre le sujet et son environnement » et, d’autre part, comme médiateur entre mon « corps-propre (Leib) » et « la personne psychique » que je suis (Résonance, une sociologie de la relation au monde).
Loin d’être un obstacle ou de constituer ce qui empêche comme l’affirme une tradition métaphysique qui le hait, le corps est une origine et ce faisant une condition de possibilité. « Le corps-objet ne vient pas s’intercaler entre le moi et le monde, explique H. Rosa : il est le point de départ constitutif de l’un et l’autre » (Ibid). Cette joie du corps redevenu Leib, nous la sentons dans nos pores – ces minuscules orifices de la peau qui sont autant d’interstices avec l’extérieur – qui suent sous la canicule ou à l’inverse, lorsque c’est moi qui décide de le chauffer en faisant du sport. Dans le premier cas, ce sont les astres qui en décident, dans le second c’est moi et, l’une comme l’autre des situations conduisent à une semblable conclusion : j’habite enfin mon corps.
Grâce de l’ennui, enfin, que d’habiter un bout du monde, un tout petit bout du monde lorsqu’il fait trop chaud. Le changement de paradigme est en effet le suivant : dans le processus d’accélération, mon unité de mesure est le temps, autrement dit le bureau est à trente minutes de chez moi et New-York à six heures de Paris. Et voilà qu’en prenant un coup de chaud je change d’étalon et me mets à compter en unités de distance et de poids. J’appréhende cet aller-retour en centre-ville écrasé de chaleur en comptant à l’avance chaque pas, chaque mètre et, plus précisément encore, en anticipant les taches de sueurs dans le dos et sous les bras ainsi que, plus tard, cette chemise imbibée des eaux de mes glandes que je devrais changer. De la sorte, on voit que sous la canicule l’espace résiste, non pas théoriquement, mais bien physiquement. Quand il fait très chaud, le marcheur qui remonte l’escalator en panne du métro se fait alpiniste de plaine. Il se presse vers la première zone climatisée venue pour oublier au plus vite qu’il est aussi un corps et tenir la promesse de la modernité, celle de l’espace aboli et du corps oublié.