Culture

L’art autrement qu’art

Philosophe

Picnic au MAC VAL, opéra dans le parking de Pompidou… Les institutions culturelles, médiatiques ou plus modestes, proposent des expériences de l’art qui s’écartent, de manière plus ou moins surprenante, voire choquante, des représentations que nous associons à cette notion. Le pas de côté de l’autrement qu’art court nécessairement le risque du convenu, du déjà-vu qu’on peut nommer si on est expert ou qu’on identifie vaguement quand on est profane. L’art autrement qu’art dans ses formules plus avancées propose une sorte d’insoumission à la distance respectueuse du rapport à l’œuvre.

« Picnic au MAC VAL, dimanche 3 juillet, 11 h-19 h, entrée libre. » Venant d’un musée d’art contemporain (du Val-de-Marne, à Vitry-sur-Seine), une institution plutôt sérieuse, notamment dans le registre militant, cette annonce peut surprendre. Le texte qui la suit parle de rassemblement, retrouvailles, mélange des publics, partage (« partager un coin de table, un coin de jardin, un coin de musée »), découvertes (« gustatives, musicales et artistiques »), de « moment convivial et festif », de « visites et ateliers en famille, performances, séances de massage des mains, échanges de saveurs, troc de livres », etc.

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On se croirait à la fête des scouts de la paroisse, à une fête des voisins améliorée ou encore dans quelque festival New Age – tel celui, dénommé Beloved, qui, se tenant depuis 12 ans dans les forêts de l’Orégon, « fait la part belle à l’éveil spirituel et au lâcher-prise » avec « des ateliers de yoga, des séances de méditation en plein air, du chant, de la danse, des débats »[1].

Mais non, c’est bien un musée qui propose un semblable programme, attestant par là que toutes sortes de manifestations de l’art autrement qu’art existent désormais. Par cette expression, l’art autrement qu’art, je désigne les multiples formes de création artistique, de présentation des œuvres ou de leur accompagnement qui nous sont proposées aujourd’hui par les institutions qui ont cette vocation ou bien qui interviennent plus ou moins clandestinement dans l’espace public. Ces formes diffèrent de ce que prescrit encore pour nous la notion d’art ; elles s’écartent, de manière plus ou moins surprenante, voire choquante, des représentations que nous associons à cette notion, s’agissant des œuvres comme de leur environnement promotionnel.

La formule l’art autrement qu’art signifie, toutefois, que l’art persiste. C’est du moins ce que je constate en me fondant, non pas sur tel ou tel texte qui proclame ou envisage la fin de l’art, mais sur les informations qui me parviennent et attestent que le robinet de la culture artistique est encore ouvert, son débit tout à fait abondant. Bien entendu, la discussion porte aussi sur la valeur de ce qui nous est présenté comme artistique. À la manière d’une célèbre boisson sans alcool qui en a le goût, cela pourrait avoir l’apparence de l’art, mais ne pas en être. Quoi qu’il en soit, je n’en décide pas plus que mes pairs critiques ou théoriciens. C’est la société qui en décide, à travers ceux qu’on nomme d’ailleurs les décideurs. Ils se trompent peut-être, promouvant ce qui ne le mérite pas, mais… they just do it

Censément, on nous propose des formes de création et de présentation qu’on nous demande de tenir pour artistiques. C’est ipso facto de l’art, même s’il y a l’autrement. Le MAC VAL est un musée qui expose et promeut des œuvres, installations, dispositifs en provenance d’artistes qu’on peut ranger dans l’art contemporain (le « monde de l’art » principal à côté duquel existent toutes sortes de « mondes de l’art » locaux et marginaux) ; le fait que ce musée organise désormais un picnic annuel « convivial et festif » n’affecte en rien la teneur ni la valeur des œuvres qu’il recèle.

Cette sorte d’à-côté de l’art signifie surtout que la fréquentation du musée post-moderne s’est étendue à toutes sortes de nouveaux publics, que son extension démocratique, loin d’être repoussée, est encouragée, et aussi que l’art est désormais une activité touristique – des agences de voyage qui s’appellent Arts et Vie, La Fugue, Mondes et Merveilles, etc., se sont spécialisées dans le « voyage culturel » et la rencontre avec l’art ; il y a aussi un « tourisme créatif » qui propose, durant les voyages, de participer à des pratiques artistiques, variante d’un « tourisme transformationnel » qui prétend rompre écologiquement et éthiquement avec le « sur-tourisme »[2].

L’autrement qu’art ne supprime pas cet état esthétique.

J’ajoute qu’on semble malvenu aujourd’hui de décrier ce que le « monde de l’art » nous demande de considérer comme artistique. De grandes et belles expositions ont eu lieu plus ou moins récemment qui apportent un évident démenti à ceux ou celles qui dénigrent l’offre actuelle – que l’on songe, à titre d’exemple parmi maints autres, aux dernières expositions de feu Christian Boltanski à Georges Pompidou et à la galerie Marian Goodman, ou encore à Fosse, l’inouï opéra dans un parking (celui de Georges Pompidou) qu’il conçut avec Jean Kalman et Franck Krawczyk. Ce qui frappe bien d’avantage qu’une hypothétique pénurie en offre artistique susceptible de nourrir le sentiment esthétique, c’est que cette offre, abondante et brillante, propose au visiteur de se comporter d’une manière qui, elle aussi, s’écarte de notre « horizon d’attente » (Jauss) envers l’art.

Il faut, pour le comprendre, arrêter de considérer que le rapport esthétique relève de la contemplation – vieille rengaine sans fondement. Il a toujours relevé plutôt de la concentration qui est une attitude volontaire, par laquelle on se soustrait à l’agitation ambiante, pour viser un « état modifié de conscience » particulier, une sorte de rêverie d’où procède le plaisir (y compris dans son alliance avec diverses sortes de menus ou grands déplaisirs). L’autrement qu’art ne supprime pas cet état esthétique. Nombre d’« œuvres » s’offrent encore aujourd’hui à notre pouvoir de concentration couplé au désir de connaître l’hypnose esthétique, mais, en même temps, elles proposent des actes, des comportements, des pratiques qui s’en écartent. Je dis bien en même temps ; cela nous met dans un entre-deux, entre art et autre qu’art, non pas pour choisir un côté plutôt que l’autre, mais plutôt pour se balancer, un pied sur terre un pied dans l’air, cet état de boitillement que Cocteau attribuait au poète (mi-homme mi-ange).

Ce 24 juin 2022, je pars d’un bon pas vers le Palais de Tokyo où je vais peut-être claudiquer devant ou dans l’art autrement qu’art… Mon intérêt a été titillé par des images d’une exposition intitulée Réclamer la terre. Avant de partir, je lis le texte promotionnel sur le site du Palais. A priori, il est plein de bonnes intentions écologiques et humaines, idéologiquement correct ! Il cite Ariel Saleh : « Rassembler écologie, féminisme, socialisme et politiques autochtones signifie renoncer à la vision eurocentrique pour adopter un regard véritablement global[3]. » Et d’ajouter : « Désirant penser le monde au-delà de la division entre nature et culture, l’exposition suit la trace d’artistes qui travaillent autrement les éléments (terre, eau, feu, air, végétaux, minéraux…), irréductibles à leur simple matérialité. Ils sont à la fois médium et outil, des vecteurs culturels, historiques et politiques revitalisés dans un contexte d’urgence écologique. »

Plutôt que la banalité sur l’eurocentrisme (pointe militante déjà devenue cliché), je relève l’« autrement » de l’allusion aux « artistes qui travaillent autrement les éléments ». Mais ce n’est pas cet autrement qui m’intéresse principalement. Il fait partie d’un discours plutôt convenu selon lequel l’art, pour ainsi dire, « ne fait pas comme les autres » : cette exception du faire artistique, qui ne date pas d’hier, a engendré beaucoup de déjà-vu qu’on peut nommer si on est expert ou qu’on identifie vaguement quand on est profane.

Le reste du discours sur le site n’est pas moins convenu, appartenant à ce que j’appelle l’art messager (d’autres disent « l’art documentaire »), c’est-à-dire un art accompagné d’un message dont on se demande parfois si « l’œuvre » n’en est que le prétexte. Un cas ou l’autrement qu’art cannibalise l’art. Que le message tombe du « bon côté » ne change rien à l’affaire ; le « bon côté », c’est quand même l’inverse idéologique de la fresque antisémite d’Avignon qui fait en ce moment polémique (du point de vue artistique, elle appartient à la formule internationale qui pollue l’art de rue actuel bien plus que ce dernier ne pollue l’environnement).

Pour ma part, je me rends au Palais dans l’intention d’y rencontrer l’art autrement qu’art, sachant même que ce que je vais y trouver donne aussi à penser (comme on dit) ; j’espère aussi que cela donne à faire une expérience esthétique. De retour, je reviens à mon papier… D’abord, j’y confesse que j’ai cédé à une forme actuellement répandue de l’autrement qu’art en filmant abondamment l’exposition. Je suis en désaccord total avec ceux ou celles qui pensent que cette pratique de la photographie et du film dans l’exposition nous transforme en « touriste japonais », selon l’idiote expression consacrée. Je me délecte sans arrêt à revoir mes multiples images prises au Japon (notamment). L’amour que je voue à ce pays, loin d’en pâtir, s’entretient à revoir sans cesse les jardins de Kyoto ou l’insolite de Tokyo. De plus, les nouveaux médias offrent la possibilité de partager. J’aurais pu envoyer mes captations instantanément sur quelque réseau social, mais, de passage dans un pot de fac, je les montre en direct à des collègues, et néanmoins amis. L’un d’eux, Pierre, me sermonne : « Quoi, tu es allé au Palais qui n’est plus ce qu’il était. Tu aurais mieux fait d’aller voir en face l’exposition d’Eugène Leroy ! »

Maintenant, je révise mes découvertes. Parmi diverses œuvres qui ont retenu mon attention, certaines appellent l’arrêt esthétique (comme Roger de Piles disait déjà que, dans les musées, des œuvres nous arrêtent parce qu’elles semblent nous interpeler) : les sculptures étranges (peut-être totémiques) d’Huma Bhabha, une artiste pakistano-américaine, les tressages (avec des cheveux humains) de Solange Pessoa, une artiste brésilienne, les métamorphoses du vert à l’orange du polyptyque de l’artiste franco-vietnamienne Thu-Van Tran, l’installation par assemblage avec « tarières hélicoïdales, barils, cordes de piano, pierres, son » de Megan Cope, une artiste aborigène australienne (Quandamooka), la projection de la perforamce d’Asinnajaq, artiste inuit (Inuktitut) qui s’enfouit sous des galets au bord de la mer avant d’en ressortir, etc.

Megan Cope dit : « Je veux faire de belles choses pour parler de choses horribles[4]. » Pour généraliser, on peut substituer au couple beau-horrible, le couple que forment le sentiment esthétique avec les matériaux plus ou moins nobles que les artistes prélèvent. Il est patent, du moins pour moi, que les œuvres que je viens de citer et d’autres encore, notamment celles des expositions annexes dans le Palais, sont propices au ressenti esthétique étant donné la plasticité des configurations qu’il nous proposent de rencontrer, par-delà le discours écologico-politique qui chapeaute l’ensemble – d’ailleurs avec des nuances qu’énonce Asinnajaq : « J’ai parfois l’impression, dit-elle, que les gens sont déçus que mon travail ne soit pas plus politique sur ces enjeux [relatifs aux Inuits]. Dans certains cas, on peut avoir une approche politique mais plus discrète[5]. »

En revanche, je suis sorti de ma visite un peu déçu. Dans Réclamer la terre, l’art autrement qu’art ne va pas plus loin que la formule de l’installation, une formule déjà bien… installée, même si l’assemblage de matériaux divers produit des effets esthétiques intéressants, surprenants ou simplement agréables. L’art autrement qu’art dans ses formules plus avancées propose cette sorte d’insoumission à la distance respectueuse du rapport à l’œuvre qu’implique la possibilité pour le public d’intervenir en elle – par exemple, marcher dans ou sur l’œuvre ; j’ai appelé ça « l’art en marche » ! Réclamer la terre se range déjà dans l’ordre du postmoderne classique, un oxymoron qui souligne la répétition du moment précédent de l’embourgeoisement de l’avant-garde…

C’est plutôt dans l’environnement de l’exposition principale qu’on trouve l’autrement qu’art.

On est sorti de la forme bourgeoise de l’exposition, dans des lieux aussi rassurants que notre chez soi, musée ou galerie. La semaine dernière, j’ai visité une exposition dans le Jura, à Fort l’Écluse, une bâtisse impressionnante perchée au bord du Rhône, ici de teinte bleu-vert. À l’intérieur, un véritable labyrinthe et, dans des pièces où il fait 13° alors qu’on est à plus de 30 en ce jour, les sculptures impressionnantes de Christelle Balbinot qui tisse méticuleusement des fils métalliques (destinés à l’électroérosion) et les cabinets de curiosités, panoromas, dessins et films en stop motion d’Hervé Bacquet. Réalisant le texte de leur catalogue, j’ai eu d’abord l’impression de participer au rapport le plus attendu à l’art (qu’il ne s’agit évidemment ni de dénigrer ni d’abandonner) ; mais la visite du Fort donne une impression bien différente : outre un décor étonnant, hanté par les garnisons qui passèrent par là, l’exposition d’art jouxte des expositions sur l’histoire du lieu, sur les éclairs d’orages ou sur les chauves-souris…

Pour revenir au Palais, à côté de l’art, il y a en ce moment la Fashion Week. Je vois passer un homme superbement fringué avec des talons d’une hauteur redoutable. Là aussi, c’est plutôt dans l’environnement de l’exposition principale qu’on trouve l’autrement qu’art. Parmi les expositions courantes, on peut évoquer celle que présente ce cartel à l’entrée d’une salle énigmatiquement titrée « Nous étions mille sous la table » : « Au cœur du Palais de Tokyo, contre les toilettes taguées du centre d’art [sic], Aïcha Snoussi déploie les tentacules d’un univers humide. Sa couleur, cette teinte bleu-vert composante essentielle du vocabulaire plastique de l’artiste, nous fait plonger dans une grotte sous-marine. » Le Rhône au Fort l’Écluse était bleu-vert, mais là, dans cette pièce consacrée à l’artiste tunisienne, je n’ai vu que du bleu sans vert. Entre le bleu de méthylène et le bleu Klein. En tout cas, ce bleu enveloppe l’ensemble. On entre dans le bleu. On devient bleu. On se schtroumpfise. Voilà donc, mais dans sa version immersive soft, une sorte d’art autrement qu’art dont je me contenterai pour aujourd’hui

NDLR : Dominique Chateau a récemment publié L’Art autrement qu’art aux Presses universitaires de France.


[1] Vidéo dans l’émission Enquête exclusive de M6, le magazine de Bernard de la Villardière, dimanche 9 février 2020.

[2] Séverine Portet, « Du tourisme expérientiel au tourisme transformationnel ».

[3] Ariel Saleh, Ecofeminism as Politics: nature, Marx and the postmodern, Londres, Zed Books, 1997/2017, p. 153.

[4] Palais, magazine du Palais de Tokyo, n° 33, 2022, p. 104.

[5] Ibid., p. 61.

Dominique Chateau

Philosophe, Professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Notes

[1] Vidéo dans l’émission Enquête exclusive de M6, le magazine de Bernard de la Villardière, dimanche 9 février 2020.

[2] Séverine Portet, « Du tourisme expérientiel au tourisme transformationnel ».

[3] Ariel Saleh, Ecofeminism as Politics: nature, Marx and the postmodern, Londres, Zed Books, 1997/2017, p. 153.

[4] Palais, magazine du Palais de Tokyo, n° 33, 2022, p. 104.

[5] Ibid., p. 61.