Partir, repartir – impressions d’un retour à Beyrouth
Crise économique en 2019, Covid en 2020 et, peine ultime, explosion du port de la ville, si retentissante qu’elle en a laissé des cicatrices toujours ouvertes. Récit d’un retour à Beyrouth, ville exténuée qui se dit au bord du précipice mais toujours vivante.
Qu’en aurait dit ou écrit Robert Fisk ? Cette ville que le journaliste anglais affectionnait au point d’avoir voulu y vivre sa vie plutôt que de retourner à Londres, a souvent été décrite par lui de l’intérieur. On se souvient d’un récit qu’il écrivit au cœur de la guerre de 2006 depuis une salle de cinéma pour tenter de saisir l’âme de ceux qui, sous les bombardements, se réfugiaient là.
Quelle position aurait-il choisie en 2022, deux ans après la déflagration du 4 août 2020, qui vit le port de la ville devenir le centre d’une explosion que l’on dit la troisième plus violente de l’histoire, après celles d’Hiroshima et Nagasaki ?
Je n’étais pas retourné à Beyrouth depuis 2018 : quatre années d’absence. Un temps qu’il ne m’était jamais arrivé de laisser aussi long. Et puis, cet été, au milieu des vacances de juillet, une urgence s’est faite, je prenais un billet et me voilà dans un avion qui atterrit en fin de soirée, après la tombée de la nuit.
La dernière fois que j’étais arrivé à Beyrouth en pleine obscurité remonte aux années 1990. Je me souviens encore du choc en pleine nuit entre les immeubles délabrés sans fenêtre d’où surgissaient des raies de lumière. L’électricité de la ville semblait parvenir de l’intérieur, uniquement. La guerre venait de se terminer et les gens habitaient là, dans les ruines, marquées des cicatrices de la guerre, partout.
Dix ans plus tard, la ville avait changé en profondeur. Sur les ruines, et à côté d’elles, avaient surgi des bâtiments neufs. Mais les souvenirs de guerre subsistaient pour ceux qui s’y penchaient. Ici, tel résidu d’un conflit, là tel endroit qui avait été un haut lieu de quelque chose tout au long des combats et cela pouvait aussi bien être un champ où un massacre avait eu lieu qu’un bar de nuit où les miliciens se retrouvaient pour oublier le reste de la vie. Au fil des années, tout ceci vivait ensemble, les bâtiments neufs n’étant jamais seuls.
Dans l’ombre des carcasses, il y a celle, intouchable, du Holiday Inn qui nargue, de l’autre côté de la rue, plusieurs tours clinquantes et au bout de la même avenue, une autre carcasse subsiste toujours, celle de la tour el-murr, qui aurait dû être la plus haute de la ville mais dont la façade n’a jamais été terminée. L’un et l’autre bâtiments demeurent encore là. Ces bâtiments-là, je savais que je les retrouverais. Pour le reste, je ne savais rien, je n’imaginais même pas. La veille du départ, encore, me prévenait-on — ça va être un choc, ce n’est plus la même ville.
Au fil des jours et des dérives dans ses rues, la ville dévoile ses changements, ses métamorphoses blessées, meurtries, mortelles.
Ai-je été tant prévenu que le choc n’a pas été immédiat ? La plastique de Beyrouth n’a pas fondamentalement changé : elle demeure cette ville à la fois mouvante et immuable, pétrie dans ses traditions et assoiffée de modernité. Dans les rues avoisinant l’explosion, que l’on aurait pu croire totalement désintégrées, la vie a repris son cours les bâtiments ont été vite rénovés et les façades tiennent.
Le soir, la ville bouge beaucoup, les bars sont remplis. Que ce soit les plus classiques ou les plus récents et progressistes, à l’image de lieux comme le Tota ou Riwaq, estampillés LGBT+ et qui font pâlir n’importe quel autre établissement européen se réclamant de la même catégorie : ici, le sens est double, voire triple. Il s’agit de continuer à vivre, tout en affirmant son identité, sa différence et en trouvant des espaces communautaires au-delà des communautés installées, politiques ou religieuses.
En cela, tout parait tel qu’il a toujours été : un mélange instable, mais qui semble tenir. La ville est ainsi depuis toujours, et semble se vivre toujours de la sorte.
Mais au-delà de cette surface, ce sont les détails qui tuent, réellement. Pour les apercevoir, il faut marcher et s’arrêter, observer, se souvenir. D’un coup, telle façade très blanche, presque immaculée, renvoie à ce qu’elle est et dissimule : un immeuble des années 1950 auquel sa patine de surface conférait un air suranné empli de charme. Désormais, le charme semble avoir été passé à la chaux vive.
Et puis, là, face à la mer et face au lieu de l’explosion, le vieil et imposant bâtiment de l’EDL (Électricité du Liban) qui avait survécu à toutes les guerres et à toutes les grèves. Il n’est plus qu’une carcasse, qui semble traversée en permanence par le souvenir du souffle de l’explosion. Le regarder, voir ce qu’il en reste, c’est regarder la violence. Et celle-ci n’en est que plus dévastatrice pour l’esprit lorsque l’on convoque les souvenirs.
Au fil des jours et des dérives dans ses rues, la ville dévoile ses changements, ses métamorphoses blessées, meurtries, mortelles. Dans les rues, notamment les plus populaires comme celles du quartier Hamra, la misère s’est démultipliée.
Des mendiants, plus nombreux qu’auparavant, surtout des femmes, et des enfants, très jeunes, quadrillent le quartier. Dans ces mêmes rues chargées, le lendemain de mon arrivée, au moment où je m’y promène, un homme prend une banque en otage pour exiger qu’on lui donne son argent l’argent des libanais a été bloqué par les banques, qui n’ont plus, pour faire court, de liquidités. Dehors, une foule s’est amassée, et le soutient inconditionnellement. Toutes les télévisions suivent l’affaire en direct. Plus tard, on parlera de manipulation politique. Peu importe : l’acte et sa perception étaient d’une clarté stupéfiante qui affirmait qu’il faut reprendre ce qui vous appartient, par n’importe quel moyen.
Même si l’on savait qu’au Liban le monopole de la violence n’est plus le seul apanage de l’État comme il devrait l’être, ce qui se produit là relève d’une toute autre catégorie : celle de la disparition pure et simple de l’idée même d’État dans l’inconscient collectif. Un western moderne ? En quelque sorte. Avec ses obsessions propres, sa ruée vers l’or bien à lui.
Quelles que soient les personnes avec lesquelles j’ai pu discuter, un même trio de thèmes parcourt toutes les conversations : l’état de l’électricité, qui n’est quasiment plus fournie, le coût des moteurs qui suppléent au manque d’électricité et qui coûtent des sommes faramineuses à cause du prix du mazout qui les alimente (certains paient l’équivalent d’un important loyer parisien pour avoir de l’électricité. À ce prix, comment faire ? Et que faire ?), le coût des devises et leur impact sur la livre libanaise. La circulation absolue de ces thématiques signale une angoisse profonde, une dépression nationale, qui est, en substance, la principale manifestation de ce que le pays et ses habitants ont subi ces dernières années.
En filigrane, une question se pose sans cesse : faut-il partir ? Faut-il rester ? Même ceux qui n’ont pas le choix, ne peuvent se permettre de partir, se la posent ou y ont déjà répondu, par l’affirmative ou la négative. Mais l’obligation d’une réponse semble bien là. Elle est d’autant plus présente que la ville est marquée par l’absence de ceux qui l’ont quittée.
En deux ans, plusieurs de mes amis qui habitaient Beyrouth ont migré ailleurs, pour une vie plus stable, un emploi certain, des études à terminer. Ils sont désormais les nouveaux fantômes de la ville, la nouvelle vague des départs qui fait suite à toutes celles qui avaient eu lieu durant les années 1970 et 1980.
Leur absence est soulignée par ce que les autres, qui sont restés, sont obligés de faire : le développement de petites stratégies de survie personnelle. Pas une rencontre n’a eu lieu, durant ce court séjour, sans que l’on ait discuté de ce qui, finalement, implacablement, relève désormais du DIY : do it yourself. Chacun, dans son habitat, voire son quartier, se met à organiser une existence dans laquelle la priorité est de trouver de quoi payer la vie qui vient. Plusieurs pistes se dévoilent : l’organisation via la diaspora familiale qui envoie de l’argent frais, l’organisation entre soi, qui permet d’économiser et de repartir les charges entre habitants d’un même immeuble, ou entre membres d’une même famille.
Le mot ichtirak m’est revenu aux oreilles très souvent pour décrire notamment le système des moteurs d’électricité : il signifie association. Et c’est bien cela qui prime. La notion d’association n’a jamais été aussi présente. Elle permet des organisations d’entre-soi, fluides et inscrites en réaction à la crise et ses conséquences quotidiennes. Des organisations à la fois organisées et pensées par des gens qui partagent les mêmes zones d’habitation ou de familiarité.
Le plus intense et le plus violent, c’est ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas prononcé en tant quel : la peur qui demeure…
Le mot résilience, lui, si souvent employé à l’étranger à propos du Liban et qui a connu une nouvelle vie depuis l’année du premier confinement, n’est jamais employé ou alors de façon péjorative comme s’il était devenu insultant ou ne couvrait plus aucune réalité, aucun état d’esprit. La résilience a été remplacée par un esprit de survie qui négocie en permanence avec le réel tout en avouant n’avoir plus de perspectives ce que la résilience exigeait pour être en place et fonctionner : au Liban, on était résilient parce que l’on croyait que toute crise aurait une fin, qu’elle serait suivie de jours meilleurs, quels qu’ils soient et que chaque crise annonçait quelque chose de meilleur que la précédente.
Désormais, et sans doute bien plus encore depuis que la guerre en Ukraine a affecté le prix des marchandises et des matières premières, la vie ne se fait plus avec de tels horizons et espoirs mais dans une construction débrouillarde qui tente de façonner la réalité avant que celle-ci ne vous emporte en imposant à vous toutes ses contraintes.
Au milieu de tout cela, durant ce court séjour, le bouleversement qui m’a saisi s’est fait progressivement, au fil des conversations, des regards soutenus et des visages, des récits qui en émanaient, oraux et aussi muets. Entre les mots, entre la vitesse des paroles qui veulent tout saisir tout raconter, le plus intense et le plus violent, c’est ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas prononcé en tant quel : la peur qui demeure, avec ses stigmas, ses blessures, ses carences qu’elle met en place, dans les corps et les esprits.
Pour beaucoup, ce qui a surgi ici, ces deux dernières années, c’est d’abord un nouveau traumatisme collectif, marqué par un instant déterminé, le 4 août. Cette date a aussi été le moment d’un réveil de tous les traumatismes passés, individuels et collectifs cette fois, auxquels ceux du 4 aout se sont ajoutés, les réveillant, les amplifiant. Le souvenir des années de guerre est revenu avec l’explosion et c’est comme si la mémoire des expériences de générations qui ont vécu la guerre de plein fouet s’était transmise à celles de leurs enfants. Les uns et les autres évoquent les mêmes angoisses, les mêmes frayeurs, les mêmes répercussions sur les vies.
Mais sans doute celles de 2022 sont-elles plus fortes encore que celles des années 1970 et 1980. Après tout, le monde des années 1980 était plus ouvert à ceux qui voulaient partir et des pays comme la France accueillaient plus volontiers des familles libanaises sans leur demander grand-chose. J’en sais quelque chose : ma vie s’est construite sur cette possibilité de pouvoir être ailleurs, en France, au moment de la guerre.
Mais ce qui a changé très profondément, c’est la façon de convoquer les souvenirs : et si c’était mieux avant ?
Je me dis souvent qu’un gamin d’aujourd’hui, dans la même situation ne pourrait plus avoir ce choix. La question, au fond, qui surgit et surgissait déjà pour les générations précédentes prises par le conflit est bien la même en 2022 qu’en 1975 : que faire ? Elle est à la fois le lot de ceux qui subissent les conflits et ceux qui parviennent à les fuir. L’exil, au fond, ce n’est que cela, notamment lorsque l’attachement au pays d’origine demeure fort : que faire ? Et cette interrogation vous poursuit sans cesse, mettant en scène votre propre vie par rapport à ce qui se passe sur place.
J’ai raconté ailleurs chez AOC, durant le premier confinement qui en avait fait remonter le souvenir, la fuite du Liban à l’âge de 12 ans. J’écris aujourd’hui de ce même lieu, de ce même appartement que nous avions fui. Malgré tout, les repères sont demeurés la guerre n’a pas tout emporté et certains livres, certains meubles sont les mêmes. Mais ce qui a changé très profondément, c’est la façon de convoquer les souvenirs : et si c’était mieux avant ? Et si la violence de la guerre était préférable à celle de la violence économique qui saisit le pays désormais et dans lequel personne n’est jamais vraiment coupable ?
Le Liban, c’est le stade ultime du libéralisme, dans lequel chacun est libre et livré à lui-même, dans lequel l’État ne peut plus intervenir, n’en a pas les moyens, et dans lequel le seul espoir qui demeure c’est bien la main invisible du marché : ici, cet été, tout le monde comptait sur l’argent frais de la diaspora revenue en masse en vacances. Et tout le monde craint son départ, dès la fin de l’été.
À y regarder de près, on a souvent dit de ce pays qu’il était le terrain de jeu, vu les communautés qui le constituent, du reste du monde qui y a souvent testé ses conflits en miniature. Il est aussi un exemple parlant de la façon dont la dérégulation totale, voulue ou subie, impacte avec les années la façon dont un peuple vit et évolue, son contexte quotidien et sa façon de résister et de survivre.
Terrain de jeu de la diplomatie mondiale, sans doute. Mais aussi terrain d’étude de la façon dont le libéralisme et le capitalisme peuvent s’enrayer lorsqu’ils sont poussés au bout de leurs logiques.
Ici, les contradictions sont légion. Dans une même rue, on peut voir des gamins vivre littéralement dans les poubelles qu’ils mettent à sac jour et nuit, et passer une soirée auprès de gens qui vivent ici et ont tous des renommées internationales chacun dans son domaine art, cinéma, littérature, architecture, etc. Les uns comme les autres savent désormais que rien n’est assuré et que les années qui arrivent n’ont pour elles que ce qui est vécu jour après jour.
Rien n’est plus parlant et frappant que le spectacle résiduel du port, deux ans plus tard. D’immenses silos demeurent debout, carcasses blanches qui ont à la fois dévié le souffle de l’explosion et pris celle-ci en pleine gueule. Leur silhouette est un symbole fort et certains voudraient les conserver à la façon d’un mémoriel né de la violence elle-même. Pourtant, à force de contradictions, les silos sont laissés à l’abandon, avec ce qu’ils contiennent, qui continuent à pourrir là. Le 4 août 2022, deux ans plus tard, deux d’entre eux se sont effondrés, comme un signal de rappel.
Et lorsque l’on passe devant, sur la voie rapide qui longe la mer et le port, il est possible de voir, de jour et de nuit, que des feux persistent à même la carcasse.
Dans les ruines, des pieds des silos à leur milieu, des flammes poussent. De nuit, elles donnent au bâtiment un air de fin du monde, l’illuminant dans des halos de lumière dont on ignore tout à fait si elles annoncent l’explosion suivante ou ne font que brûler l’atmosphère à la façon d’une mémoire qui s’éteint.
En pleine nuit, lorsque la ville est entièrement dépourvue d’électricité, plongée dans le noir le plus profond, sans aucun lumière, les torches des silos peuvent faire office de phare. Pourtant, l’impression est forte qui dit que personne ne les regarde vraiment et que les voitures qui passent par-là, sur cette voie express, ne font rien d’autre que filer, partir à toute allure.