Politique

Les derniers jours de la liberté

Chercheur en sciences de l'éducation

L’extraordinaire tour de passe-passe de l’idéologie néolibérale, c’est d’avoir fait passer le dévoiement de la liberté pour un progrès : ne pas avoir de finalités autres que d’avoir une plus grosse voiture ou d’aller en vacances dans un « paradis » (en avion, bien sûr), c’est confondre le sentiment de liberté que cela peut donner et une authentique liberté humaine. La faiblesse de l’ambition écologique qui s’annonce risque même d’achever l’étiolement de la liberté, et la destruction du politique.

« Bientôt, bientôt, on pourra se parler camarade ;
bientôt, bientôt, on pourra s’embrasser camarade. »
Claude Nougaro, Bidonville, 1966

Le contexte dans lequel nous sommes immergés est étrange, comme en apesanteur. Nous avons vécu des élections, indéniablement démocratiques, dont nous ne sommes cependant pas sûrs qu’elles nous aient permis de nous exprimer vraiment, pas sûrs que notre voix ait pu compter de façon significative. Le miroir tendu par l’offre des candidats ne nous a sans doute pas suffisamment permis de nous reconnaître, non pas « tels que nous sommes », mais tels que nous voudrions nous porter, ensemble, vers un projet.

publicité

Et finalement, nous nous sommes retrouvés, nombreux, devant un choix que nous n’avions pas envie de faire, un choix qui n’était sans doute pas politique, ou autrement dit, un choix dont le politique était par nature exclu, entre une option pro-économique, gestionnaire, sans projet politique transcendant, post-politique et une option politique coupée du réel, basée sur un fantasme identitaire et sécuritaire, pré-politique. Voter contre, voter « utile », voter blanc, s’abstenir, cela ne nous aide pas à nous sentir exister dans notre démocratie.

Et, faut-il s’en étonner, en l’absence d’horizon politique authentique et viable lors du second tour, les objets de débat se sont avérés très restrictifs. Désormais, il n’est plus question que d’argent, de l’argent qui manque, de l’argent qui manque toujours, indiquant implicitement que c’est là le seul vecteur du sens de l’existence, à moins que ce soit le sens qui reste quand précisément ce qui devrait importer a perdu son sens ou a été éludé. En arrière-plan des discussions de boutique, il y a pourtant des enjeux on ne peut plus majeurs. La guerre en Ukraine n’est pas seulement le problème des Ukrainiens. Et il ne s’agit pas seulement de les aider à se défendre en leur livrant des armes. C’est au-delà de ça. C’est clairement le début d’une nouvelle guerre générale des régimes illibéraux contre les démocraties.

Il est impossible que la sauvagerie qu’on a libéré en dérégulant l’économie produise d’elle-même plus d’égalité.

Le discours du Kremlin est inimitable dans sa perversion quand il revendique de « libérer l’Ukraine de son régime actuel », manière bien ironique de dire que le temps de la démocratie doit prendre fin et avec elle, le régime de la liberté. Jusqu’à présent, ce genre de guerre avait été menée discrètement et honteusement dans les pays du Sud par des services secrets occidentaux, comme dans l’exemple funeste du Chili récupéré par Pinochet contre Allende. Ou se mène plus ordinairement de façon économique, quand on se rend complice de pays industriels comme la Chine ou de pays producteurs de pétrole comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite auxquels on donne alors beaucoup de pouvoir, y compris pour nuire à nos démocraties.

La discussion en cours sur le pouvoir d’achat est une sorte de mirage. D’abord, il est à présent évident que la poursuite du fonctionnement néolibéral – aucunement remis en cause par le pouvoir en place – n’apportera jamais de solution. De la croissance, peut-être, encore de la richesse, sans doute, mais comment pourrait-il produire l’inverse de ce pourquoi il est fait, c’est-à-dire libérer les forces sauvages de la domination et de l’accaparement des ressources ? Il est impossible que ce système économique produise de la justice et l’illusion ultime serait de croire qu’une (petite) amélioration du pouvoir d’achat serait satisfaisante et justifierait qu’on continue sur la même lancée. Il est impossible que la sauvagerie qu’on a libéré en dérégulant l’économie produise d’elle-même plus d’égalité : elle repose sur le rejet violent, haineux et méprisant de la valeur du partage.

On peut même se demander s’il faut vraiment « gagner plus ». « Gagner plus » pour consommer plus et encore renforcer les bénéfices des plus riches industriels et soutenir de la même manière les régimes illibéraux et dictatoriaux dont les produits et les combustibles traversent la planète ? « Gagner plus » pour calmer sa colère et retourner à sa soumission volontaire ? Ce n’est pas seulement que le néolibéralisme dominant est antisocial, c’est qu’il a sapé le principe même d’une indépendance du politique (notamment la possibilité de prendre une décision qui relève d’autre chose que d’un calcul).

Le tropisme économique de nos dirigeants les empêche de faire autre chose que des calculs.

Ce qui achève enfin la destruction du politique et avec elle l’étiolement de la liberté, c’est la faiblesse de l’ambition écologique qui s’annonce. La valeur symptomatique de cette faiblesse est majeure. D’abord, elle témoigne bien de l’effondrement de l’avenir, qui est homothétique à celle du politique, si on considère que ce dernier ne vise pas seulement à organiser notre vie ensemble, mais à la vectoriser dans le temps. Nous devons certes entretenir nos vies (manger, etc.) comme tous les animaux, mais aussi pouvoir nous projeter dans le temps. Rien de notre présent ne semble pouvoir être entamé pour préparer l’avenir, il faut que ça « tourne ». Pourtant, quand il a été mis fin à l’esclavage dans les colonies, c’était déjà une « catastrophe » économique, une perte majeure de ressources, un surcoût soudain : fallait-il que cela pèse dans la balance au point de nous faire renoncer à notre humanité ? Ensuite, ce qui s’annonce, au mieux, ce sont des mesures, plutôt marginales, d’« accompagnement » et d’« incitation »… essentiellement économiques.

Il est déjà évident que non seulement l’effort sera très insuffisant pour répondre à l’urgence climatique, mais que cet effort nous reste en quelque sorte extérieur, comme une chose en plus, qui vient nous brider, nous contraindre (nous empêche de jouir, dirait-on à la manière psychanalytique). Nos gouvernants sont en la matière incapables d’inverser les signes parce qu’une fois encore, leur tropisme économique les empêche de faire autre chose que des calculs (« on va investir, mais ça va produire de la croissance », etc.).

Enfin, dans la continuité directe de ce qu’on vient de dire, si on veut donc inverser les signes, ce n’est pas en disant « l’écologie c’est bien », mais en nous embarquant dans un projet de société qui remanie nos valeurs. Le sens de la vie, la possibilité d’une existence qui ait du sens ne peut être seulement indexé sur l’argent, le bonheur exhaussé dans le gain et abimé dans la restriction matérielle. L’urgence climatique ne fait pas que nous obliger à vivre autrement, elle nous y invite et cela pourrait être un vrai projet politique que de construire une société qui soit à la fois juste et résiliente, l’un n’allant d’ailleurs pas sans l’autre, sauf à sortir de la démocratie.

Paix, justice sociale, résilience écologique, ce ne sont pas des objectifs à empiler, qui viendraient en plus et dans l’après coup d’un fonctionnement arc-bouté sur le confort, le profit, la jouissance matérielle. Il en va en fait de notre conception du sens de l’existence humaine et de ce qu’est la liberté au cœur de cette existence. L’extraordinaire tour de passe-passe de l’idéologie néolibérale, dont Dany-Robert Dufour a bien montré la dimension structurellement perverse, c’est d’avoir fait passer le dévoiement de la liberté pour un progrès. Désormais, être libre, c’est s’autoriser à avoir un comportement sauvage, faire ce qu’on veut, dire n’importe quoi, mépriser les autres, se moquer des conséquences de ses actes. Alors, oui, ça en défoule certains, ceux qui en profitent surtout, ceux qui en ont les moyens. Et cela égare bien d’autres qui ne parviennent plus à inscrire leur liberté dans un projet, dans un collectif, de manière à donner sens à leur existence.

Il y a pourtant d’autres choses à faire que gagner et dépenser de l’argent. Ne pas avoir de finalités autres que d’avoir une plus grosse voiture, d’aller en vacances dans un « paradis » (en avion, bien sûr), etc., c’est confondre le sentiment de liberté que cela peut donner et une authentique liberté humaine. Cela dit à quel point le paradigme économique nous corrompt et ceci en rejoignant notre propension – psychique – à la jouissance. Il y a des décisions authentiquement politiques susceptibles de nous relier et de nous projeter, qui produisent aussi de la richesse (et que ne condamnent pas le politique à emboiter le pas à l’économie néolibérale). Une autre liberté est possible, dans le partage, dans le combat pour la justice, dans le soin pris à un monde abimé et fragile, une liberté faite de gratuité avant tout et qui ne peut nous faire douter, elle, du sens de notre présence sur Terre.


Renaud Hétier

Chercheur en sciences de l'éducation, Professeur à l’Université Catholique de l'Ouest (Angers)

Mots-clés

Néolibéralisme

Godard, une fois pour toutes

Par

Jean-Luc Godard a donc décidé d'en terminer ce mardi 13 septembre, « épuisé ». A la fois caméra, table de montage, magnétoscope, projecteur diffusant un rayon excentrique, invention maboule à la Jules... lire plus