La Hongrie, l’Ukraine et le miroir de ma salle de bain
« Mais jouir de ne plus savoir feindre. »
Françoise Morvan, Orée
Je mets les pieds dans le plat : ici en Hongrie, d’où je vous écris cette longue carte postale, me regarder dans un miroir est devenu affreusement compliqué. En effet, constater chaque jour que le gouvernement de ce pays non seulement n’en a ouvertement rien à foutre de l’Ukraine, mais en prime se comporte exactement comme l’allié secret de Poutine, voire l’allié pas si secret que ça, et juste après l’avoir constaté, lancer nonchalamment une lessive, sortir ma chienne ou régler ma facture internet, cela me donne quand même légèrement la sensation de collaborer par le silence, par l’absence de protestation permanente, étant précisé que la protestation permanente par définition est impossible, car oui, il faut laver son linge, promener son animal ou payer ses factures ; quoi que je fasse ou ne fasse pas, que je crie parfois souvent ou jamais, ma seule présence sur le territoire implique de participer. Je respire le même air, je foule le même asphalte, je me nettoie avec la même eau que les autres ; je parle, j’interagis, je prends le métro, je vais chez le médecin, je paie des impôts et je mange des pommes avec des asticots hongrois dedans.
La courtoisie rhétorique exigerait, j’en ai conscience, que je donne des exemples précis. Que j’explicite pour quelle raison et sur quels fondements je m’autorise à affirmer : dans cette guerre, l’État hongrois, pourtant membre de l’OTAN et de l’Union européenne, cire consciencieusement les pompes du président russe. Que j’égrène les blocages, les refus, les critiques, les coups bas, et tout ce qui constitue l’expression d’une doctrine de discret sabotage, faisons chier autant que possible toutefois sauvons les apparences, des fois que le vent tourne. Que je raconte l’articulation entre politique extérieure et intérieure, les ficelles narratives de la communication gouvernementale et l’usage de la guerre comme épouvantail, mamans hongroises ne sanglotez plus, grâce à notre premier ministre vos fils ne verseront pas une goutte de sang pour l’Ukraine. Que je mentionne au moins, parce que c’était tellement clair, tellement ah d’accord si on avait encore une sorte d’espoir naïf alors vraiment on se réveille et arrête immédiatement d’accorder le bénéfice du doute, que le 3 avril dernier, dans son discours de victoire électorale, le chef de l’exécutif magyar a énuméré les adversaires dont il avait eu à triompher pour l’emporter : « la gauche hongroise, la gauche internationale, les bureaucrates de Bruxelles, l’argent et les organismes de l’empire Soros, la presse internationale grand public, et à la fin, même le président ukrainien » ; que sa langue n’ait pas aussitôt moisi dans sa bouche constitue la preuve ultime qu’aucune justice divine n’existe, il va donc falloir se démerder avec la justice humaine, mes agneaux.
J’ai écrit beaucoup sur ces questions. Pour chaque épisode marquant, pour chaque jour où j’ai eu envie de hurler, j’ai des notes, des lettres, des morceaux de journal. Avec des brassées d’insultes et de malédictions, parce qu’il y a un moment, ça suffit la politesse. En vérité, bien sûr qu’aux membres de ce gouvernement et à leurs amis, je leur souhaite un procès équitable et la prison, ainsi que de lourdes peines d’amende, mais parfois j’ai juste besoin de formuler le vœu qu’ils aillent de toute urgence s’asphyxier dans une bassine emplie de cafards, mes excuses aux cafards.
Bref. Après de longs errements, oui j’ai une méthodologie moyennement optimale, je produis 45 pages de brouillon pour finir par comprendre que je suis totalement hors sujet, j’ai réalisé que l’objet du présent texte n’était pas de brosser le tableau de la « politique ukrainienne » de la Hongrie. D’autres s’en chargent, les informations sont accessibles. Non, l’objet, je crois, c’est dire quelque chose de la traversée nerveuse, de l’épreuve psychique et du déchirement d’assister au naufrage moral du pays où j’habite. Je n’ignore pas qu’il s’agit là de problèmes de luxe, de problèmes de fille qui n’a à craindre ni les bombardements, ni les viols et les tortures. Cependant que faire d’autre, depuis ce pays en paix, mais où se trouve quand même, au-dessus de mon bureau, une liste intitulée « départ précipité » sur laquelle j’ai noté quoi emporter pour le cas où la guerre venait jusqu’à nous, si ce n’est énoncer la honte que je ressens ?
J’aimais bien, voyez-vous, cette idée d’être une fille gentille. Je dois admettre que j’y étais même assez attachée. Cela flattait mon égo, je suppose. Je pensais : ma grande, sans doute que tu passes souvent pour totalement perchée, excessive, pénible, psychorigide ou obsédée par des problèmes dont tout le monde se fiche royalement, ainsi lorsque tu organises des jeux olympiques d’oléagineux dans ta tête et que tu annonces crânement que les amandes ont gagné le 100 mètres et les noix de cajou le sabre par équipe, c’est probablement un brin fatigant pour tes proches, mais une chose est sûre, on ne peut raisonnablement te soupçonner de torturer des bébés dauphins dans la baignoire secrète de ta cave. Et bien qu’il soit un brin ridicule de le formuler ainsi, il était important, oui, important pour moi de pouvoir considérer, à tort ou à raison, sachant que dans mon esprit c’était évidemment à raison, sinon il m’aurait été impossible de le considérer dans la mesure où je tâche d’être un minimum de bonne foi dans mes conversations avec moi-même ; et donc, oui, il me tenait à cœur de pouvoir considérer que dans l’ensemble, je suis plutôt une bonne personne. Bienveillante, respectueuse, tout ça. Du coup, cela me contrarie beaucoup, non pardon, ça défonce littéralement l’architecture morale de mon psychisme que de me retrouver, pour le dire vite, dans le camp des agresseurs. Du côté de la honte, dans ce lieu poisseux où la boue me recouvre, où les larmes me montent aux yeux, où je ne cesse de me répéter que plus tard, écœurés et perplexes, des écoliers se demanderont : comment ont-ils pu ?
Désormais, nous sommes le mal. Et moi, j’ai la sensation d’habiter dans la cellule de prison partagée par Gargamel, le Joker et Charles Manson. Vision manichéenne, simpliste, idiote – tout ce que vous voudrez. Le réel se caractérise par son extrême complexité, m’opposerez-vous. Vous prêchez une convaincue. Toutefois. Face aux rues de Boutcha, face à l’hôpital de Marioupol, face au centre commercial de Krementchouk, permettez-moi d’être manichéenne. Permettez-moi d’en avoir rien à foutre de la complexité du réel. Permettez-moi de déclarer qu’aujourd’hui, pour un pays européen, et j’insiste, je ne parle pas de la Thaïlande, du Mexique ou de l’Afrique du Sud, qui ont bien le droit de se désintéresser de l’Ukraine, mais pas nous, pas en Europe, il n’existe que deux options : contre Poutine ou avec Poutine.
Or la Hongrie, d’une manière qui en d’autres circonstances aurait pu passer pour comique, on se croirait dans un inédit de Goldoni ou de Molière, a choisi de devenir le servile larbin du maître du Kremlin. Son empressé et mielleux courtisan. Cher Vladimir, vous reprendrez bien un zeste de blocage de sanctions ? À moins que vous ne préfériez une petite sortie de route anti-Ukraine ? Mais nous avons aussi, plus classique, notre célèbre numéro de colombe de la paix, vous verrez à force ils comprendront qu’une victoire russe, pourvu qu’elle mette fin aux combats, constitue la solution idéale pour sortir de cette ennuyeuse crise géopolitique.
Ma chienne, je vous le jure, quand elle réalise que j’ai une friandise cachée dans la poche, se comporte avec mille fois plus de classe que ce gouvernement. Parce que ma chienne, elle n’est pas prête à tout pour une friandise. Après, il ne faut pas non plus espérer qu’elle aille se battre en Ukraine, surtout qu’elle est riquiqui et ressemble à un lapin, mais je veux dire : dans sa hiérarchie des priorités, il existe des choses plus importantes qu’une friandise. Son instinct, sa fidélité à sa nature profonde primeront toujours sur la friandise. La fidélité, voilà exactement ce qu’il manque à la Hongrie actuellement.
Du moins à la Hongrie que je croyais connaître. Soit un pays où malgré les dérives actuelles, il resterait quelque chose de l’esprit de l’insurrection de 1956. De l’aspiration à l’auto-détermination, à l’indépendance, au libre choix de se tourner vers l’Ouest. Cette Hongrie-là, qui peut-être n’existe que dans mon imagination et celle de quelques hipsters de Budapest, avait pour obligation morale de se montrer solidaire de l’Ukraine. Pas parce que c’est la Russie qui agresse et que les chars dans les rues de Budapest étaient soviétiques. Pas non plus parce que nous aurions des affinités particulières avec les Ukrainiens : savoir si votre voisine a oui ou non bien arrosé vos géraniums en votre absence n’est pas un critère quand elle se fait massacrer sous vos yeux.
C’était notre obligation morale, au-delà du principe général qui commande qu’on évite si possible de se lier d’amitié avec un dictateur belliqueux, parce qu’à l’instar d’autres pays de l’ancien bloc communiste, nous savons précisément combien ça fait mal, de se faire écrabouiller par une grande puissance. Mais non. La Hongrie s’en lave les mains, ceci n’est pas notre guerre, ceci n’est pas notre sang, ne comptez pas sur nous pour avoir froid l’hiver prochain ; et puis ces Ukrainiens, s’ils voulaient vraiment la paix, ils renonceraient à des bouts de leur territoire et ce serait plié, donc camembert. Si vous saviez ce que ça brise dans le cœur, une telle trahison : envers l’Europe, envers nous-mêmes.
Partir reviendrait à admettre que ce gouvernement a le pouvoir de me faire déménager.
Autrefois, l’émigration me paraissait constituer la solution des lâches. Je me scandalisais de l’exil d’André Breton pendant la Seconde guerre mondiale et brandissais Paul Éluard, lui au moins est resté, lui au moins a résisté. Je préfère toujours Éluard, autrement plus puissant, autrement plus vibrant sur le plan littéraire, cependant mépriser Breton, je ne le peux plus. D’ailleurs, Breton, pourquoi est-il parti, craignait-il pour son intégrité physique ou refusait-il par principe de respirer l’air fétide de Vichy, je n’en sais trop rien. Peu importe.
Ce qui importe, c’est que se barrer pour cause de nausée politique, dorénavant je saisis plutôt bien le concept. Parce que je sais. Je fais cette expérience. Chaque jour inspirer, expirer l’oxygène corrompu. Insomnies, phalanges qui blanchissent, lente intoxication. Les nouvelles, la propagande. On n’échappe pas au pourrissement intérieur. À tel point que ce printemps, l’idée de me rendre en Pologne m’obsédait absolument. Je m’imaginais marcher dans les rues de Varsovie, joyeuse et soulagée, comme on rêve de séjourner au sanatorium. L’air polonais pour soigner mes poumons : si pur, si propre, si irréprochable. Depuis le début de la guerre, je crève d’envie de Pologne, eux soutiennent indéfectiblement l’Ukraine tandis que nous nous vautrons dans l’indignité. Qu’un pays où l’avortement est quasi interdit et où il existe des zones « anti-LGBT » ait acquis à mes yeux le statut d’Eldorado moral en dit long, me semble-t-il, sur le délabrement de mon système de valeurs.
Sauf que partir, en Pologne ou ailleurs, je ne le souhaite pas. Ce n’est pas uniquement la splendeur du Danube, ma flemme de déménager ou le fait que Budapest demeure un bastion de l’opposition où le climat est doux, libéral, cosmopolite. Ce n’est pas non plus, même si cela y contribue, uniquement parce que possédant un passeport français en plus du hongrois, je sais qu’en cas de besoin, il me sera possible de plier bagage en deux temps trois mouvements, luxe qui rend plus facile le choix de rester. Cela procède plutôt d’une sorte de fierté.
Partir reviendrait à admettre que ce gouvernement a le pouvoir de me faire déménager. Surtout, je sais que ma honte, je l’emporterais avec moi. Je préfère l’affronter en face-à-face. En découdre frontalement, pas depuis une planque à l’étranger. Et puis, comment le formuler, une part de moi m’enjoint de rester, de tenir, de continuer, ici et pas ailleurs car c’est ici que ça se passe, ici que ça se joue, ici qu’éclate et fleurit le déshonneur de l’Europe ; une part de moi qui me susurre que j’ai quelque chose à traverser, ou comprendre, ou écrire dans ce pays, et que partir reviendrait à renoncer à cette mission.
Puisque je reste, autant me rendre utile et organiser la révolution, me direz-vous. Alors oui, mais non. C’est-à-dire que la volonté de révolution me dévore toutefois je suis réaliste, je ne possède pas du tout le profil psychologique. Déjà parce que cela implique du collectif, une révolution, tandis que moi, ce que je préfère dans la vie, c’est passer du temps seule chez moi en pyjama. J’apprécie les gens, mais pas trop souvent. Sans compter l’énergie mentale.
La situation présente, pas seulement l’Ukraine, mais aussi la politique intérieure, dévore nos forces vives. Je ne compte pas les amis qui déclarent, je ne dors plus à cause de la politique. Le pouvoir attaque par rafales, des réformes votées sans consultation aucune se suivent à un rythme effréné. Et les affaires, et l’indépendance de la justice, et les médias, et le massacre des forêts, et les météorologues. Chaque semaine, un nouveau chapitre de notre dystopie nationale ; émouvantes similitudes avec le roman fou que Poutine compose pour la Russie. Se révolter pour tout est humainement impossible ; je demeure concentrée sur ma honte.
J’ai été pendant une fraction de seconde persuadée d’avoir effleuré un secret jaillissant, un trésor, une clef, quelque chose de suprêmement important.
Alors, il faut vivre cette situation. Non pas s’en accommoder, mais trouver, ou du moins chercher, ne jamais cesser de chercher le chemin. Creuser sans relâche le sillon. Dans cette recherche, les textes qu’André Markowicz, poète et traducteur du russe, publie sur sa page Facebook, jouent un rôle essentiel. Tous les deux ou trois jours, un long billet sur la guerre. Si d’aventure il n’écrit pas sur la guerre, il écrit quand même sur la guerre, encore, toujours, obstinément. Je le lis avec passion, fièvre, toxicomanie. Ses textes me soutiennent ; je m’appuie dessus, parfois m’affale. Car lui aussi, j’en ai la conviction, cherche le chemin.
J’ignore si je suis bonne écrivaine, mais je me sais plutôt bonne lectrice. J’ai l’oreille. J’entends le juste, la musique, l’accent. Markowicz, son accent c’est la virgule, son usage de la virgule, cette sorte de souffle, presque un bégaiement, qui serpente, qui slalome, et qui vient paver une voie, construire une place. Lorsque dans ses textes consacrés à la guerre, il rapporte ou commente tel événement, ou discours, ou tournant, pour ma part j’entends, et je suis sûre, vraiment sûre de ne pas être la seule à venir pour ça, à lire sa page Facebook pour m’abreuver à ça, jamais explicitée et pourtant impérieusement présente, une question de vie ou de mort : la question de l’endroit où lui, Markowicz, se positionne dans cette guerre, et comment lui, et donc nous, ses lecteurs, pouvons y survivre psychiquement, pendant que d’autres risquent leur existence physique, réelle, matérielle.
Au mois de juillet, Markowicz a publié un billet consacré à Orée de Françoise Morvan. À la fin de ce poème magnifique, on trouve ce vers totalement magnifique : « Mais jouir de ne plus savoir feindre ». J’ai passé une semaine à lire, chaque jour, ce poème. À pleurer en arrivant au dernier vers, sans savoir pourquoi. À me répéter, cela parle d’un renard floué et de fougères rousses et je n’y comprends rien et pourtant l’Ukraine. Je ne sais comment expliquer. Mais je suis persuadée, et tant pis si je me trompe, que Markowicz aussi pensait à la guerre, que le choix du poème, et le commentaire qu’il en donne, où il est question d’exigence de vérité, quoi qu’il puisse en coûter, constituent une manière de répondre à la guerre.
Quelques jours plus tard, je marchais dans la rue avec ma chienne, qui ignore tout de la guerre – son monde n’est pas exempt de peur et de violence, cependant elle ne peut se représenter la guerre, et cette impossibilité, souvent, me fascine et me repose –, et soudain j’ai songé, Markowicz a tellement raison : la vérité, quoi qu’il puisse en coûter. Dans mon psychisme s’est dessiné un triangle, j’entendais Paul Celan dire « Seules des vraies mains écrivent de vrais poèmes », j’entendais Paul Otchakovsky-Laurens dire « La vérité est une forme », j’entendais Françoise Morvan dire « Mais jouir de ne plus savoir feindre », tous les trois debout à chaque angle d’un triangle en laine écrue dans une clairière, je les voyais, je les admirais, et je marchais toujours dans la rue, et j’ai perçu une sensationnelle fusion entre le trottoir, les pattes de ma chienne, la laisse, ma main et mon cerveau, et j’ai été pendant une fraction de seconde persuadée d’avoir effleuré un secret jaillissant, un trésor, une clef, quelque chose de suprêmement important. Et flop, j’ai perdu le truc.
Hier matin, un avion de chasse est passé au-dessus de mon immeuble. Boucan infernal, chienne qui aboie, et moi pétrifiée le cœur battant dans mon salon : les Russes bombardent Budapest, les Russes bombardent Budapest. Puis je me suis souvenue : Poutine n’attaquerait pas son fidèle larbin. Un tiroir de mon esprit, un minuscule tiroir souterrain s’est doucement ouvert. À l’intérieur, j’ai découvert un douillet soulagement : après tout, la trahison a du bon, puisque notre premier ministre a su s’attirer les bonnes grâces du Kremlin, dans le nid national hongrois je me sens en sécurité.
Certes, le reste de mon psychisme, la commode à laquelle appartenait le tiroir, ainsi que l’intégralité des autres meubles, oui dans ma tête ça ressemble à un grand appartement bordélique, ont été horrifiés. De plus, il se trouve qu’à mon niveau de géopoliticienne de comptoir, je considère au contraire que la Hongrie s’est extrêmement mal positionnée : jouer double jeu revient à s’asseoir sur le siège éjectable traditionnellement réservé aux traîtres et en cas de guerre mondiale, si les deux camps doivent s’accorder pour sacrifier un pays, la Hongrie sera toute désignée. Mais il n’empêche : je me suis surprise en flagrant délit de gratitude, chut c’est un secret mais au fond du fond, qu’on soit potes avec Poutine ne me déplaît pas absolument.
Est-ce que c’est ça, le chemin, la mission, la clef ? D’abord retranscrire fidèlement la honte, dire ça me rend malade d’avoir du sang ukrainien sur les mains, dire j’aurais préféré le froid plutôt que le déshonneur. Il s’agit de la partie moralement confortable, regardez comme je suis une gentille fille, regardez comme mon cœur est pur. Et ensuite, affronter le minuscule tiroir, plonger à l’intérieur, voir la crasse, les cendres, les morts, et avouer : moi aussi j’ai peur, moi aussi je suis lâche. Dire que malgré Boutcha, malgré Marioupol, malgré Krementchouk, je suis capable, putain, oui je suis capable de me réjouir que la Hongrie se soit blottie sous l’aile de Poutine. Cela pour éventuellement, un jour, réussir à me pardonner et à nous pardonner. Je ne sais pas, mais oui, peut-être que c’est ça, jouir de ne plus savoir feindre ? La vérité, quoi qu’il puisse en coûter – la littérature n’a jamais eu d’autre objet.