Les inégalités sociales de santé ont-elles été oubliées durant la crise du Covid ?
La question des inégalités sociales pendant la crise du Covid, et de façon plus spécifique celle de leur prise en compte dans la mise en œuvre des réponses sanitaires face à l’épidémie, fait l’objet d’interrogations fortes. Ces interrogations, si elles ont pu être portées précocement par certains acteurs des politiques publiques eux-mêmes[1], l’ont été aussi, de façon critique, voire polémique, par des chercheurs, des universitaires, ou d’autres acteurs.
À partir d’analyses reposant sur des exemples très spécifiques, ces derniers concluent parfois à une absence globale et généralisée de prise en compte des inégalités de santé dans la gestion de la crise : ces conclusions souvent assénées comme une vérité universelle sont contestables. Elles ne reflètent que partiellement la réalité et ne rendent pas justice à ces acteurs de la crise qui se sont quotidiennement battus, conscients que les inégalités sociales de santé préexistantes présentaient un très fort risque d’être exacerbées dans cette période de crise. Surtout elles affaiblissent la capacité collective à tirer les leçons de cette crise sanitaire et à dégager des orientations pour l’avenir en matière de réduction des inégalités sociales de santé.
C’est pourquoi, afin de mettre en évidence une réalité plus nuancée et complexe de l’action publique, il est proposé ici, à partir de la démarche menée en Île-de-France, de discuter la construction et la mise en œuvre des stratégies spécifiques qui ont visé la réduction des inégalités de santé, d’en analyser les lignes structurantes et les limites, et d’en tirer quelques conclusions pour les pratiques en santé publique. On centrera l’analyse sur l’action menée par l’Agence régionale de santé (ARS), considérée comme l’instance pivot d’impulsion régionale de l’action publique face à l’épidémie.
Pour faire un bilan factuel de cette politique régionale, il a fallu avant tout repérer les éléments disponibles : documents, protocoles, interventions, statistiques de résultats, etc. Ils permettent de tracer l’action publique dans le champ des inégalités de santé : des documents protocolisés (« doctrines », recommandations…) et des communications formelles (communiqués de presse, déclarations) ou informelles (réseaux sociaux) ont été émis, le plus souvent rendus publics sur le site de l’Agence. L’analyse de ces interventions, dont une chronologie résumée a été récemment publiée au congrès de l’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé à Montréal[2], permet d’en dégager certaines tendances.
On identifie quatre grands temps dans la prise en compte des inégalités, qui ont en commun un pilotage fort, et une préoccupation rapidement formalisée de la vulnérabilité de certaines catégories sociales.
Lors de l’émergence de l’épidémie, la préoccupation essentielle a d’abord été de mener de front une prévention ciblée autour de la communauté chinoise, et la lutte contre tout risque de discrimination à son encontre.
La démarche stratégique s’est ensuite rapidement portée (février-mars 2020) sur la protection des personnes les plus précaires (personnes à la rue…) ou à risque d’exposition maximale (personnes en hébergement collectif, personnes détenues…).
La prise en compte du gradient social (phénomène selon lequel plus un individu occupe une position socio-économique défavorable, plus il est en mauvaise santé, ndlr), déjà présente en début d’épidémie, s’est concrétisée de façon structurée dans un troisième temps, en fin du premier confinement, et à l’occasion du constat d’une surmortalité majeure dans les territoires populaires. Il est important de noter que ce dernier constat découlait initialement d’une enquête, la première en France, commandée en urgence par l’ARS à l’Observatoire régional de la santé[3], qui avait eu l’intuition précoce que le tribut de l’épidémie pèserait lourd dans les catégories sociales les plus défavorisées et tout particulièrement chez les populations les plus pauvres.
Enfin, à compter du début de l’été 2020, la stratégie a visé à la fois la réduction du sur-risque pour les groupes les plus précaires, et la prise en compte des déterminants sociaux d’inégalités. On rappelle que la protection des plus défavorisés et des personnes en exclusion d’une part, l’approche du gradient social de santé et du rôle des déterminants sociaux d’autre part, relèvent de démarches de santé publique différentes, et que la spécification de ces deux démarches est, en France, un enjeu bien connu.
La volonté a été à la fois d’outiller la lutte contre les inégalités et de ne pas l’enclaver.
Les sources d’informations citées ci-dessus permettent ensuite de classer les actions en trois niveaux : une approche politique, une démarche d’alliances stratégiques, et une démarche de production opérationnelle de dispositifs ou de matériels.
De façon plus spécifique, l’approche politique (niveau 1) a été incarnée par les interventions régulières et insistantes du Directeur général et de ses collaborateurs directs sur la nécessité d’une approche « socialement non homogène ».
La démarche d’alliances stratégiques (niveau 2) s’est matérialisée par des réunions plurihebdomadaires avec les associations œuvrant dans le champ de l’hébergement social et de la précarité, par la définition de protocoles de mise à l’abri, par des modifications profondes en milieu pénitentiaire, puis par la mise en place d’un vaste programme de santé communautaire, incluant des formations (1 823 militants associatifs ou coordonnateurs de contrats locaux de santé formés à l’intervention en prévention du Covid), les financements d’associations de proximité et le lancement d’un bulletin hebdomadaire en direction des acteurs de terrain qui a atteint 1 360 abonnés avant de se transformer en une publication permanente qui perdure au-delà de la crise sanitaire. Enfin, l’organisation de la campagne de vaccination a mobilisé et associé de façon inédite de nombreux leaders de communautés.
Les actions opérationnelles (niveau 3) relatives aux inégalités ne peuvent pas être toutes listées. Mais on doit quand même citer, pour leur valeur démonstrative et factuelle, le lancement très précoce d’équipes mobiles « précarité » (de dépistage, puis de vaccination), gérées par l’Agence ou déléguées à des associations, collectivités, ou professionnels de santé ; la mise en place de centres d’hébergement pour personnes porteuses du virus, ainsi que d’un système de transports – 3 100 personnes en ont bénéficié ; la réalisation d’un guide « confinement et habitat dégradé » ; la mise en place de barnums de dépistages dans les quartiers populaires ; l’opération de dépistage dans les 32 « communes populaires » ; l’édition de matériels multilingues, ou coproduits avec les bailleurs sociaux ; la sur-dotation en vaccins des territoires défavorisés, et la réservation de doses pour les équipes d’aller-vers ; une vaste opération d’appels téléphoniques des personnes isolées conduites par l’Assurance maladie, notamment en Seine-Saint-Denis, avec un centre dédié, ou le soutien à de nombreuses actions locales[4] ; la mise en place d’un système important de soutien psychologique aux personnes…
Si les éléments de bilan cités ci-dessus parlent d’eux-mêmes, une observation plus détaillée montre que des acteurs auparavant peu engagés dans la collaboration avec l’ARS ont joué un rôle parfois décisif (bailleurs sociaux, communautés, autorités religieuses, de façon plus ponctuelle syndicats de salariés…) : cette stratégie de mobilisation communautaire est venue élargir, autour de certains déterminants sociaux, un travail partagé, préexistant de façon plus nette dans le domaine de l’hébergement des groupes en difficultés. Enfin, les acteurs considèrent que le déploiement – majeur, contrairement à certaines assertions – des actions opérationnelles, n’a été rendu possible que par la précocité et la puissance du portage politique par la Direction générale de l’ARS (niveau 1), portage qui a lui-même facilité la stratégie de coalition (niveau 2).
Cependant, ces trois niveaux visibles n’épuisent pas les modalités de « prise » sur les inégalités. D’une part, la reconfiguration interne de crise de l’Agence, fin février 2020, est en elle-même porteuse de sens : une direction (la Direction de la santé publique) s’est vue dédiée entièrement à la démarche en direction des personnes en précarité – et dotée de renforts à cet effet ; dans le même temps, la prise de décision en cellule de crise incluait quasi systématiquement une évaluation rapide de la déclinaison des actions sur les groupes sociaux moins favorisés. On peut donc considérer que la volonté a été à la fois d’outiller la lutte contre les inégalités et de ne pas l’enclaver.
Si ces efforts témoignent d’une volonté précoce de protéger les personnes les plus défavorisées, les résultats sont fragmentaires.
Un ensemble de décisions dans la gestion quotidienne de la crise a été mis en place. C’est par la forte régulation des lits de réanimation que les habitants de Seine-Saint-Denis ont eu le même accès à ces services que ceux de Paris ou des Hauts-de-Seine, alors que la densité de ces lits y est bien plus faible. Face à la faible disponibilité initiale des tests, il a été décidé de considérer que la précarité était un critère de gravité parmi les critères cliniques, justifiant l’utilisation prioritaire de ces tests. Il a été demandé aux établissements de santé de maintenir dans tous les cas les moyens des services en direction des personnes défavorisées (permanences d’accès aux soins notamment), ainsi que l’accès à l’interruption volontaire de grossesse[5].
La décision précoce de l’Agence de mettre à disposition des élu·es et des francilien·nes l’ensemble des données dès leur stabilisation s’inscrivait non seulement dans une volonté de transparence, mais aussi dans une logique de « rendre visible » l’ampleur des inégalités, et donc incontournable l’action en ce domaine. L’Observatoire régional de la santé a de son côté développé une série d’études et d’analyses en temps direct dont, rappelons-le, la première consacrée à la surmortalité en Seine-Saint-Denis.
Si ces efforts témoignent d’une volonté précoce, à la fois institutionnelle et concrète, de protéger les personnes les plus défavorisées, puis, rapidement, de prendre en compte les gradients sociaux, les résultats sont fragmentaires, parfois incertains, ou trop tardifs. Bien que les données spécifiques soient parcellaires, il ne semble pas que la surmortalité au sein des personnes hébergées ait été majeure, et on sait qu’elle ne l’a pas été chez les personnes détenues, à la différence d’autres pays. Mais le constat d’une mortalité d’autant plus importante que le territoire est socialement défavorisé[6], tout comme les gradients ultérieurs dans la vaccination, sont des données extrêmement violentes, et ce même si ce type d’écarts préexistait à la crise. Ces gradients se sont ensuite possiblement estompés[7] mais sont considérés comme la grande « gifle » reçue au long de l’action contre l’épidémie[8].
C’est pourquoi il faut revenir sur certaines difficultés à laquelle l’action publique en direction des inégalités sociales de santé s’est heurtée.
La fulgurance de la crise, aggravée par la première phase de confinement, a désorganisé certains réseaux de santé publique : de nombreux coordinateurs CLS (contrat local de santé) ont ainsi vu leur rôle s’effacer, jusqu’à l’automne 2020 où l’Agence a mis en place des webinaires spécifiques, puis a demandé au centre de ressources Promosanté la réalisation d’un guide ad hoc9]. De même, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur des contraintes logistiques (faible disponibilité initiale des tests et des masques, puis implantation de congélateurs très spécifiques, et nécessité de ne pas perdre de doses de vaccins) ; ces contraintes ont conduit à des choix, notamment sur la gestion des rendez-vous de vaccination, se révélant à fort impact. Ces exemples montrent que la prise en compte des inégalités sociales dans la gestion opérationnelle de crise reste un chantier majeur.
La mobilisation des acteurs dans les coalitions proposées en première phase a été inégale. La mise en place initiale des équipes mobiles de dépistage par l’Agence s’est appuyée sur des dizaines de professionnels volontaires issus de la santé scolaire, de l’Assurance maladie, ou de structures de prévention, et d’une logistique du Conseil régional. Les grandes associations de l’hébergement d’urgence ou social se sont engagées dès les premiers jours de l’épidémie, de leurs directions générales aux intervenants de terrain, et leur rôle aux côtés de l’Agence et de la préfecture de région aura été décisif. Mais parmi certaines associations, notamment humanitaires, l’âge souvent élevé des bénévoles s’est révélé un frein à l’action, y compris parmi celles bénéficiant de financements anciens de l’Agence. Les collectivités locales – et leurs élu·es – ont joué un rôle majeur, à tous les stades de l’épidémie, et ce tout particulièrement dans les territoires les plus confrontés aux difficultés sociales. Mais le principe d’une régulation régionale en faveur des populations et territoires les plus défavorisés n’a pas toujours fait consensus.
De façon plus signifiante, il faut identifier deux éléments d’ordre méthodologique.
Lors de la phase du premier confinement, de nombreuses structures de « défense solidaire contre l’épidémie » (portage de repas, visites, soutien, etc.) ont émergé spontanément dans les quartiers populaires. Or l’Agence n’a pas su créer la jonction entre ces démarches et sa propre action. Il y a là un savoir-faire que l’institution et ses partenaires doivent acquérir, aussi bien en vue de futures crises que dans une bascule de la pratique quotidienne en santé publique.
Surtout, la prise en compte des déterminants de santé dans l’action publique s’est heurtée à la faiblesse des connaissances, et/ou du transfert de ces connaissances dans la compréhension des leviers d’action en situation réelle. Trois exemples illustrent cette difficulté : lorsque les interventions de prévention se sont confrontées au lien entre habitat dégradé ou surpeuplé et épidémie, la rédaction du guide « confinement et habitat dégradé[10] » s’est réalisée sans appui scientifique disponible. Quand, de façon précoce, la question du rôle des discriminations raciales ou territoriales dans le développement de l’épidémie ou les hésitations vaccinales a émergé, peu ou pas d’approches de recherche interventionnelle sont venues étayer les stratégies d’action publique. Il en est allé de même face au constat de crainte du dépistage liée à la crainte de perte d’emploi chez des travailleurs fragiles.
Cette fragilité dans la disponibilité des connaissances en situation de crise peut s’expliquer ponctuellement : très peu de professionnels issus d’équipes universitaires ou de recherche non hospitalière se sont portés volontaires auprès de l’Agence ou d’autres intervenants publics pour contribuer ne serait-ce qu’à la mise en place d’actions concrètes, ni d’équipes pour aider à l’élucidation de mécanismes d’inégalités. Il en est résulté un éloignement entre acteurs, dont le coût n’est pas négligeable.
Mais cet éloignement s’inscrit dans une tradition plus ancienne, et qu’il faut désormais inverser. D’une part, les connaissances en matière d’inégalités de santé sont souvent produites sans préoccupation ni de leur transférabilité vers l’action publique, ni de leur adaptation aux questionnements propres à cette action publique. Or, la question n’est plus d’énoncer les inégalités, mais de comprendre de façon plus fine comment s’y attaquer en situation concrète. Et cela passe non par la multiplication de postures surplombantes ou d’injonctions théoriques, mais par le développement d’une recherche interventionnelle interagissant avec la politique publique, et le développement de stratégies de transfert des données probantes.
Au total, les inégalités sociales n’ont été ni un « point aveugle » de l’action publique durant la crise, ni un impensé, et cette crise ne représente pas une occasion manquée. La crise a montré que face aux inégalités de santé, l’action publique devait se construire en tension entre deux logiques : une logique de régulation puissante des moyens de soins et de prévention qui tienne compte des écarts territoriaux, en les explicitant ; et une logique d’alliance et de coalition, intégrant professionnels de santé, société civile, acteurs des politiques, habitants, s’articulant autour des grands déterminants.
En Île-de-France du moins, la crise du Covid a été à la fois un moment vécu comme terrifiant, d’accélération de la prise de conscience de ces inégalités, de la traduction dans les corps et dans les esprits de la pauvreté, du racisme, des discriminations, du mal-logement ou du mal emploi ; et une occasion sans précédent de convergence, d’engagement institutionnel et individuel, de dépassement des contradictions, d’innovation et de transformation des pratiques.
Nier cette situation, faire l’impasse sur ces acquis – parfois du fait que l’on n’y a pas contribué soi-même – est blessant pour des professionnels, publics, libéraux ou associatifs, qui se sont jetés dans ce combat. Mais ce serait aussi passer à côté d’avancées désormais possibles en santé publique : formes nouvelles de santé communautaire, perspectives de réduction des écarts sociaux de santé, et nécessité de créer davantage de passerelles avec le monde universitaire et de la recherche dans le domaine de la recherche interventionnelle.