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Liberté éthique ou liberté métaphysique ?

Philosophe

Brandie en étendard, choyée comme valeur cardinale de l’Occident, la liberté est aujourd’hui considérée comme le socle de toute conduite éthique. Et pourtant, comment conclure au libre-arbitre alors que l’enchaînement des causes et des conséquences semble accréditer le déterminisme le plus total ? Depuis saint Augustin, toute action est jugée digne d’éloges ou de blâmes seulement si nous avons la capacité d’agir autrement, donc potentiellement mal. En remontant le fil jusqu’à Aristote, la liberté apparaît différemment : ce n’est pas le libre-arbitre qui fonde la moralité de nos actions, mais l’inverse.

L’éthique a-t-elle besoin d’un fondement métaphysique ?

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C’est ce que les philosophes ont soutenu pendant près de 1 300 ans, entre Boèce (mort en 524) et Kant. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin affirme que, s’il n’existe pas de libre arbitre, c’est toute l’éthique qui s’effondre ; en effet, toute philosophie morale suppose une évaluation de notre mérite ou démérite, donc de notre responsabilité, et si nous n’avons pas eu la capacité d’agir autrement, sans libre arbitre, nous ne sommes pas responsables de nos actions. Kant, en proclamant dans la Critique de la Raison Pratique que la liberté est un postulat de la raison pratique, ne dit pas autre chose.

Et pourtant, le concept de libre arbitre nous conduit dans une contradiction, que Kant lui-même a décrite dans la Critique de la Raison Pure : soit nous maintenons le principe de raison suffisante (il n’y a pas d’effet sans une cause ou raison qui suffit à l’expliquer), soit nous devons admettre que la liberté de l’homme fait exception à ce principe de déterminisme universel. La question devient alors : comment admettre une action libre, une capacité d’agir autrement, si l’on admet que tous les phénomènes sont soumis à une causalité nécessaire ?

Telle est l’aporie sur laquelle nous avons longtemps vécu. La métaphysique antique et médiévale a construit notre problématique. Elle n’a d’ailleurs n’a pas simplement fondé les analyses philosophiques ; sans que nous en ayons conscience, elle se retrouve dans certaines de nos représentations les plus courantes, et même dans nos langues. Il n’est pas anodin que le concept de « libre arbitre » se dise en anglais free will : c’est déjà supposer que la liberté réside dans la volonté. Cela veut dire que nos langues véhiculent une certaine interprétation du problème : ici, en l’occurrence, placer la liberté dans la volonté, et éliminer les explications alternatives.

Mais est-ce bien ainsi qu’il faut poser le problème ? Sommes-nous condamnés à répéter éternellement les mêmes positions ? Si la question n’a pas avancé depuis 1 500 ans, c’est sans doute qu’elle était mal posée.

L’objet de ma Généalogie de la liberté n’est pas de proposer un concept de liberté de plus, mais de comprendre son essence. En entreprenant cette enquête, il s’agit de montrer que cette interprétation métaphysique de la liberté ne va pas de soi. De voir comment elle s’est construite progressivement dans l’histoire, de manière fragile et contingente. C’est un artefact philosophique, le résultat d’une longue construction historique.

Pour cela, il faut remonter jusqu’à un soubassement enfoui, jusqu’à la partie immergée de l’iceberg. L’origine des concepts fondamentaux de la philosophie morale remonte à Aristote, et en particulier à son Éthique à Nicomaque. Il fallait donc explorer ce continent englouti, mal connu parce qu’il est trop connu, et parce qu’il est recouvert par des siècles de lecture déformante. La raison pour laquelle la philosophie contemporaine cherche à fonder la responsabilité sur le libre arbitre, c’est qu’elle pense qu’une action n’est digne d’éloges ou de blâmes que si nous avions la capacité d’agir autrement. Mais précisément, chez Aristote, il est possible de définir le domaine des actions dont nous devons répondre sans faire intervenir le concept de libre arbitre.

Pour Aristote, est digne d’éloges ou de blâme une action commise « de plein gré », ce qui n’implique aucune liberté métaphysique, mais simplement que l’action est faite sans contrainte (personne ne tient le bras de l’agent), et en toute connaissance des facteurs pertinents (à la différence d’Œdipe, qui croit se battre contre un inconnu, mais qui est parricide). L’agent doit avoir la maîtrise de ses actes, mais la possibilité d’agir autrement n’entre pas en ligne de compte. C’est d’ailleurs pourquoi, chez Aristote, l’homme de bien (qui vit en « homme libre ») est celui qui agit de manière constante et rationnelle, tandis que la fluctuation et l’irrationnalité dans les choix caractérise le comportement des esclaves. La liberté éthique n’exige pas une liberté métaphysique.

À cette analyse immanente à l’éthique, le concept de libre arbitre ajoute le pouvoir de faire autrement, donc la contingence de l’action, et l’existence de possibilités alternatives. Et c’est Alexandre d’Aphrodise (mort vers 215), le célèbre commentateur d’Aristote, qui est le premier à introduire ce concept métaphysique pour interpréter la théorie aristotélicienne de l’action.

Contrairement à ce que soutiennent les stoïciens, dans un état de fait donné, et quelle que soit la conjoncture, un agent doit avoir la possibilité de faire une chose ou son contraire, d’agir ou de ne pas agir. La responsabilité morale est devenue indissociable du problème de la contingence et du déterminisme. Alexandre construit alors une matrice de concepts encore discutés aujourd’hui : distinction entre nature et volonté, automotion de notre principe de décision, déclenchement sans cause, gratuité du choix. Tel est le socle invisible mais fondamental sur lequel s’appuient aussi bien les philosophies médiévales que la réflexion moderne, même quand elle se croit révolutionnaire.

Dans les Confessions, Augustin décrit sa difficulté à se convertir comme une impuissance à vouloir ce qui pourtant lui semble bon.

La liberté doit désormais se penser, non plus seulement par rapport à des contraintes physiques, mais aussi par rapport à des déterminismes intérieurs (les émotions et les représentations de l’agent). Pour que je sois libre, il me faut être capable de donner ou non mon assentiment aux actions qui me sont suggérées par ma pensée.

Par conséquent, outre ce socle aristotélicien, cette Généalogie de la liberté suit la manière dont se répercute la première élaboration philosophique du libre arbitre. Ici, la pensée de saint Augustin est tout à fait essentielle, parce qu’Augustin est à la fois un penseur qui affirme l’existence du libre arbitre de la volonté (il est le premier auteur d’un Traité du libre arbitre), et un penseur qui médite son impuissance : dans les Confessions, il décrit sa difficulté à se convertir comme une impuissance à vouloir ce qui pourtant lui semble bon.

D’une part, pour que l’homme soit responsable du mal, il faut qu’il ait une volonté libre, tournée vers le bien, mais aussi capable du mal, donc ambivalente. Mais d’autre part, nous sommes entraînés par ce qui nous apparaît le plus désirable : partagée entre la force de la convoitise et la révélation du bien, notre volonté ne parvient plus à le vouloir, et c’est pourquoi ne parvenons plus à le faire. Avec ces deux thèses contraires, Augustin pose donc les deux bornes extrêmes de la pensée occidentale : d’un côté, « vouloir, c’est pouvoir » ; de l’autre, « vouloir, c’est ne pas pouvoir ». Toute la pensée médiévale et moderne se meut entre ces deux thèses, s’efforçant tantôt d’en privilégier une plutôt que l’autre, tantôt de les réconcilier.

Le second commencement de l’éthique de la liberté se produit au XIIIe siècle, à partir de la traduction latine de la philosophie naturelle et de la Métaphysique d’Aristote. Les scolastiques redécouvrent là toute une réflexion qui n’avait rien à voir avec la théorie du libre arbitre, mais qu’ils ont soit considérée comme un repoussoir, soit assimilée au sein de leur théorie générale de l’action.

Pourtant, c’était un gros morceau à avaler : pour Aristote, ce sont donc nos désirs et nos représentations qui orientent notre action. Que notre comportement soit nécessaire, compte tenu de nos désirs et de notre raison, ne constituait pas nécessairement un problème pour lui. La spontanéité de l’action (« ce qui dépend de nous »), n’avait pas pour contraire le déterminisme (la nécessité), mais la contrainte (le mouvement déclenché par un autre). Que notre action ait un motif ne signifiait pas qu’elle cessât d’être éthiquement pertinente.

Outre ce point, Aristote contribue puissamment à structurer la doctrine de la liberté, parce qu’il distingue entre les puissances naturelles et les puissances associées au langage. La nature tend vers un unique accomplissement, tandis que l’action humaine (qui se déploie dans le domaine du langage et de la signifiance) est capable de produire les contraires : la plante pousse vers la lumière ; mais par son art, le médecin peut guérir ou achever le malade. C’est donc déjà chez Aristote que s’enracine la considération d’une capacité des contraires (guérir ou achever) et des contradictoires (agir et ne pas agir), qui deviendra au XIIIe siècle la liberté d’indifférence. Descartes lui donne ses lettres de noblesse, mais le concept vient de bien plus loin que lui. D’Augustin à Descartes, en passant par le Moyen-Âge, une structure scolastique de l’éthique se détache, qui orchestre différentes formes d’accord et de désaccord entre Aristote et Augustin.

Afin de poser correctement la question, il fallait donc faire apparaître tout l’impensé des théories du libre arbitre. Il se pourrait en effet que l’éthique n’ait pas besoin d’un fondement métaphysique. L’éthique trouve en elle-même son propre fondement. Nous retrouvons ainsi ce qu’Aristote appelait le comportement de l’homme libre, l’orientation vers le meilleur : car ce n’est pas le libre arbitre qui est la condition de la moralité de nos actions, c’est l’éthique qui oriente notre action et la rend libre.

Mais si l’éthique ne repose plus sur une métaphysique, il faut la repenser de fond en comble.

 

NDLR : Olivier Boulnois a récemment publié Généalogie de la liberté aux éditions du Seuil.


Olivier Boulnois

Philosophe, Directeur d'études à l'EPHE

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