Hommage

Bruno Latour : une mort à contre-temps, une œuvre pour l’avenir

Philosophe

Bruno Latour est mort, et cette mort, par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire, paraît à contre-temps tant elle arrive au moment même où ce grand penseur connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays en particulier, la France, lui avait longtemps refusée. Elle arrive surtout au moment où nous avions le plus besoin de lui, et où nous en avions pris conscience.

Il n’y a jamais de bon moment pour mourir, certes. Mais la mort de Bruno Latour est une des plus inopportunes, des plus intempestives, qui soit, une de celles qui se trouve avec son temps dans le rapport le plus contrarié qu’on puisse imaginer, une mort décidément à contre-temps. Untimely.

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D’abord par la manière dont elle est venue dans sa vie, dans nos vies. Il a beau l’avoir anticipée depuis plusieurs années, y avoir préparé les très nombreuses personnes (dont je faisais partie) pour qui il comptait personnellement – et je n’ai jamais vu quiconque mettre tant de soin et d’attention à adoucir sa propre mort à celles et ceux qu’il laissait –, il avait témoigné ces dernières années d’une capacité si étonnante à la tromper, cette mort, porté qu’il semblait être par une joie si vive de penser, un désir si intense d’infléchir autant qu’il le pouvait le cours du monde, que la mort même semblait reculer étonnée (beaucoup se souviendront de ces conversations, de ces conférences, de ces entretiens, où la joie de travailler un problème commun l’animait au point qu’il semblait oublier la maladie et la douleur, le désir de penser se confondant sous nos yeux bouleversés avec la vitalité même), il avait réussi à faire mentir déjà à tant de reprises les plus sombres pronostics médicaux, que nous avions fini par ne plus y croire qu’à moitié, de sorte que cette mort est arrivée finalement un peu par surprise. Comme, sans doute, il faut que la mort arrive : malgré tout.

Mais cette mort paraît surtout à contre-temps par la manière dont elle s’inscrit dans l’histoire tout court, dans l’histoire collective. Car elle arrive au moment même où Latour connaissait enfin la consécration qu’il avait méritée, et que son pays en particulier, la France, lui avait longtemps refusée. Elle arrive surtout au moment où nous avions le plus besoin de lui, et où nous en avions pris conscience. J’ai pu écrire que nous étions entrés désormais dans un « moment latourien », que cet adjectif, « lat


[1] Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le virus, Bruno Latour expliqué par l’actualité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.

[2] Voir notamment Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

[3] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

[4] Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire, La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.

[5] Il donnera une synthèse de son travail sur les sciences et les techniques vues comme pratiques dans La Science en action, Paris, La Découverte, 1989.

[6] Pour une description par Davi Kopenawa, de ces pratiques, voir le livre co-écrit avec Bruce Albert, La Chûte du ciel, Paris, Plon, 2011.

[7] C’est l’enjeu du livre déjà cité Enquête sur les modes d’existence, et du texte écrit avec Isabelle Stengers en préface au livre d’Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 2009.

[8] « Les idéologies de la compétence en milieu industriel à Abidjan » (1974), téléchargeable ici http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/02-IDEOLOGIES-DE-COMPETENCE-FR.pdf

[9] Sur cette notion de « décolonisation permanente de la pensée » comme manière de caractériser l’anthropologie, voir l’œuvre d’Eduardo Viveiros de Castro, sœur de celle de Latour par bien des traits, et en particulier sur son livre, Métaphysiques cannibales (Paris, PUF, 2009).

[10] Nous n’avons jamais été modernes, op. cit., pp. 17-18.

[11] Voir sur ce point son livre Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, où il propose son interprétation du terme introduit par James Lovelock et Lynn Margulis.

[12] Il développe cette idée en particulier dans Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

[13] Voir le livre récemment paru de Dipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age (Chicago University Press, 2021). Pour une introduction en français, voir Jeanne Etelain

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Notes

[1] Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le virus, Bruno Latour expliqué par l’actualité, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2021.

[2] Voir notamment Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1991.

[3] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.

[4] Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire, La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988.

[5] Il donnera une synthèse de son travail sur les sciences et les techniques vues comme pratiques dans La Science en action, Paris, La Découverte, 1989.

[6] Pour une description par Davi Kopenawa, de ces pratiques, voir le livre co-écrit avec Bruce Albert, La Chûte du ciel, Paris, Plon, 2011.

[7] C’est l’enjeu du livre déjà cité Enquête sur les modes d’existence, et du texte écrit avec Isabelle Stengers en préface au livre d’Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, PUF, 2009.

[8] « Les idéologies de la compétence en milieu industriel à Abidjan » (1974), téléchargeable ici http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/02-IDEOLOGIES-DE-COMPETENCE-FR.pdf

[9] Sur cette notion de « décolonisation permanente de la pensée » comme manière de caractériser l’anthropologie, voir l’œuvre d’Eduardo Viveiros de Castro, sœur de celle de Latour par bien des traits, et en particulier sur son livre, Métaphysiques cannibales (Paris, PUF, 2009).

[10] Nous n’avons jamais été modernes, op. cit., pp. 17-18.

[11] Voir sur ce point son livre Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, où il propose son interprétation du terme introduit par James Lovelock et Lynn Margulis.

[12] Il développe cette idée en particulier dans Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

[13] Voir le livre récemment paru de Dipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age (Chicago University Press, 2021). Pour une introduction en français, voir Jeanne Etelain