Radicalité ou modération, travail ou assistance : où est la gauche ?
Le discours sur les « valeurs républicaines » obstinément véhiculé par certains membres du gouvernement actuel et des gouvernements du précédent quinquennat provoque d’étranges regroupements politiques qui conduisent à s’interroger sur le sens des notions de droite et de gauche mais aussi, plus largement, sur la notion de radicalité dont une partie de la gauche est aujourd’hui accusée.
L’histoire d’une vision conservatrice contre l’égalité
Historiquement, la droite conservatrice française n’a jamais varié depuis le début du XIXe siècle. Sauf peut-être au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en donnant son adhésion contrainte au programme du Conseil national de la Résistance, elle n’a jamais voulu reconnaître la moindre fissure dans l’idée que le peuple ne peut être considéré que comme une entité homogène d’où les différences seraient expulsées.
La droite n’a jamais transigé avec l’idée que, hors l’égalité des droits la plus formelle, la notion même d’égalité n’avait aucune signification et, sur ce chapitre, son discours est bien connu. Pour elle, vouloir une égalité plus que formelle, c’est vouloir que les uns soient mis au service des autres, c’est prôner une forme de servitude, c’est confondre la liberté avec l’égalité, le droit de faire avec le pouvoir de faire.
La république garantit la liberté ou le droit de faire mais elle ne saurait garantir à chacun l’absurde droit de réussir. Si certains ont le pouvoir effectif de faire ce qu’ils ont le droit de faire, ils le doivent à leurs mérites personnels et à leur travail, mais il n’appartient certainement pas à l’État de compenser ces différences naturelles et inévitables entre les individus. Non seulement ce n’est pas sa fonction, mais il contredirait la liberté autant que l’égalité en contraignant les uns à subventionner les difficultés ou les échecs des autres.
Ce discours appelle deux observations.
La première est qu’il était plausible dans le moment révolutionnaire français, lorsque l’égalité des droits, la protection d’une propriété privée définie comme pouvoir absolu d’exclure et la liberté des échanges pouvaient apparaître – conjointement avec le marché qu’elles rendent possible – comme la voie de l’affranchissement des individus, enfin délivrés des attaches et servitudes personnelles et corporatives qui caractérisaient l’ancien régime.
La seconde est qu’avec la transformation de l’économie marchande en économie capitaliste, ce discours a perdu en plausibilité. L’essor du salariat a donné naissance à une classe d’hommes et de femmes qui ne disposent que de la vente de leur capacité de travail pour subsister et qui sont par là dépendants de ceux qui souhaitent – ou qui ne souhaitent pas – employer cette capacité et la rémunérer. Pour cette classe, la création publique des moyens d’indépendance que sont les droits sociaux devenait nécessaire à la garantie de la non-domination, de la possibilité de mener une existence qui ne soit pas vulnérable au pouvoir arbitraire d’un employeur.
Bon gré mal gré, les conservateurs français ont accepté, avec des réticences qui ne se sont jamais démenties, la mise en place de ces mécanismes de garantie publique de l’indépendance pour les exclus de la propriété : l’éducation publique gratuite, le droit du travail, les libertés syndicales, la négociation collective, les mécanismes de financement des retraites par répartition, l’impôt progressif, l’accès aux soins médicaux comme un droit indépendant de la capacité des individus à en acquitter le coût.
Ces conservateurs ont cependant toujours pensé que ces innovations étaient des concessions qu’ils étaient contraints d’accepter mais qui constituaient autant d’entorses aux principes d’égalité des droits, de liberté des échanges et de protection de la propriété qui, à leurs yeux, constituent la définition essentielle d’un régime politique légitime. En 1848, ces réticences se sont ouvertement exprimées lors de la discussion sur la possibilité d’introduire un droit au travail dans le projet de constitution de ce qui allait devenir la IIe République (1848-1851).
Thiers, Tocqueville et d’autres ont alors affirmé qu’une telle possibilité – qui exigeait que l’État impose les fortunes pour financer le droit à un travail et à un revenu pour les exclus de la propriété – entrait en contradiction avec les principes fondateurs de la Révolution française que sont l’égalité des droits et le refus de toute législation tendant à favoriser une classe ou un groupe social quelconque, à tenter de compenser la situation défavorable dans laquelle ils pourraient se trouver dans les échanges et dans la répartition de la propriété, ou même à leur garantir un emploi ou un niveau de revenu donné.
Un raidissement républicain au nom de l’universalisme
Le fond de cette représentation conservatrice affirme qu’il est impossible de progresser vers l’égalité réelle sans mettre en cause à la fois l’égalité formelle des droits et la liberté des individus. C’est le thème constant de ceux qui attaquent la discrimination positive et les luttes pour la reconnaissance des différences au nom de l’universalisme. Mais c’est aussi le thème constant de ceux qui attaquent les droits sociaux, les allocations versées aux chômeurs, un droit du travail trop protecteur, et les gaspillages qu’entraînent à leurs yeux un accès gratuit aux soins et peut-être aussi à l’éducation.
À leurs yeux, tous ces dispositifs sont des accrocs à la tunique sans coutures de l’égalité des droits qui caractérise ou devrait caractériser la République. Le seul principe qui vaille est que chacun soit doté d’atouts juridiques identiques et assume les résultats auxquels il parvient en les utilisant. Seul pourrait se justifier une sorte de minimum, un filet de sécurité qui assiste les plus faibles – sans qu’il s’agisse d’un droit – et qui protège en même temps contre les risques de l’explosion sociale.
L’ancienne gauche a aujourd’hui rejoint les conservateurs dans cette idée que le désir d’égalité réelle risque de se traduire par le sacrifice de l’égalité des droits et tourner à la dictature des minorités. C’est ce qui l’a conduit à rejoindre la droite conservatrice sur nombre de questions qui traversent la société française et à adopter une position de raidissement « républicain » sur ces questions.
Ainsi, cette nouvelle coalition condamne la volonté de faire reculer le racisme et la discrimination lorsque celle-ci conduit à vouloir interdire à des étudiants de représenter Les Suppliantes d’Eschyle comme ils croient devoir le faire, c’est-à-dire en noircissant le visage d’acteurs blancs, pratique qui a pourtant des connotations ouvertement racistes.
De même, elle s’inquiète de ce que la volonté de permettre aux femmes d’accéder à une égalité plus que nominale, en particulier à une égalité salariale, au pouvoir effectif de fréquenter sans risque tous les lieux publics de leur choix, de ne plus subir d’insultes, de remarques ou d’humiliations, puisse conduire à censurer des propos qui devraient relever du droit égal à exprimer une opinion et à pénaliser des conduites qui, pour elle, témoignent seulement de rapports ordinaires entre hommes et femmes.
Elle considère avec suspicion la volonté d’effacer les stigmates de la domination coloniale pour rétablir une certaine égalité entre anciens colonisateurs et anciens colonisés lorsque celle-ci conduit à exiger le retrait de l’espace public de statues, d’effigies ou d’autres symboles de la vertu et des réalisations de grands personnages qui n’ont pas été irréprochables en matière de racisme et de violations des droits de l’homme. Elle pense que cette réécriture obligée de l’histoire est une forme de violence tyrannique émanant d’une minorité qui, au nom de l’égalité, remet en causes les fondements de la solidarité nationale et d’une histoire partagée.
Et enfin, elle voit la volonté de conférer à des minorités religieuses le droit d’exprimer leurs croyances dans l’espace public à l’égal de ce que font les membres de la religion majoritaire – et d’alléger ainsi le poids que fait peser sur les trajectoires individuelles la discrimination dont ces minorités sont l’objet – comme une manière de laisser les plus extrémistes opprimer les membres de ces minorités qui n’aspirent qu’à se libérer de cette tutelle et de cet enfermement dans des préjugés qui nuisent à leur émancipation.
Un besoin légitime de reconnaissance
Le paradoxe est bien là. Le débat public tend à présenter les aspirations à l’émancipation – dont il est certes vrai que les formes peuvent parfois être outrancières – comme des entorses à l’égalité et à la liberté. Il permet ainsi aux conservateurs de se poser en défenseurs des principes républicains, alors qu’ils s’efforcent de déconstruire les dispositifs institutionnels qui ont permis, après la seconde guerre mondiale, de progresser vers une émancipation plus réelle et qui devraient pourtant être le cœur d’une société légitime.
Les mêmes s’efforcent également de réduire au silence et de présenter comme des attaques contre l’unité et l’intangibilité des principes républicains les demandes de reconnaissance et d’accommodements qui sont pourtant indispensables pour que les membres des minorités puissent se mouvoir plus librement dans la société et accéder aux positions auxquelles ils aspirent légitimement.
Inversement, le même débat public tend à considérer comme des instruments d’émancipation des mesures législatives portent pourtant atteinte de manière grave aux libertés publiques et individuelles.
La liste est longue dans un passé récent.
Au nom de la Loi pour le renforcement des principes républicains – dite « loi contre le séparatisme » – le préfet de la Vienne a demandé à la ville de Poitiers de mettre fin aux subventions destinées à une association qui organisait des ateliers sur la désobéissance civile, au prétexte que ces activités sont en violation du contrat républicain dont la loi exige la signature par les associations qui veulent obtenir des subventions publiques, contrat qui stipule que ces associations ne doivent « entreprendre ni inciter aucune action manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ». Les actions de désobéissance civile, non violentes par définition, sont pourtant considérées par la Cour européenne des droits de l’homme comme faisant partie intégrante de la liberté d’expression.
Samedi 10 septembre, 103 personnes qui souhaitaient manifester à Paris au nom du mouvement des Gilets Jaunes ont été arrêtées « pour participation à un groupement en vue de commettre des violences ou des dégradations » alors même qu’aucun acte délictueux n’avait été commis. Le droit de manifester en faveur de l’égalité sociale est ainsi gravement mis en cause alors que la Cour de cassation, saisie pour une affaire de verbalisation, a estimé qu’une personne ne pouvait être verbalisée pour avoir simplement pris part à un rassemblement non déclaré (Le Monde, 14 septembre 2022).
Au nom de la même loi contre le séparatisme qui substitue, en la matière, l’autorisation à la simple déclaration qui prévalait antérieurement, les recteurs d’académie ont, en cette rentrée scolaire, refusé de manière quasi systématique toutes les demandes de parents qui souhaitaient instruire leurs enfants à la maison pour le motif 4 (« Existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif »), c’est-à-dire pour des raisons liées à la situation particulière de l’enfant.
La loi Ferry de 1882, on l’oublie beaucoup trop souvent, n’a cependant pas institué une obligation scolaire mais une obligation d’instruction et elle dit clairement dans son article 4 que « l’instruction primaire peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles par le père de famille lui-même ou par toute autre personne qu’il aura choisie. La loi dite « séparatisme » introduit en outre l’obligation – qui n’existait pas antérieurement – pour les parents qui souhaitent instruire leurs enfants à la maison d’être titulaires du baccalauréat.
Un combat profondément républicain pour l’émancipation
Liberté de manifester, liberté d’expression, liberté d’instruction[1], ces droits sont réduits au nom de principes républicains qui pourtant devraient en constituer la meilleure des justifications. L’action pour l’égalité réelle et pour des libertés indispensables est poursuivie et réprimée au nom d’un dogme simpliste : la République, le régime de la liberté, c’est l’égalité des droits et l’impartialité de la loi.
Toute volonté d’identifier la réalité des privilèges et des asymétries qui prolifèrent sous le manteau de cette même loi est assimilable à une attaque contre la République. C’est le cas de l’action des syndicats pour rétablir l’égalité des pouvoirs de négociation entre employeurs et employés et tenter de faire en sorte que ces derniers échappent à une dépendance excessive au sein de l’entreprise ou des administrations (voir à ce sujet la suspension et la menace de mutation d’office qui visent l’enseignant syndicaliste Kai Terada dans les Hauts de Seine). Et c’est le cas de l’action de la jeunesse et de nombreux segments de la population pour dénoncer le racisme et les discriminations et exiger des mesures spécifiques de protection au profit des groupes qui ont le plus de difficultés à accéder aux conditions d’une réelle égalité des chances.
La gauche qu’on qualifie de radicale n’est donc pas « engagée » en faveur d’une valeur étrangère à l’idée républicaine. Au contraire, elle est engagée en faveur du refus de confondre les mots et les choses, les proclamations égalitaristes et les conditions effectives de la liberté et de l’égalité, qui supposent que le pouvoir de la propriété soit mieux contenu et la richesse sociale mieux répartie.
Tout le monde partage la « valeur » sur laquelle repose cet engagement, du moins en principe, car c’est la conviction que les êtres humains sont tous dotés d’une importance morale égale, c’est-à-dire que chacun a le droit égal de mener une existence conforme à ses propres choix. Cela implique cependant que les déterminismes sociaux qui conduisent à ce qu’une partie importante de la population ne dispose de ce droit que de manière nominale constituent une injustice flagrante, une négation de l’idée même qui est au cœur de la civilisation moderne, de la civilisation que l’on qualifie de libérale et, pour tout dire, une violation des droits de l’homme.
Mais la gauche qui a compris qu’il ne pouvait suffire de proclamer l’égalité des droits pour faire exister une égalité réelle des indépendances doit aussi prendre conscience que le combat contre les discriminations ne peut être dissocié d’une lutte pour l’intégration dans une société salariale dans laquelle l’emploi, et non l’assistance, peut seul être la voie d’accès à la dignité et à l’autonomie.
Pendant l’après-guerre, la gauche a défendu l’idée que le travail, assorti d’un statut, de droits et de protections sociales, était la voie royale de l’intégration, tout en négligeant des pans entiers de la population – les femmes en particulier – qui n’avaient pas accès à ces emplois vecteurs d’indépendance. Aujourd’hui, elle court le risque d’échouer dans sa lutte contre les discriminations si elle ne continue pas à défendre l’accès à un emploi stable et décent comme assise de la liberté personnelle et si elle prend le risque de dire aux membres des minorités discriminées que l’intégration aura pour eux la forme de l’assistance ou d’emplois précaires. Une telle forme d’intégration est largement illusoire et elle est rejetée à la fois par ceux à qui on prétend l’offrir et par ceux qui doivent payer le prix de l’assistance que la faible qualité des emplois proposés – ou leur absence – rend nécessaire, et qui, eux-mêmes, sentent les menaces qui pèsent sur leur statut de salarié protégé ou pourvu d’un statut stable.
Il reste que la prolifération de l’injustice, à l’ombre d’un discours qui en proclame l’inexistence et d’un pouvoir qui pourchasse ceux qui veulent la combattre, démonétise les principes républicains et sert l’extrême droite. En 2017, Emmanuel Macron avait dit que le sens de son quinquennat serait de priver les Français de toute raison de voter pour le Rassemblement national. L’action qu’il a conduite pendant son premier mandat l’a au contraire fait significativement progresser et celle qu’il s’apprête à conduire demain pourrait conduire plus loin encore.
NDLR : Jean-Fabien Spitz vient de publier chez Gallimard La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique.