Guerre et genre :
la confiscation des corps masculins
La variable genre constitue un outil particulièrement pertinent pour comprendre les phénomènes sociaux. Formulé quasi exclusivement comme synonyme de « femmes », en théorie le genre englobe également les hommes.
Comme le souligne Delphine Naudier, « en sciences humaines et sociales, le genre est un concept pour analyser tout ce qui se réfère aux êtres humains, à leurs relations, à leurs rapports sociaux, et aux valeurs symboliques classées traditionnellement en deux catégories : le féminin et le masculin. Le genre est, en cela, un outil scientifique pour se départir de ce que Durkheim qualifiait de prénotions, à savoir l’ensemble de nos croyances, de nos préjugés, de nos passions, de nos impressions vagues, confuses, sur les gens, les choses, le monde et ses affaires[1]. »
Concernant la guerre, l’assignation à des rôles genrés est particulièrement frappante : les hommes sont « programmés » idéologiquement pour mourir sur le champ de bataille, pour devenir de la chair à canon[2]. Il s’agit d’un élément qui structure non seulement le stéréotype masculin mais la société toute entière, au point qu’elle délègue « naturellement » la violente tâche de donner sa vie pour autrui aux hommes. De même, l’Église ira jusqu’à reconnaitre que donner la mort en combattant faisait partie des devoirs du guerrier et ne constituait pas un péché.
Ainsi, par adhésion, par sens du devoir, par patriotisme, par obéissance, par peur ou par résignation, des millions de jeunes ont endossé l’uniforme de soldat et sont partis au front en renonçant à tout : foyer, famille, travail, amis… Il suffit de regarder les prénoms gravés sur les monuments aux morts de nos villages : Jean, Pierre, François, Louis, Arsène, Joseph, Raymond… Personne ne s’étonne de l’absence de prénoms féminins. Même les vivants ont intégré l’exclusivité masculine dans la mobilité forcée, l’errance et la mort, tellement que, lorsqu’il s’agit de la guerre, nous possédons une conviction limitée quant à la nécessité du changement du système traditionnel des rapports de genre, historiquement inégaux entre les hommes et les femmes.
Héritiers de siècles de conflits armés, les hommes furent façonnés selon les besoins militaires et ont intégré l’idée sacrificielle de mourir pour la patrie. La « conscription militaire obligatoire » fut instauré en France en 1798 par la Loi Jourdan pour tous les hommes entre vingt et vingt-cinq ans : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de sa patrie ». Avec la Loi Barthou de 1913, le service militaire passe de 18 mois à 3 ans.
Le corps des colonisés n’est nullement épargné. Tout au long du XIXe siècle, jusqu’aux conflits de décolonisation dans la seconde moitié du XXe, l’institution militaire n’a pas hésité à recruter des populations masculines locales. Des centaines de milliers d’indigènes furent envoyés en Europe pour faire face aux différentes guerres, comme nous le rappellent notamment les travaux de M. Michel[3] ou d’Éric Jennings[4].
En 1996, Jacques Chirac décidait de la création d’une armée professionnelle. La fin du service militaire est intervenue en 2001.
Certes, les femmes ont également connu une mobilisation sans précédent depuis la première guerre mondiale et elles n’ont pas non plus été épargnées lors des massacres, des répressions, des génocides et autres atrocités associées à la guerre. Toutefois, le rôle des femmes est bien distinct de celui des hommes. Le modèle patriarcal, celui du père protecteur, du citoyen-soldat et du combattant héroïque, imposait et impose encore à ces derniers de développer une identité masculine tendant à accepter l’inacceptable : la confiscation des corps pour la guerre.
Les femmes ont obtenu progressivement les mêmes droits mais pas les mêmes devoirs en matière militaire[5]. Comme ce fut le cas de l’Ukraine qui avait aboli le service militaire en 2013 pour laisser place à une armée professionnelle mixte. Cependant, quelques mois plus tard, l’égalité de sexes est rompue avec le rétablissement de la conscription obligatoire masculine pour faire face au conflit du Donbass. La suite de la guerre d’Ukraine constitue un nouvel exemple de cette asymétrie de genre.
Le jeudi 24 février 2022, le président Zelensky a décrété la mobilisation militaire générale afin de répondre à l’invasion russe démarrée plus tôt dans la journée : les hommes ukrainiens entre dix-huit et soixante ans ont depuis l’interdiction de quitter le pays. La loi martiale stipule que tous ceux soumis « à la conscription militaire et [les] réservistes » se trouvent dans l’obligation de prendre les armes. De même, le 21 septembre, Poutine a annoncé la mobilisation forcée de trois cent mille réservistes (sur un potentiel de vingt-cinq millions mobilisables). Le service militaire est obligatoire aussi bien en Russie qu’en Ukraine pour tous les garçons à l’âge de dix-huit ans.
Le retour à une forme de guerre « classique » met en évidence le dressage permanent des corps masculins, exposés continuellement à la mort qui rôde.
Cette réalité n’est nullement inédite : en 1914 pour la première guerre mondiale et en 1939 pour la seconde, plusieurs pays européens dont la France avaient décrété la mobilisation générale en envoyant des centaines de milliers de jeunes au front. L’article 18 de la loi du 7 août 1913 sur le recrutement de l’armée précisait : « Tout Français reconnu propre au service militaire fait partie successivement : de l’armée active pendant trois ans ; de la réserve de l’armée active pendant onze ans ; de l’armée territoriale pendant sept ans ; de la réserve de l’armée territoriale pendant sept ans. »
Presque dix millions d’hommes ont perdu leur vie au cours de la Grande Guerre. La base de données « Morts pour la France » du ministère français de la Défense recense plus de 1,3 millions de conscrits décédés pendant ce conflit. Il s’agissait pour la grande majorité de jeunes soldats d’infanterie. Durant la seconde guerre mondiale, presque 18 millions d’hommes sont morts sur le champ de bataille.
Les conflits armés ont non seulement massacré des hommes jeunes mais ils ont fait diminuer drastiquement l’espérance de vie des survivants. Comme le montre le démographe François Héran, « en deux ans, de 1913 à 1915, l’espérance de vie recule seulement de 3 % chez les femmes, passant de 53,5 ans à 51,7 ans mais s’effondre de 46 % chez les hommes : de 49,4 à 26,6 ans[6] ». Les guerres successives (Indochine, Corée, Vietnam, Algérie, Irak, Syrie…) produisirent les mêmes résultats, aussi bien en ce qui concerne la prééminence écrasante de victimes de sexe masculin que la diminution de l’espérance de vie des survivants à la sortie du conflit. L’exaltation de la virilité des combattants contraste avec la réalité des hommes diminués qui rentrent accablés de troubles psychiatriques[7].
Jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous nous croyions installés dans la postmodernité de la guerre, où la confrontation directe d’homme à homme semblait une chose du passé. Or, le retour à une forme de guerre « classique » met en évidence le dressage permanent des corps masculins exposés continuellement à la mort qui rôde. Une grande partie de ces corps ne proviennent pas de l’armée professionnelle mais des civils recrutés de force.
Cette absence de choix constitue la plus grande violence contre le sexe masculin et ceci depuis la nuit de temps. Pour preuve, à Sparte, la formation à la guerre commençait pour les garçons à l’âge de sept ans[8] pour se terminer à trente ans ; dès la Renaissance, le culte du héros correspond à celui qui a donné sa vie pour défendre sa patrie. Après la défaite de l’armée française en 1871, Léon Gambetta déclara devant l’Assemblée nationale : « Que pour tout le monde il soit entendu que quand, en France, un citoyen est né, il est né soldat ».
Malheureusement, une conception partielle de la « violence de genre » tend à éclipser cette forme « naturalisée » de violence. Paradoxalement, alors que la mobilisation forcée regarde uniquement les hommes, la majorité de travaux scientifiques relatifs à la guerre sous le prisme du genre concernent exclusivement les femmes[9].
Derrière les barbelés de Nuremberg, Guy Deschaume rêvait de l’inversement des rôles de genre lorsqu’il écrit non sans ironie : « Quand nous rentrerons, un jour, dans nos foyers, Mesdames, vous ne pourrez plus vous targuer d’imaginaires supériorités, sous lesquelles, naguère, vous nous écrasiez […]. Nous avons essayé balayage, lavage de vaisselle, lessive, ravaudage, couture, cuisine, et la vérité m’oblige à confesser qu’en toutes ces activités, nous avons dépassé les plus optimistes prévisions : la cuisine, c’est par là que vous nous teniez. Mais les rôles vont être changés ! Nous pourrons désormais vous fournir des recettes qui vous seront précieuses pendant ces temps de restrictions […][10]. »
Si le genre permet de désigner la construction sociale des différences entre les sexes et les actes de violence dirigés contre les individus en raison de leur appartenance sexuelle en causant des préjudices et des souffrances, il est temps de regarder la guerre par le biais du genre masculin afin rendre compte de la plus brutale des dominations, celle consistant dans l’appropriation des hommes par l’État pendant les conflits armés.