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Glacé, honteux, libéré – journal de route

écrivain et médecin

Récit d’un exil, de la précipitation d’un départ, de la difficulté de quitter sa terre natale. Suffocation, honte, haine, sont les maîtres mots des premiers jours de guerre. Et chaque matin, il faut trouver une bonne raison de se réveiller. Écrivain et médecin russe, Maxime Ossipov a quitté son pays aux premiers jours de l’offensive russe, en passant par l’Arménie. C’est le début du journal de son périple que propose aujourd’hui AOC, dans une traduction de Catherine Perrel.

Glacé, honteux, libéré. C’est sur ces trois mots que s’achève le livre de Sebastian Haffner Histoire d’un Allemand, écrit avant la Seconde Guerre mondiale. L’année dernière, nous avons découvert avec intérêt cette chronique de l’instauration du nazisme, nous avons cherché – et trouvé – des points communs avec la réalité dans laquelle nous vivions ces derniers temps. Et voilà que maintenant, beaucoup d’entre nous, éparpillés un peu partout – à Erevan, Tbilissi, Bakou, Astana, Istanbul, Tel Aviv, Samarcande – éprouvent sur leur propre peau l’expression de Haffner : frostig, beschämt, befreit.

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Nous, ce sont tous ceux qui ont dû partir (s’échapper, s’enfuir) du pays après qu’il a attaqué l’Ukraine. Nous haïssons la guerre, nous haïssons celui qui l’a déclenchée, et nous n’avions pas l’intention de quitter notre patrie (pays, terre natale) – tous les mots quels qu’ils soient, qu’ils commencent par une minuscule ou une majuscule, sont salis, déshonorés. La tentation de se voir comme la fleur de la nation (« le bateau des philosophes », « Nous avons emporté la patrie avec nous », etc., ce genre de remarques outrancières rappelant la première émigration russe résonne à nouveau parfois) doit être rejetée comme une dangereuse ineptie. Une expression dit : quand tu perds, on voit ce que tu vaux. Nous allons le voir bientôt. Parce que nous sommes les perdants, aussi bien sur le plan historique que spirituel. Des centaines de milliers, des millions de gens qui pensent comme nous sont restés là-bas, d’où nous sommes partis – ils sont occupés à soigner les autres, prendre soin de leurs vieux parents, de leurs proches. Mais quelle que soit la honte qu’éprouvent ceux qui sont partis face à ceux qui sont restés, il ne faut pas oublier que la ligne de partage entre compatriotes passe désormais ailleurs : entre ceux qui sont contre la guerre, et ceux qui sont pour.

– Où allez-vous ? demande le garde-frontière.

Tu as envie de répondre, la question n’est pas où l’on va mais d’où l’on vient. Mais tu dis :

– À Erevan, en vacances.

Ils mettent à l’écart et interrogent ceux qui sont plus jeunes et voyagent seuls, fouillent le contenu de leurs sacs ou de leurs téléphones portables. Ils sont censés chercher ceux qui veulent partir combattre aux côtés de l’Ukraine, mais (excès de zèle), ils prennent plaisir à humilier des jeunes gens et des jeunes filles de bonnes familles : si vous partez en vacances, pourquoi ces diplômes, ces actes de naissance, ces vieilles lettres et ces photos, ces chiens et ces chats ? Pourquoi un aller simple et était-ce vraiment la peine de dépenser mille dollars pour ça ? – Mais oui, camarades, ça valait la peine, et comment.

C’est le bazar avec les vols : certains sont annulés, des avions font demi-tour en plein trajet et retournent à Moscou. La majeure partie des passagers sont jeunes. Ils sont à un tournant de leur vie, et pour eux ce n’est peut-être pas si mal. Mais pour nous, pour les plus âgés, c’est un effondrement. C’est drôle : sur le vol Moscou-Erevan, pas un seul Arménien. C’est tout ce qu’il y aura de drôle.

1.

Les premiers jours de la guerre ont passé à écouter les informations dans une sorte de stupeur, à écrire et signer des lettres contre la guerre, à boire d’énormes quantités d’eau (l’alcool ni ne calmait ni n’enivrait), à tenter de fixer, de retenir ce qui était important (la mémoire immédiate ne fonctionnait plus), de joindre par téléphone les amis en Ukraine.

À propos de l’état d’esprit de nos concitoyens : ceux qui ont de la famille en Ukraine (c’est une minorité) sont terriblement accablés. Mais beaucoup sont d’humeur guerrière, expliquent les échecs des offensives sur Kiev par l’humanité de l’armée russe. « … l’assortiment de légumes pour la soupe… », ces quelques mots s’échappent soudain de la télé (pas question, paraît-il, de laisser le prix desdits légumes augmenter) – voilà une bonne façon, qui sonne bien, de désigner les partisans de cette guerre et de tout ce que fait le pouvoir. « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! » : de qui est composé ce ramassis de fripouilles qui au lieu de célébrer le Seder de Pâque a rappliqué au Palais du Procurateur ? « L’assortiment de légumes pour la soupe » a existé de tout temps et en tout lieu. Lors de périodes comme celle que nous vivons aujourd’hui, le fondement, la base de la civilisation, les hommes ordinaires deviennent des monstres, des démons, en masse. Et voilà le résultat – le sang des innocents retombe sur nous et sur nos enfants et sur les enfants de nos enfants.

En prononçant les mots « légumes » et « ils », nous nous aventurons sur un terrain glissant (ne déshumanisez pas l’adversaire !), mais c’est la guerre – civile, pour une part – et ce n’est pas nous qui l’avons commencée. Il n’est plus temps de palabrer, maintenant chacun doit choisir son camp, et il n’est plus temps non plus de battre sa coulpe : on n’a pas réussi à proposer quoi que ce soit d’intéressant, ni à écrire des chansons démocratiques, et l’idée de vivre comme des êtres humains est restée très loin.

Parfois, même la famille n’est d’aucun secours.

– Maman ! hurle au téléphone une jeune fille vivant à Kiev, ils nous bombardent !

– Tu te trompes, ma chérie, répond la mère depuis Saint-Pétersbourg, personne ne fait rien aux civils, ils l’ont dit à la télé.

Il y a aussi une forme de soutien à la guerre d’un type relativement doux, féminin : vraiment, pourvu que tout ça s’arrête au plus vite, de toute façon on ne saura jamais la vérité : seul Dieu la connaît. Admettons, mais est-ce que cela nous dégage de la responsabilité de la chercher ? Et puis Dieu n’est pas un joker qu’on peut sortir de sa manche quand ça nous arrange.

Suffocation, honte, haine, sont les maîtres mots de ces jours. Tout début mars le bruit a couru que la loi martiale allait être instaurée. Dans les rues sont apparues des lettres Z et ce slogan fantastique, auparavant inconcevable « Nous n’avons pas honte ». Le ressort à l’intérieur s’est resserré pour ne plus se relâcher. Jan Palach, l’étudiant qui s’est immolé par le feu durant la répression du Printemps de Prague, est devenu plus proche. À nouveau on nous pousse dans une écurie sale, étouffante, encore plus immonde que celle dans laquelle nous sommes nés. Laisser nos enfants et nos petits-enfants se mettre en rang pour former un Z ? Jamais de la vie !

Les préparatifs n’ont pris qu’un jour. Si la mort est en toi, qu’est-ce que tu peux emporter ? Tu restes un moment dans le noir, dans le silence, tu respires l’air frais de Taroussa, tu vas sur la tombe de tes parents. L’adieu à la maison, aux objets, est facile : peut-on être sentimental quand les bombes russes tombent sur Kharkov et Kiev, sur Marioupol et Lvov ? Moscou : il a fallu la traverser pour aller à l’aéroport. Bien que tu y sois né, que tu y aies fait tes études, que tu y aies vécu, il y a bien longtemps qu’elle est devenue pour toi une ville hostile, ennemie. Quitter les gens est douloureux, impossible, – Moscou, c’est facile.

Le vol pour Erevan décolle à l’heure. Que ressentais-tu ? Est-ce que tu étais convaincu que tu devais ressentir quelque chose, ou est-ce que tu le ressentais vraiment, va savoir. Essentiellement, de la curiosité : comme si tout à coup tu pouvais jeter un coup d’œil sur la vie après la mort. À part ça, le vol s’est déroulé normalement, sauf qu’il a duré non pas deux heures, comme d’habitude, mais quatre, parce qu’il a fallu contourner l’Ukraine.

2.

Erevan nous a accueillis avec sa bonne cuisine, son temps printanier, sa faramineuse augmentation des prix des locations, et nous a donné la possibilité de souffler un peu. Sans l’aide des amis proches qui y vivent, nous n’aurions sans doute pas réussi à nous remettre, moralement et physiquement, merci à eux.

Des petits groupes de Moscovites errent dans le centre-ville, beaucoup de visages connus – tu t’élances pour aller serrer une main mais tu t’arrêtes : tu as oublié le nom. La respiration est accélérée, les bouches sont sèches, les mains tiennent des bouteilles d’eau et des portables (pour s’orienter), beaucoup ont les lèvres fendillées à force de les lécher nerveusement. Personne ne porte de masque : avec cette guerre, même le coronavirus semble un passé lointain et inoffensif, quelque chose comme les ganglions de l’enfance de Mandelstam.

L’ampleur de la catastrophe (rappelons que personne n’imaginait partir une semaine auparavant) nous apparaît plus nettement en moyenne le troisième ou le quatrième jour, quand nous avons le temps de nous poser, de penser à notre propre vie, de mesurer la gravité de ce qui s’est passé.

Conversations de café : rester là ou partir à Tbilissi ? – là-bas ils n’aiment pas trop les Russes mais au moins la Géorgie n’est pas aussi dépendante de Moscou. – Pourquoi se limiter à l’Europe ? Et si on tentait l’Uruguay ? – Ou la Colombie. – Moi, on m’a proposé d’aller soigner des tuberculeux en Somalie.

– Salut, les déserteurs ! lance un vieux à un groupe de hipsters en entrant dans le café. Les jeunes sourient poliment mais ne rient pas. La blague tombe à plat.

Certains ont déjà repris une activité à Erevan : ils ont trouvé un travail à l’Institut de recherches sur les manuscrits anciens ou dans un cabinet d’architecte, montent des clubs de théâtre, cherchent un entraîneur de foot russophone pour les gosses, apprennent l’arménien (pour l’instant, ils s’en tiennent à l’alphabet) et déchiffrent à voix haute les enseignes et les noms des rues. D’autres se plaignent qu’il est impossible de tirer de l’argent, d’ouvrir un compte dans une banque locale, mais pas trop bruyamment : tous comprennent qu’ils doivent relativiser leurs malheurs par rapport à ceux que subit l’Ukraine. Certains pleurent : leur famille se brise, le mari est resté à Moscou, et le fils qui aura bientôt dix-huit ans veut repartir pour aller à la fac. D’autres ont déjà besoin d’un psychiatre : délire de culpabilité, tentatives de suicide. Et tout cela, après moins de deux semaines de guerre. Pensez un peu à tout le mal que ce type totalement médiocre (mieux vaut ne pas le nommer) fait à des dizaines de millions de gens – en premier lieu bien sûr aux Ukrainiens, mais aux Russes aussi, en ruinant tantôt leur santé mentale, tantôt – comme à nous – leur vie entière. Pour qui se prend-il et pourquoi, malgré toute sa maniaquerie et ses précautions, a-t-il commis des erreurs aussi colossales ? Des erreurs qui conduiront la Russie à l’effondrement en quelques jours ? Quel personnage littéraire rappelle-t-il ?

Agent insignifiant des services secrets surnommé « La Mite », il a regardé le monde européen à la télé ouest-allemande, rêvant sans doute d’en faire partie un jour et de vivre, par exemple, à Stuttgart. Puis il a tenté diverses choses, aurait même été chauffeur de taxi, – ce qu’il a reconnu non sans une certaine gêne –, et a fini par prendre la tête du pays, s’est ennuyé, a joué « Mourka », une chanson particulièrement prisée par la pègre, avec deux doigts au piano, et a envoyé des palets par douzaines dans des buts de hockey. Pendant vingt ans il a corrompu des tas de gens, mais il s’ennuyait toujours plus, et puis le Covid est arrivé. Il ne se contentait évidemment pas de corrompre les gens, il les tuait aussi. Mais il le faisait sans passion, étant par nature plutôt dégoûté. Ensuite, lui qui n’avait pas une once d’érudition a lu un ou deux livres (ou on lui a résumé) de quelques philosophes graphomanes ou écrivains de science-fiction. Et il lui est arrivé ce qui arrive aux Russes qui ne savent pas distinguer les contes, la fiction, de la réalité, comme c’était le cas des héros d’Andreï Platonov, sauf qu’eux étaient pour la plupart des gens purs et lumineux, alors que lui est sombre et mauvais. C’est donc à Smerdiakov, un personnage de Dostoevski, qu’il fait penser. Ivan Karamazov murmure et compose des poèmes, alors que Smerdiakov attrape un presse-papier et assomme Fedor Pavlovitch. Pif, paf.

Qui, dans notre cas, a joué le rôle d’Ivan et a débité de belles fariboles sur « le monde russe » ? Nous l’ignorons. Iline, le philosophe ? Soljenitsyne ? Iouriev, le graphomane-businessman ? les disciples du méthodologiste Chtchedrovitski ? Est-ce l’actuel Patriarche de Moscou ou quelque obscur starets de pacotille qui a égaré notre Smerdiakov ? (« Il y a plaisir à parler avec un homme intelligent » lit-on dans Les Frères Karamazov. Gandhi, mais où est Gandhi ? Hou ! hou ! Notre héros aurait tellement aimé bavarder avec Gandhi…). Il faut souligner un autre point commun avec le personnage de Smerdiakov : l’un comme l’autre savent à merveille repérer ce qu’il y a de plus bas, de plus vil chez autrui, ils trouvent instantanément son point faible.

Cinq mars. Ce jour (qui est celui de la mort de Staline), comme plus tard le seize mars (fête de Pourim) fut porteur de grandes espérances.

À la table voisine on chuchote :

– « Ce n’est pas par nous-mêmes que nos jours sont comptés », – un lecteur de Pouchkine, assurément.

– Si l’autre a crevé, celui-ci crèvera aussi. Et les verres s’entrechoquent.

Partout on souhaite la mort du dictateur, y compris chez lui, à Moscou, et cela engendre des histoires comme celle-ci. Une gentille rédactrice en chef moscovite a une amie très croyante, appelons-la Olga Vladimirovna (le prénom a été modifié, pas le patronyme). Peu après le début de la guerre, la rédactrice reçoit un message d’Olga Vladimirovna lui demandant d’aller à l’église et de commander une messe de quarantaine pour le défunt Vladimir. Elle s’acquitte aussitôt de sa mission et téléphone pour présenter ses condoléances : elle ignorait que Vladimir était mort. – De quoi ? Le cœur ? Après un silence, Olga Vladimirovna répond : – Tu me crois meilleure que je ne suis. (Prier pour les vivants comme s’ils étaient morts, commander pour eux des messes du souvenir, planter des cierges la tête en bas, sont des moyens populaires et éprouvés depuis des siècles pour rayer quelqu’un de la surface du monde.)

La rue Toumanian et l’avenue Machtots ont été arpentées, Etchmiadzine a été visité, ainsi que Garni et Geghart. En général, les impressions touristiques sont toujours flottantes, mais là, impossible de leur faire la moindre place au-dedans. Vite, retourner devant l’ordinateur, – écrire des lettres, écouter les nouvelles.

Et les nouvelles, c’est que notre armée va manifestement subir une défaite. Difficile de s’en réjouir, mais une victoire serait encore bien plus terrible. Ce sentiment d’échec est apparu aux tout premiers jours de la guerre et n’a fait que se renforcer au fil du temps. D’abord parce que la puissance de l’armée russe est clairement surestimée, et ensuite parce que l’image créée par la propagande (« les hommes polis » de l’époque de l’annexion de la Crimée) est totalement fallacieuse. Elle n’a rien à voir ni avec la réalité, ni avec le mythe créé par la littérature russe, les chansons de soldats, le cinéma soviétique : un uniforme imparfait mais un humour particulier, un couteau qui taille aussi bien un sifflet pour garçonnet qu’une philosophie sur mesure. Beaucoup d’humanité et peu d’héroïsme : « Il était là, et soudain des taches sombres apparurent sur son maillot rayé… ». L’homme poli, au contraire, est absolument froid, autosuffisant, le bas de son visage est masqué de noir, il porte sa radio dans le dos et sur le torse un lance-flammes dernier cri, et sous sa tunique se cache probablement un climatiseur. Il ne ressent jamais ni la faim ni la soif, n’a pas besoin de femmes ni d’ailleurs de qui que ce soit et, s’il en reçoit l’ordre, il détruira toute une ville en un claquement de doigts. Nous sommes face à une parodie – jeu vidéo ou mauvais film hollywoodien –, sauf que là, emboîtant le pas au Commandant suprême des armées, les gens y croient.

Une remarque en passant : la guerre actuelle porte un coup sérieux au Jour de la Victoire, la principale fête russe. Les enfants, les petits-enfants des vétérans écrivent qu’ils sont heureux que leur père ou leur grand-père soit mort avant de voir ça. Même chanter les chansons militaires d’antan est devenu impossible.

Malgré toute la chaleur avec laquelle Erevan t’a accueilli, il est temps de la quitter elle aussi.

Barev dzes [Bonjour], tu dis au garde-frontière.

Celui-ci t’interroge longuement, avec une hostilité certaine, te demandant pourquoi tu vas en Allemagne, examine ton passeport à la loupe, demande à voir ton billet retour. Ces gardes sont très liés à la police secrète russe, ils ne sont même pas loin d’en faire partie.

Enfin tu es autorisé à passer, tu vas t’asseoir dans l’avion Erevan-Francfort, et c’est là que tu te sens – glacé, honteux, libéré. Glacé de vivre dans l’histoire en train de se faire sous tes yeux, glacé parce que n’importe lequel de tes actes ou de tes mots peut avoir des conséquences immédiates. Et honteux, entre autres, parce que tu es libéré. C’est comme avec l’oie de Noël : difficile de s’en régaler quand les autres en sont privés.

3.

L’avion survole l’Allemagne, sur le moniteur s’affichent les noms de villes allemandes. Souvenir de jeunesse : les cours de formation militaire à l’école de médecine, première ou deuxième année. Le professeur, un major, ouvre une caisse portant l’inscription « Top secret » et en sort des cartes de l’Europe sur lesquelles figurent les positions des troupes. L’ennemi se trouve à Düsseldorf tandis que notre armée est, mettons, à Coblence. L’ennemi a lancé une bombe nucléaire de telle ou telle puissance là où nous nous trouvons. Calculez combien il faut de lits, d’hôpitaux, de médecins. Mais en fait, qu’est-ce qu’on fait à Coblence ? – cela ne vient à l’idée de personne de le demander. Et pourquoi l’ennemi utiliserait-il l’arme nucléaire sur son propre territoire ? – « Mais c’est pour de faux ». Voilà comment on nous préparait, dès le plus jeune âge, à commettre des crimes. Dans une chanson d’enfants connue de tous, on trouve les paroles suivantes : « Et si jamais quelqu’un pour rien on a blessé, le calendrier cachera le vieux feuillet » – autrement dit, ne vous en faites pas, les gars, le regret, le repentir, et tout et tout, c’est pas pour nous. Un peu de honte est bientôt passée. Nous n’avons pas honte. Nous sommes russes, Dieu est avec nous. Voilà que B.B., le pianiste virtuose, passe à la télé : « Je suis un humaniste, la musique etc. Je comprends qu’on ait pitié d’eux… mais on ne pourrait pas les assiéger, leur couper l’électricité ? » – dès lors, il devient un criminel de guerre. Et son sourire timide (« la musique, etc. ») rappelle le héros du film Le Frère qui a tué un tas de gens tout en restant aussi gentil et charmant qu’auparavant. On dirait cependant que même ceux qui aimaient sincèrement la culture russe s’en détachent peu à peu.

Ici et là résonnent des voix inquiètes : – Vous avez entendu ? En Pologne Boris Godounov a été annulé ! – Cette inquiétude semble totalement déplacée, au moins tant que pleuvent les missiles. Pouchkine et Gogol, Tchekhov et Tolstoï se défendront tout seuls, et nous on s’en sortira aussi. Et le fait que les écrivains ukrainiens refusent de participer aux mêmes festivités que les Russes quelles que soient leurs opinions politiques, est également naturel : après tout, tu es parti en Arménie et en Allemagne, et pas à Marioupol et Kiev.

Un questionnaire. Tu arrives à la ligne « Nationality », tu dois choisir la tienne dans une liste. Albanie, Algérie, Andorre… Tu as envie de choisir Andorre ou Gabon, mais non, tu vas plus loin jusqu’à Rußland. Va falloir t’y faire, jusqu’à la fin de tes jours, tu vas entendre : Russe ou pas russe, ce n’est pas ce qui importe, il y a quand même beaucoup de Russes qui sont des gens bien. Tu peux considérer que c’est le prix à payer pour avoir le plaisir de lire Pouchkine et Gogol dans le texte.

– Vous êtes maintenant comme ces antifascistes allemands qui se sont retrouvés hors d’Allemagne avec un passeport allemand entre les mains. Ils étaient eux aussi considérés comme les ressortissants d’un pays ennemi, dit une Allemande qui dirige un important institut culturel.

Interview pour un journal belge. Le correspondant qui s’en charge n’est visiblement pas préparé : il ignore par exemple que l’Ukraine faisait partie de l’URSS, répète plusieurs fois les mêmes questions : donc vous êtes contre cette guerre, c’est ça ? Tu es prêt à exploser, à le remettre à sa place. Calmos, mon gars, redescends d’un cran et contrôle-toi.

“You will be back in Tarusa some day and that will be a glorious homecoming!” m’écrit un sympathique ami américain. Eh bien, comment dire ? Pas de triomphe à l’horizon. Le retour, s’il a lieu un jour, n’aura rien de glorieux. Lars von Trier a fait un film là-dessus : Berlin, octobre 1945, un jeune Allemand au sourire coupable revient des États-Unis afin d’aider sa patrie, – et ça finit mal. D’ailleurs le futur n’a jamais été aussi peu déterminé : tu n’as jamais vécu de telles catastrophes et une dose de fatalisme est inévitable, voire même indispensable.

Une des bizarreries de l’émigration actuelle est la possibilité – par pour tous, mais pour la plupart – à tout moment de rentrer dans cet endroit que l’on persiste à appeler « la maison », de se retourner, sans être changés en statues de sel. Non, ne pense pas au retour, sans quoi tu risques de devenir un personnage comique d’il y a cent ans, un vieil émigrant qui pérore dans un café de Paris, de Berlin ou de Prague sur ces racailles de bolcheviks et le retour imminent du règne des Romanov. Où est ta couche, là est ta maison – cette règle de vie t’a toujours semblé séduisante. Elle a été beaucoup plus facile à adopter que tu ne l’aurais imaginé.

Un rêve des temps de paix (la maison de Taroussa, du lilas à foison), réveil progressif, tu peux t’attarder encore un moment dans ce rêve bienheureux, le retenir. Tu es encore là où tu étais il y a un instant, mais ensuite tu ouvres les yeux et la réalité te prend dans sa terrible étreinte : il y aura bientôt deux mois que la guerre a commencé. Un homme que l’on a amputé de la jambe joue en rêve au football – et le moment où il se réveille est d’autant plus atroce. C’est quelque chose que tu as déjà éprouvé plusieurs fois au cours de ta vie : le plus fortement après la mort de ton père. Mais c’était une histoire personnelle, qui ne concernait que toi, alors que maintenant ce sont des sentiments qu’éprouve sans doute toute la part vive de la nation russe – ceux qui ont, comme le dit Mandelstam, « une tombe verte, le souffle rouge, le rire souple ». Et chaque matin, il faut trouver une bonne raison de se réveiller.

 

Avril 2022
Taroussa – Erevan – Berlin

Traduit par Catherine Perrel


Maxime Ossipov

écrivain et médecin

Lecteur ou lectaire ?

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