Politique

49.3 l’automne

Sociologue

La multiplication de l’usage de l’article 49.3 cet automne est la conséquence d’un état de fait politique. D’un côté, le gouvernement ne dispose pas d’une majorité suffisante pour faire voter ses projets de loi. De l’autre, les oppositions ne peuvent s’entendre pour former un gouvernement alternatif. Cette évidence ne doit pas occulter ce que le recours à ce dispositif fait à la vie politique contemporaine et invite à s’interroger sur ce que pourrait être une démocratie sans cette arme lourde du parlementarisme rationalisé.

Vendredi 4 novembre 2022, le gouvernement a de nouveau recours au fameux article 49 alinéa 3 de la Constitution. L’usage de ce dispositif, qui permet le passage d’une loi sans vote du Parlement, déclenche ordinairement un flot de commentaires outragés ou justificateurs. Cette fois, il est passé complètement inaperçu. La faute, certainement, à la polémique déclenchée par l’intervention xénophobe d’un député du Rassemblement national ; la faute aussi, et surtout, à la recrudescence de l’usage de ce dispositif pourtant censé rester exceptionnel.

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La multiplication des « 49.3 » cet automne est la conséquence d’un état de fait politique. D’un côté, le gouvernement ne dispose pas d’une majorité suffisante pour faire voter ses projets de loi. De l’autre, les oppositions ne peuvent s’entendre pour former un gouvernement alternatif. Le gouvernement a donc recours à cette mesure pour faire passer sa politique.

Cette évidence, abondamment commentée depuis les élections législatives de juin dernier, ne doit pas occulter ce que le recours au 49.3 fait à la vie politique contemporaine. De ce point de vue, l’Assemblée élue en juin 2022 en est un observatoire privilégié. Alors qu’elle avait connu un été éloigné de cette menace, l’usage y fut fréquent cet automne, fournissant aux observateurs une quasi-expérience à même de saisir l’effet de cette mesure sur le débat parlementaire, et sur la démocratie plus largement.

Ce détour par le quotidien du Palais-Bourbon, de l’hémicycle aux tribunes de presse en passant par la salle des Quatre-Colonnes, invite à s’interroger concrètement sur ce que pourrait être une démocratie sans cette arme lourde du parlementarisme rationalisé.

Bientôt le centième recours à un dispositif « exceptionnel »

Si le « 49.3 » fait son entrée dans la vie politique française au moment de la promulgation de la constitution du 4 octobre 1958, l’idée d’un tel dispositif est plus précoce. Les soutiens du général de Gaulle, qui cherche alors à revenir au pouvoir, mais aussi des parlementaires de la IVème comme Pierre Pfilmin ou Guy Mollet, réfléchissent alors un moyen de contenir le « parlement omnipotent ». Leur objectif, ainsi que le résume Michel Debré dans un discours au Conseil d’État contre le « régime d’Assemblée », est que le gouvernement puisse en l’absence de majorité fiable, avoir les moyens de sa politique.

« L’article 49 alinéa 3 de la Constitution française », selon sa dénomination exacte, est une réponse à cette demande. Dans sa formulation initiale, la procédure permet « d’engager la responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée nationale sur le vote d’un texte ». Le texte est alors réputé adopté, sauf si une motion de censure venait à être votée. Dit autrement : sauf à réunir des conditions particulièrement drastiques, le parlement se voit retirer deux de ses principales prérogatives : la capacité de délibération, qui prend fin immédiatement ; et le vote de la loi, qui est adoptée sans son approbation.

« Forceps », « arme atomique »…la mesure a souvent été décrite comme un dispositif profondément asymétrique. Et pourtant, il est toujours en place. Tout au plus a-t-il été encadré voilà une quinzaine d’années, lors d’une révision constitutionnelle en 2008. Les semaines passées ont montré que la contrainte est limitée, au moins tant qu’on est dans la période d’examen budgétaire. Elisabeth Borne le sait bien, puisqu’elle vient d’utiliser cette disposition pour la 93ème fois depuis 1958. Elle est certes très loin de Michel Rocard, qui en un peu plus d’un an y avait eu recours 28 fois, mais elle pourrait assez rapidement rejoindre le peloton de tête des Premiers ministres qui l’ont le plus mobilisée.

Ce score risque d’augmenter : au vu des rapports de force, on voit mal comment elle parviendrait à faire adopter les deux textes budgétaires (budget de l’État, de la sécurité sociale), eux-mêmes divisés en parties différentes, lors de la seconde lecture qui commencera bientôt. Et qui sait, elle sera peut-être celle qui fêtera le centième recours à cet outil que Michel Debré espérait ne voir être utilisé qu’à titre exceptionnel quand il l’a mis en place en 1958.

Aussi banal que brutal

Le recours au 49.3 est banal. Il l’est tellement qu’on a pu voir des scènes étonnantes se produire sur les bancs de l’Assemblée. Par exemple quand les parlementaires de la majorité ont applaudi debout la Première Ministre venant annoncer le recours à cette disposition. On pourrait s’étonner d’une telle pratique, qui voit des élus acclamer la personne qui en quelques mots vient mettre fin à la délibération parlementaire. Habitués à cet état de fait, les élus privilégient désormais une logique de camps à celle d’équilibre des pouvoirs dont ils sont pourtant les garants, confirmant une fois de plus la domination qu’impose l’exécutif sur le législatif dans la France de la Cinquième république.

Il est par contre exagéré, comme on a pu l’entendre récemment, d’agiter l’idée qu’il est la marque d’une dictature qui se mettrait en place. Les dictatures se caractérisent d’abord par l’absence d’un état de droit. Or si le nôtre est abimé, il n’est pas tout à fait absent. Les oppositions seraient d’ailleurs bien avisées de ne pas employer cette rhétorique trop fréquemment, car elle pourrait vite s’avérer contre-productive. À force d’employer ces termes de façon incontrôlée, le langage pourrait venir à leur manquer au moment où ils en auraient vraiment besoin pour mener de vrais combats pour les libertés dans un futur pas si lointain.

Mais il est tout aussi erroné d’affirmer, comme l’ont fait en chœur les députés de la majorité, que le 49.3 est un outil démocratique. En rabattant la démocratie sur la légalité, ils aplatissent deux ordres de réalité différents. Surtout, ils opèrent avec une définition particulièrement appauvrie de la démocratie. Rappelons encore une fois que le 49.3 consiste à imposer à la représentation nationale le projet d’un petit groupe (le gouvernement), via le truchement d’une personne qui n’a même pas besoin d’être élue (le Premier Ministre). Quelle que soit l’approche qu’on retient, on est assez loin des définitions classiques de la démocratie.

Le vrai problème avec le 49.3, c’est qu’il est brutal. Il consiste à dire aux parlementaires que le gouvernement peut, au moment de son choix, mettre fin au débat parlementaire ; qu’il peut va passer outre leur droit le plus fondamental – celui d’amender ; et qu’au fond, il peut se passer de leur travail puisque c’est lui qui décide du texte qui sera, sauf succès improbable de la motion de censure, adopté.

Cette brutalité, que même les promoteurs de la mesure reconnaissaient, n’est pas anodine, car en faisant peser une telle menace elle modifie les dynamiques du champ politique. Dans les couloirs de l’Assemblée, les députés qui attendaient le premier 49.3 s’interrogeaient : à quoi bon débattre, puisque de toute façon le travail réalisé pendant les longues heures de séance sera bientôt balayé d’un trait de plume ? D’autres avaient une réaction en apparence inverse, puisque le même sentiment de résignation les amenait à s’attarder sur des amendements – entrainant des discussions interminables, alors qu’en période budgétaire l’Assemblée peut parfois examiner très vite.

C’est que l’attente anxieuse d’un dénouement a un effet puissant : elle installe les élus et le gouvernement dans une guerre de position, où la tentation de provoquer un scandale est forte. À mesure que se rapprochait l’échéance, nombreux étaient les orateurs qui cherchaient à accumuler des éléments qui leur permettraient d’appuyer leur thèse le moment venu. Qu’ils défendent l’idée que l’outil est nécessaire contre l’obstruction des oppositions, ou qu’ils cherchent au contraire à mettre en avant l’idée d’un coup de force gouvernemental, nombreux étaient ceux qui provoquaient leurs adversaires pour les pousser à la faute.

Les incidents se sont multipliés, et les postures se sont faites plus fréquentes dans un hémicycle par ailleurs surchauffé – l’absence de majorité oblige tous les partis à battre le rappel des troupes, qui transforme vite les lieux exiguës en chaudron. On a ainsi pu voir une député de l’opposition rappeler à l’ordre un jeune ministre en l’invitant à « cesser de feindre l’indignation » à chaque instant. Difficile, dans ce cas, de dire qu’elle avait tort, mais l’inverse était aussi vrai : les indignations feintes n’étaient pas l’apanage d’un camp.

Même si c’est devenu monnaie courante, recourir à la métaphore de la scène pour décrire la politique est risqué. Une telle description est toujours réductrice, elle fait de la politique une série de coups et de jeu d’acteurs, elle éloigne la conversation de ce qu’elle devrait être : un débat d’idées qui a des conséquences concrètes sur les sujets. Force est pourtant de constater que l’Assemblée de ce mois-ci ressemblait plus à un théâtre d’ombres qu’à une agora vivante.

L’occupation des tribunes de presse, ces espaces réservés aux journalistes qui surplombent l’hémicycle, en est un bon indicateur. Désertées depuis des décennies, elle avaient été réinvesties cet été dans la foulée de l’élection, car les débats étaient de nouveau riches et les parlementaires nombreux en séance. Elles se sont de nouveau vidées cet automne, quand la politique des petites phrases a repris le dessus. C’est de nouveau depuis la salle des Quatre Colonnes que se fait le reportage politique.

Faire baisser la température

Parce qu’il met en tension l’ensemble du monde politique, le recours au 49.3 instaure une dynamique particulière – et pas particulièrement productive. Peut-il en être autrement, ou faut-il accepter – comme le disent ses partisans – ce mal nécessaire ? Selon ces derniers, le 49.3 serait une arme certes brutale, mais nécessaire pour sortir de l’obstruction répétée à laquelle s’adonneraient les oppositions.

Commençons par remarquer que lors de ces débats, l’obstruction en question n’a pas vraiment eu lieu. Quand l’article 49 a été activé la première fois, les débats lors de la première partie du budget avaient duré moins longtemps que les années passées. En outre, une grande partie des demandes de discussion en séance venaient d’une opposition que le gouvernement qualifie volontiers de responsable : le parti Les Républicains avait déposé plus d’amendements que les autres groupes d’opposition. Mais comme ils n’ont pas déposé de motion de censure, ils n’ont pas été accusés d’être des agents perturbateurs. Quant aux suivants, ils ont été mobilisés dès les premières heures ou jours du débat, alors que le gouvernement était mis en minorité et qu’après débats l’Assemblée votait des mesures à laquelle la majorité était opposée.

Ceci dit, il faudrait une bonne dose de mauvaise foi pour ne pas voir que le débat n’est pas serein, et pas très efficace. On l’a dit, la menace du recours à l’article 49 modifie le fonctionnement. Et de manière plus générale, les oppositions ne se privent parfois pas de battre le gouvernement si elles en ont l’opportunité. Comment faire baisser la température tout en offrant une possibilité de faire passer les textes ? Une possibilité serait de laisser les débats se poursuivre, quitte à n’utiliser le 49.3 qu’à la toute fin de l’examen du texte. La discussion parlementaire aurait eu lieu, sans risque pour le gouvernement qui saurait qu’il peut faire passer son texte. Une telle solution apaiserait les débats. Elle forcerait aussi les oppositions à tenter de se faire entendre du gouvernement en se mettant dans une posture de proposition – libre à la majorité ensuite de les accepter ou non.

On pourrait aussi décider de supprimer cette arme nucléaire de l’arsenal parlementarisme rationalisé. Cela ne mènerait pas forcément au blocage, comme on l’a parfois entendu jusque sur le banc des ministres : la Constitution prévoit qu’en l’absence de vote du budget, le gouvernement peut légiférer par ordonnances, et ainsi éviter le spectre d’un shutdown à l’américaine. Il serait par contre obligé de faire ce que bien d’autres feraient dans des situations où la Constitution ne leur donne pas de tels pouvoirs. Il leur faudrait alors trouver des majorités de compromis sur chaque texte, et donc retirer ceux qui ne rassembleront évidemment pas une majorité des scrutins.

Une alternative existe, qui consisterait – sur un texte qui ne parvient pas à obtenir une majorité – à s’en remettre à la décision du peuple. Un gouvernement dans l’incapacité de faire passer ses projets de lois pourrait alors demander un référendum. Il pourrait le faire aussi souvent qu’il est nécessaire, ce qui pourrait s’avérer utile pour un gouvernement en situation de majorité toute relative : depuis 2008, la loi limite le recours au 49.3 aux textes budgétaires et à un seul autre texte au cours d’une session. Si la majorité pensait que le vote du budget est compliqué cet automne, la situation ne risque pas de s’améliorer dès qu’on en sera sorti.

Une telle solution aurait plusieurs avantages : elle permettrait des débats plus apaisés, et sûrement plus riches puisque la majorité serait contrainte d’écouter ce que disent les oppositions en prévision de la campagne qu’il ferait mener. Elle permettrait surtout de lui donner la légitimité qui lui fait tant défaut. Dans les circonstances de défiance généralisée pour l’action publique, ce n’est probablement pas superflu.


Étienne Ollion

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS, Professeur de sociologie à l'École Polytechnique

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