Twitter entre régulation financière et dérégulation symbolique
Dans la tempête de la prise de contrôle de Twitter par Elon Musk, l’une de ses décisions les plus controversées, les plus chaotiques mais peut-être aussi les plus emblématiques fut de décider de passer la certification (le petit badge bleu) à un modèle payant.
Initialement et depuis sa création, le badge bleu « Certifié » indiquait aux utilisateurs l’authenticité d’un compte d’intérêt public. Pour obtenir le badge bleu, précise l’aide en ligne de Twitter : « votre compte doit être authentique, notoire et actif ». Suivent une série de critères différents, à la fois quantitatifs et qualitatifs, pour « mesurer » ces 3 notions selon que vous soyez un gouvernement, une entreprise, un créateur ou une créatrice de contenu, un ou une activiste …
Fini ces embarras, il suffira désormais de s’acquitter mensuellement de 8 dollars et adieu toute nécessité d’authenticité, de notoriété ou même de simple… activité.
Certified By Chaos
Actuellement la certification payante est provisoirement (?) « suspendue ». Suite à son déploiement (et au chaos généré) cohabitent donc sur Twitter : les comptes qui étaient certifiés auparavant (et qui le restent) ; ceux qui ont acheté leur certification (ils seraient environ 140 000 en date du 11 novembre selon le New York Times, pour environ 240 millions d’utilisateurs) ; ceux qui ont bénéficié d’une « nouvelle » certification les indiquant comme « officiels » (coche grise) indépendamment de la certification bleue classique, nouvelle certification finalement arrêtée après quelques… heures, par Elon Musk lui-même indiquant « I just killed it »).
Dans ce chaos, il est possible, en cliquant sur le badge bleu, de voir apparaître l’information indiquant si ledit badge est le résultat d’une transaction commerciale (« compte certifié car il est abonné à Twitter Blue ») ou le reliquat d’un usage antérieur (« This account is verified because it’s notable in government, news, entertainment, or another designated category »).
Bien sûr, plusieurs problèmes firent immédiatement leur apparition : des comptes parodiques (Elon Musk indiqua alors qu’il allait rendre obligatoire la mention « Parodie » dans la bio du compte puis dans son nom lui-même, afin que cela apparaisse systématiquement) et de pures et simples usurpations d’identité (Elon Musk annonça la suspension permanente des comptes usurpant des identités sans indiquer la mention « parodie »).
Et puis, depuis le vendredi 11 novembre, il ne semble plus possible de souscrire à Twitter Blue (jusqu’à quand ?) mais le compte officiel du support Twitter annonce le retour du badge « officiel » (oui, celui que Musk annonçait avoir « tué » 2 jours auparavant…) en précisant par la voix de la directrice des produits Esther Crawford qu’il serait (le badge gris « officiel ») réservé à des gouvernements et organisations commerciales mais ne concernerait pas les individus « pour l’instant ».
Tout cela pourrait relever simplement des effets d’ajustements au marché dans le cadre d’une reprise en main erratique par un capitaine d’industrie totalement mégalomane, une sorte de « Chaos Managerial Club ».
Tout cela pourrait être uniquement la nouvelle itération du fameux dessin de presse « On the Internet Nobody Knowks You’re a Dog », comme le New Yorker ne manqua pas de le rappeler par le trait de Jeremy Nguyen avec le sous-titre : « On Twitter, nobody verifies you’re a dog ».
Mais rappelons que ce chaos global, qui touche une plateforme sociale singulière par la place qu’elle occupe (notamment) dans le débat politique et par la sociologie particulière de ses membres (surreprésentation des journalistes notamment), se produit dans un contexte qui est celui des élections politiques de mi-mandat aux États-Unis ; élections qui se sont tenues dans un contexte de désinformation déjà très préoccupant, et alors même que le 7 novembre, un certain Elon Musk appelait à voter pour les candidat.e.s républicains « pour préserver l’équilibre des pouvoirs » (sic) et sans qu’il soit précisément possible d’évaluer le niveau de parodie ou de cynisme de ce genre de déclaration.
Et par le pouvoir d’un tweet…
Il y avait le poème d’Éluard :
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Et il y a ce qui se passe sur Twitter en ce moment autour de la certification :
Où par le pouvoir d’un tweet
Les cours de bourse s’effondrent
Nous sommes nés pour le commerce
Pour le nommer
Dérégulé.
Car l’histoire la plus frappante de ces avanies certificatrices est celle de l’individu qui a acheté pour 8 dollars un badge certifié pour un faux compte qu’il avait créé au nom d’une compagnie pharmaceutique, Eli Lilly. (Faux) Compte sur lequel il publie le (faux) message suivant : « Nous sommes heureux d’annoncer que l’insuline est désormais gratuite. »
Le résultat ne se fait pas attendre : les cours de bourse de l’entreprise Eli Lilly mais aussi de quelques autres laboratoires vendeurs d’insuline (Novo Nordisk et Sanofi) s’effondrent littéralement, leur faisant perdre des dizaines de milliards de dollars de capitalisation boursière (qu’ils ont depuis presque entièrement récupérées).
Ce qui est notable dans cette histoire n’est pas tant la « blague » en elle-même que son impact dans l’économie sociale des discours auxquelles elle renvoie. Il faut rappeler qu’aux États-Unis ce sont près de 40 millions d’américains qui souffrent de diabète et que près de 9 millions d’entre eux dépendent de l’insuline pour survivre. Et que, si la fabrication d’un flacon d’insuline coûte moins de 10 dollars, les patients américains peuvent facilement voir leurs factures mensuelles d’insuline s’élever à plusieurs centaines de dollars.
Ce n’est bien sûr ni la première ni la dernière fois qu’une déclaration sur Twitter peut modifier, et parfois radicalement, la trajectoire d’un cours de bourse, Elon Musk lui-même étant à l’origine de plusieurs de ces incidents, qu’il s’agisse de ses propres sociétés ou d’autres n’ayant rien à voir (Signal ou Etsy pour n’en citer que deux). Et d’autres entreprises ont également subi le même genre de mésaventures : « Le fabricant américain d’armes Lockheed Martin s’est également fait parodier dans un tweet déclarant “suspendre les ventes à l’Arabie Saoudite et Israël” en raison du non-respect des droits humains. La compagnie pétrolière BP en a aussi pris pour son grade dans un tweet précisant : “Ce n’est pas parce qu’on a tué la planète qu’elle ne peut pas nous manquer”. »
Mais la finalité de ce qui apparaît comme autant d’errances d’une stratégie commerciale (et qui le sont en partie) ne doit pas faire oublier le projet, lui totalement pensé, d’une dérégulation systématique – car systémique – de l’ensemble des espaces où circulent des discours ; à commencer par ceux qui ont une performativité marchande évidente. Plus il y aura de dérégulation (dans la manière dont circulent les discours dans une société), plus il y aura de spéculation. Et plus il y aura de spéculation, plus les intérêts privés particuliers des grands actionnariats des médias s’en trouveront renforcés. Et plus la seule certification qui vaudra sera celle qui dépendra du cours de l’action du plus offrant.
Fils de pub & conflits de visibilité
Les règles de certification avant le règne d’Elon Musk étaient d’une opacité presque totale même si les « grands comptes » de personnalités publiques ou de médias finissaient par l’être (certifiés) et même si des comptes plus « petits » (en audience et en nombre de followers) pouvaient parfois l’obtenir. Mais aucune transparence n’était de mise et chacun en était réduit à diverses supputations pour expliquer l’obtention ou la non-obtention du badge bleu sur la base de règles pourtant apparemment explicites.
La certification, dans l’écosystème Twitter, n’a jamais réellement été un gage de crédibilité, sauf peut-être précisément pour toutes celles et ceux déjà victimes ou désireux et désireuses d’une forme de crédulité rassurante. La certification n’était pas non plus littéralement un gage de notoriété ou de popularité, même si bien sûr elle « signifiait » à la fois l’un et l’autre. Pour être précis, la certification était avant tout le signe d’un alignement entre des régimes discursifs médiatiques différents.
Je m’explique. Dans le monde d’avant, celles et ceux qui, par réseau, compétence, talent propre ou simple notoriété, accédaient à la parole publique médiatique en presse, radio ou télé se trouvaient souvent inaudibles ou « rabaissés » à visibilité égale (et parfois moindre) dans certains environnements de médias sociaux. Et ne le vivaient pas très bien.
Ce phénomène de concurrence des régimes de notoriété s’était par ailleurs déjà produit dans l’histoire des médias numériques. Souvenons-nous qu’il y a de longues années (circa 2005), le moteur de recherche Google avait commencé par intégrer les blogs dans ses résultats de recherche « classiques ». Les blogs étaient alors en pleine explosion et bénéficiaient de dynamiques de « viralité » extrêmement denses et inédites pour l’époque : ils étaient très souvent mis à jour, se citaient énormément entre eux, généraient beaucoup d’interactions en commentaires, etc. Et l’algorithme de Google y était très très très sensible.
À tel point que Google, après avoir initialement intégré les blogs comme des pages web « normales » dans sa stratégie d’indexation, avait fini par être contraint de développer une interface de recherche « à part » (Google Blog Search) car la visibilité de ces nouvelles « autorités » et expertises écrasait souvent les anciennes, dans un régime de concurrence attentionnelle déjà très encadré et qui s’écartait des standards de la firme. On avait eu notamment l’exemple de cet ingénieur dont le CV et le blog apparaissaient en premier sur la requête « informatique », devant les marques qu’étaient Microsoft, Oracle, etc. Google avait donc séparé le bon grain de l’ivraie, les « notorious big » de leurs nouveaux challengers.
Des années plus tard, la certification Twitter est elle aussi venue « marquer », toujours au sens littéral, celles et ceux qui prétendaient pouvoir bénéficier d’une visibilité supérieure tout en clamant que cette visibilité supérieure aux autres leur revenait en quelque sorte « de droit ». Ce n’est qu’ensuite que l’on vit émerger, mais là encore dans des régimes médiatiques davantage co-occurents que réellement concurrents, de nouvelles figures de la notoriété certifiées qui, à leur tour, se retrouvèrent sur les plateaux télé, radio, et ainsi de suite.
Lorsque le « vu à la télé » puis le « vu sur internet » ne furent plus des embrayeurs de consommation et d’audience suffisants, on passa alors à d’autres logiques assertives visant à « marquer », au sens propre et premier, l’énonciateur ou l’énonciatrice plutôt que l’énoncé.
Si l’individu est devenu une marque, s’il est traité comme tel à tout le moins, ou, pire encore, s’il rêve de l’être, et si nous sommes à plus d’un titre devenus autant de putains attentionnelles, c’est probablement, comme le remarquait Michel Serres, car les premières marques et l’origine de ce que nous nommons publicité est à chercher du côté des pratiques de « putains alexandrines » : « Je découvris que les putains d’Alexandrie sculptaient en négatif leur nom et leur adresse sous les semelles de leurs sandales et les imprimaient ainsi en marchant sur le sable de la plage. Marchant, elles marquaient. Leurs clients les suivaient à la trace. La publicité, rien de plus rationnel, fut inventée par les filles publiques. Comment nommer le titulaire d’une marque ? Un fils, en droite ligne, de ces putains alexandrines. »
Le badge entre récompense, marque et nudge
Des travaux universitaires sur les différents badges, pin’s et autres stickers existent dans différents champs, de l’anthropologie et l’histoire (où l’on analyse plutôt leur rôle social, identitaire et vestimentaire) à l’informatique et aux sciences de gestion (où ils sont analysés comme des déclencheurs et des embrayeurs au service de dynamiques marchandes ou d’entraînement mais aussi comme des certifications prosaïques comme, par exemple, les Open Badges). Les badges Twitter, celui de la certification (le bleu) comme celui de l’officialisation (le gris), tiennent un peu de tout cela à la fois.
Il s’agit bien sûr d’un marqueur identitaire au sens premier, c’est-à-dire celui d’un individu devenu une « marque » par le seul biais de la notoriété qu’on lui prête (ou qu’on lui vend). C’est l’avatar moderne du sceau, à ceci près qu’il est apposé par d’autres que l’expéditeur du message, pour autant que ce dernier se soumette aux conditions des premiers.
Mais il s’agit aussi d’un ornement, c’est-à-dire d’un signifiant dans le jeu des relations sociales qui vise à une distinction au sens de Bourdieu. Par-delà le badge bleu, de nombreux profils alignent d’ailleurs après leur nom ou dans leur bio différentes icônes, badges, émoticônes qui les identifient et les distinguent de la masse en les rapprochant ou en les appariant aux communautés dont ils ou elles se revendiquent. Cette dimension-là, celle du badge bleu, contrairement à ce qu’une analyse trop rapide pourrait laisser penser, persiste malgré sa monétisation. On achète autant la certification de marque que le jeu de références et la dynamique de « distinction » auxquels ce badge, même marchand, continue de renvoyer et qu’il continue de mobiliser dans l’horizon interprétatif de celles et ceux qui l’aperçoivent.
Et puis il s’agit bien sûr d’un nudge de récompense : on va interpréter (singulièrement et collectivement) ce qui est énoncé par les comptes disposant d’une certification (marchande ou non) différemment de la manière dont on interprète les énoncés sans ce rattachement iconique. Un nudge « double » qui fonctionne, autant dans le sens de la plateforme que dans celui des individus, comme un mécanisme incitatif permettant de normer les comportements visant à l’acquérir dans sa version non-marchande.
Rupture symbolique
En faisant le choix de monétiser son badge bleu de certification afin de le « valoriser » économiquement, Elon Musk engage simultanément une opération de dévalorisation symbolique de toute une économie de la citation et de la circulation des discours au sein de sa plateforme. Cette démarche semble parfaitement assumée. Il dérégule symboliquement en prétendant réguler financièrement.
Prenons si vous le voulez bien encore un peu de distance théorique et historique pour mieux comprendre ce qui se joue, in fine, autour de ces logiques de certification, payantes ou non.
Si l’internet et le web furent une révolution semblable au passage de la royauté à la République c’est parce que « l’autorité » (de droit médiatique sinon divin) finit par céder sa place à des formes plus troubles mais aussi bien plus fécondes d’autoritativité, notion essentielle développée dès 2003 par Évelyne Broudoux et définie comme « une attitude consistant à produire et à rendre public des textes, à s’auto-éditer ou à publier sur le WWW, sans passer par l’assentiment d’institutions de référence référées à l’ordre imprimé ».
Une autoritativité, mais aussi des agencements collectifs d’énonciation (Deleuze et Guattari), c’est-à-dire des collectifs capables de s’exprimer ensemble sans pour autant le faire par la voix d’un représentant désigné ou via un canal unique mais « simplement » par l’articulation d’espaces discursifs très densément reliés.
L’autre notion-clé pour comprendre ce qui se joue autour de la certification désormais payante, c’est la notion de publicitarisation, définie ainsi par Valérie Patrin-Leclère : « Une adaptation de la forme, des contenus, ainsi que d’un ensemble de pratiques professionnelles médiatiques à la nécessité d’accueillir la publicité. Cette adaptation consiste en un aménagement destiné à réduire la rupture sémiotique entre contenu éditorial et contenu publicitaire – elle se traduit, par exemple, par l’augmentation des contenus éditoriaux relevant des catégories “société” et “consommation” ou par le déploiement de formats facilitant l’intégration publicitaire, comme la “téléréalité” – mais aussi en un ménagement éditorial des acteurs économiques susceptibles d’apporter des revenus publicitaires au média. C’est le cas quand un traitement éditorial favorable, ou a minima un traitement éditorial non défavorable, est réservé aux pourvoyeurs de revenus pour ne pas courir le risque d’être victime d’une mesure de réprimande qui se concrétiserait par l’absence d’achat d’espace publicitaire. »
Autoritativité(s) en quête d’autorité, publicitarisation consubstantielle à la fabrique des énoncés médiatiques, économie de l’attention et concurrence attentionnelle gangrénée par un capitalisme qui est à la fois linguistique (Kaplan), sémiotique (Ertzscheid) et de surveillance (Zuboff).
Là où le capitalisme linguistique avait édicté en nouvelle norme le fait que les mots avaient un prix avant d’avoir un sens, les dérégulations autour de la certification de Twitter indiquent « simplement » que les individus ont également un périmètre tarifaire avant d’avoir un périmètre énonciatif. Ou à tout le moins que le second doit demeurer inféodé au premier. C’est une vision là encore très « muskienne » de ces nouvelles formes de despotisme managérial se pensant éclairé quand il n’est que mégalomane, et qui prétend diriger et organiser le monde à la seule dimension de sa monétisation possible.
On avait assigné un prix aux mots, on les avait fait entrer dans un régime spéculatif inédit et mortifère. Il fallait désormais en faire de même avec les individus. Alors et alors seulement la publicitarisation serait totale car l’ensemble des énoncés des récits médiatiques initiaux, l’ensemble des individus les prononçant, les servant et les articulant, et enfin l’ensemble des économies de la citation liées (reprises, montages, circulations, viralités) seraient financièrement intriquées à un tel point que les nouvelles dépendances ainsi créées ne pourraient plus être défaites qu’au prix d’une charge cognitive très élevée et globalement inaudible dans l’écosystème discursif global.