Sauver les œuvres d’art de la destruction involontaire
Que faire des œuvres d’art après leur exposition ? Si cette question se pose de façon pragmatique aux artistes, elle reste généralement effacée de nos imaginaires dans la mesure où, lors de l’exposition, tout est fait pour que l’œuvre transcende sa réalité matérielle, spatiale et temporelle. Même lorsqu’il s’agit d’œuvres qui parlent essentiellement de matérialité, de temps, d’espace. Même lorsqu’il s’agit d’œuvres éphémères, qui engagent des processus sur la durée de l’événement. Le moment de l’exposition suspend les œuvres et les actions dans une sorte de torpeur contrôlée de la forme idéale.
Mais cet instant public, comme la pointe d’un iceberg flottant et fascinant de stabilité, s’équilibre d’une masse logistique invisible, souvent lourde, et que seules les institutions et les galeries commerciales arrivent à maintenir un temps donné. Pour les artistes qui – in fine – ont la charge de leur travail, les dessous de l’exposition restent une zone critique, un poids économique difficile à porter et qui pèse sur leur pratique. Il se peut qu’à cet endroit se joue le destin des œuvres d’art.
Comment ne pas être pris d’une romantique indignation devant le constat qu’une partie importante de la production artistique est jetée en catimini, par les auteurs, après avoir été exposée et ce, pour avoir rencontré des problèmes d’ordre purement logistique ? Ces problèmes ne relèvent à priori aucunement des enjeux esthétiques dont les œuvres ont la charge. Mais le fait est que certaines d’entre elles se trouvent empêtrées dans des situations si prosaïques qu’elles y perdent l’accroche nécessaire à leur contexte artistique et finissent par disparaître.
Pour tenter une réponse à ce gaspillage, pour sauver ces œuvres de la vulgarité, nous avons imaginé qu’il fallait créer une logistique qui leur soit propre, une logistique convertie en expériences esthétiques et sensibles dans lesquelles les œuvres pourraient continuer d’exister pleinement en dehors du lieu d’exposition.
En 2013 nous avons démarré le projet « cONcErn – infrastructure artistique ». Le premier outil que nous avons mis en place pour ces œuvres à la dérive est un dépôt. En effet, le problème du stockage des œuvres après exposition nous est apparu le plus manifeste. C’est essentiellement le manque de place qui oblige les artistes à se débarrasser, à contrecœur, de certaines de leurs œuvres. Cela se comprend par le fait que de nombreux artistes mènent leur travail dans la vivacité des villes et qu’ils doivent investir dans des espaces et des moyens de production pour maintenir une dynamique créatrice plutôt que de dépenser des loyers dans des espaces de stockage.
Afin de pouvoir accueillir les œuvres en dépôt, nous avons fait l’acquisition d’une ancienne fabrique de remorques agricoles située au centre géographique de la France, à Cosne-d’Allier exactement. Sur près de 3 000 mètres carrés, les lieux se composent de différents espaces : bâtiments, hangars et espaces verts.
Davantage une collecte qu’une collection, cONcErn ne fait pas de sélection en fonction de choix esthétiques ou d’une certaine notoriété de l’œuvre ou de l’artiste. Les seuls critères pour qu’une œuvre intègre le dépôt sont qu’elle se trouve véritablement dans une situation de risque de destruction, qu’elle ait déjà été exposée à un public et qu’elle puisse être mise à vue, en l’état, dans le dépôt cONcErn. Actuellement, le dépôt accueille les œuvres d’une quarantaine d’artistes de tous horizons.
Chaque œuvre qui arrive à cONcErn fait l’objet d’une « Réception » avec l’artiste et le public pour l’accueillir, la célébrer et l’intégrer au dépôt. L’histoire singulière et anecdotique du parcours de l’œuvre est alors évoquée : les conditions de sa production, sa situation d’exposition et les raisons qui l’ont conduite jusqu’ici. Pour ces œuvres en sursis, l’attention et la bienveillance du public au moment de leur réception sont essentielles pour soutenir leur nouveau mode d’existence qu’est le dépôt « visible ».
À ce propos, le public est systématiquement averti de la situation de l’œuvre. Il est presque missionné pour accompagner l’œuvre dans cette situation de stockage et pour participer à la protection de ce temps de latence. Nous comparons souvent la visite du dépôt à celle des coulisses d’un théâtre où le spectateur pourrait s’introduire, découvrir l’envers du décor et encourager les comédiens fatigués. C’est un espace de repos pour les œuvres où les enjeux de l’exposition sont désamorcés.
cONcErn se veut une zone tampon, qui laisse aux artistes la possibilité de décider du sort de leur travail, de le voir évoluer.
Toute œuvre confiée à cONcErn reste l’entière propriété de son auteur qui en dispose totalement. Le temps du dépôt de l’œuvre est indéterminé. Un phénomène, nous semble-t-il, prend de l’ampleur : les artistes qui déposent leur œuvre chez nous s’intéressent de plus en plus au vécu de leur travail dans un environnement non-aseptisé, comme s’ils cherchaient à tester la résistance de l’art dans un contexte vivant et animé.
Les conditions sont rudes à cONcErn et très éloignées de la conservation muséale. C’est un endroit peuplé d’animaux sauvages, de plantes, où les températures varient excessivement entre l’été et l’hiver, où la poussière et l’humidité font « bon ménage ». Le fait que nous tenions à ce que les œuvres restent visibles pendant tout le temps de leur dépôt induit qu’elles ne soient pas protégées, emmitouflées dans du papier bulle ou des caisses de transport. La dégradation de l’œuvre par l’usage, c’est à dire par sa mise à vue, est alors envisagée par les artistes – et également par le public – plutôt comme une évolution, une adaptation aux conditions de vie.
cONcErn se veut une zone tampon qui laisse aux artistes la possibilité de décider du sort de leur travail, de le voir évoluer, de le redynamiser ou d’en faire le deuil et en demander la destruction. En effet, il n’est pas dit ici qu’il faille conserver les œuvres à tout prix et en toute circonstance. Il se peut que l’artiste ne soit pas satisfait de la tournure plastique que prend son œuvre dans le temps ou qu’il ne trouve plus de pertinence à son contexte… Il peut alors en demander la « destruction orchestrée » à cONcErn. Dans ce cas, nous organisons un événement basé sur l’ultime occurrence de l’œuvre en question. Nous réfléchissons à la manière dont elle peut être détruite pour que ses potentiels esthétiques, conceptuels et symboliques restent partie prenante jusqu’au bout. À ce jour, nous avons orchestré quatre destructions d’œuvre à cONcErn en explorant différents procédés.
Afin de canaliser les différents axes d’expérimentation que nous menons à cONcErn avec les œuvres en dépôt, nous nous donnons, chaque année, une thématique qui oriente nos actions. Ainsi, depuis huit ans, nous avons successivement travaillé sur le statut de l’œuvre en dépôt, sa réactivation en dehors de son mode d’exposition, sa possible destruction, l’inventaire des dépôts, ou encore sur le transport de l’œuvre. Notre « logistique sensible », sur la question du transport d’une œuvre s’est concrétisée sur la longue histoire d’une œuvre intitulée Eléor.
Eléor est une pièce de l’artiste Cécile Paris produite par Passerelle, centre d’art à Brest en 2015. C’est un très grand rideau de 12 mètres par 3 mètres qui sectionnait en deux l’espace de son exposition Conduire, danser, filmer. Le rideau est fait de lanières en plastique qui tombent à la verticale. Les lanières sont discrètement scotchées de manière à créer un motif répétitif par la juxtaposition de carrés qui alternent le blanc, le noir et un mix de couleurs primaires.
C’est une sorte de « Pénétrable » à la J.R Soto qui renvoie, à première vue, au courant minimaliste des années 60. Mais le minimalisme de cette sculpture n’est pas sans équivoque. En effet, on bascule assez vite dans une dimension anecdotique lorsqu’on reconnaît le rideau de porte anti-mouche aux connotations populaires des campings de bords de mer, un produit de pacotille, dérivé industriel à l’esthétique épurée.
Après l’exposition, Cécile Paris ne peut pas emporter l’imposant rideau dans son atelier parisien. Pendant trois ans, Eléor est alors stockée dans les remises de Passerelle. Les Centres d’art n’ont pas vocation à stocker les pièces qu’ils produisent et c’est grâce à un accord tacite qu’Eléor bénéficie, à l’époque, de ce stockage. Bien qu’aucune urgence ne soit encore manifeste, Cécile Paris sait qu’elle doit trouver une solution durable pour son œuvre, sinon, elle devra s’en séparer, la jeter.
Cécile Paris propose Eléor aux collections du Centre national des arts plastiques (Cnap). Bien qu’elle soit retenue à la première sélection, la tentative n’aboutit pas à une acquisition. C’est à ce moment-là que Cécile se tourne vers cONcErn et nous propose le dépôt de son œuvre. Seulement voilà, le problème logistique dans lequel se trouve Eléor ne s’arrête pas à celui du stockage mais s’étend à celui du transport. En effet, l’exposition ayant eu lieu trois ans auparavant, le centre d’art ne peut plus se permettre de prendre en charge le transport pour rapatrier l’œuvre en quelque endroit. En revanche, c’est une formidable opportunité pour cONcErn de s’attaquer à la question du transport et de tester en ce domaine son concept de logistique esthétique et sensible.
Concrètement, il s’agit pour cONcErn de faire de ce transport un voyage ! Il faut s’appuyer sur la force de l’œuvre, sur ce qu’elle dégage pour lui inventer de nouveaux contextes. Pour sauver Eléor, il faut la faire exister davantage encore, en dehors de son mode d’exposition idéal, pendant son stockage, pendant son trajet. Avec un transport habituel d’œuvres d’art, Eléor aurait été simplement enfermée à l’arrière d’un camion à Brest et déchargée à Cosne-d’Allier. Les impacts d’un tel trajet n’auraient pu être jugés qu’à l’aune du coût économique et écologique engagé, tandis qu’avec une logistique convertie en expérience artistique, la situation allait s’enrichir d’une dimension symbolique et relationnelle.
Ainsi, nous imaginons avec Cécile Paris de maintenir l’œuvre en visibilité autant que faire se peut pendant son voyage, d’avancer par étape en faisant des haltes dans les centres d’art, ateliers d’artistes, musée et même au camping ! C’est en s’appuyant sur l’œuvre elle-même et les enjeux esthétiques qu’elle propose que nous basons notre scénario de « sauvetage ». Pour Eléor, l’image de la caravane s’impose comme moyen d’itinérance. Nous achetons une caravane d’occasion que nous customisons avec une structure métallique extérieure pour y suspendre le rideau tout autour, telle une jupe de tahitienne. Ainsi, l’œuvre reste visible et, malgré son exotisme, en lien avec les territoires qu’elle traverse.
Un troisième enjeu se présente : Eléor a besoin d’être restaurée. Les scotchs entre les lanières de plastique ont fondu pendant le temps de stockage à Passerelle et le rideau est maintenant en lambeaux. Cela compromet beaucoup la mise à vue de l’œuvre envisagée en premier lieu. En même temps, cette nouvelle contrainte ouvre des possibilités. C’est justement ce qui nous permet de proposer à chaque halte une action collective autour de l’œuvre et de solliciter des personnes pour participer à sa restauration dans les différents contextes où nous sommes accueillis.
La réparation est simple à exécuter, il suffit de remplacer les scotchs. Ainsi, à chaque étape le long du quart nord-ouest de la France que nous sommes en train de traverser, nous organisons, sous forme d’ateliers nomades et participatifs, la restauration d’Eléor. Le rideau s’allonge petit à petit, regagnant chaque jour ses lanières colorées et sa puissance plastique d’origine.
Le potentiel artistique de ce voyage augmente encore puisque Cécile Paris tourne en même temps son film Le voyage en plus avec la comédienne Marie-Bénédicte Cazeneuve qui nous accompagne. Ce film met en scène un élément du rideau, cette fois enroulé sur lui-même, que la comédienne brandit comme un bâton de l’artiste conceptuel roumain André Cadere. Elle gravite autour des ronds-points et des monuments aux morts que nous trouvons sur notre route.
Plus qu’un transport d’œuvre, le voyage devient alors, pour Cécile Paris, une toile de fond pour la production d’une œuvre nouvelle, un contexte pour le personnage de son film. Par la suite, Cécile Paris propose Le voyage en plus aux collections du Cnap qui, cette fois, en fait l’acquisition.
Pour finir, nous arrivons avec la caravane à Cosne-d’Allier pendant les festivités de l’été. Un cortège de villageois accompagne Eléor sur ses derniers mètres jusqu’à son nouveau lieu de résidence : le dépôt cONcErn. Pendant quelques mois, nous continuons de présenter le rideau accroché autour de la caravane, ce qui nous permet d’évoquer ce voyage et nos souvenirs avec les visiteurs. Ensuite, Eléor reprend sa forme initiale : un grand rideau qui sectionne l’espace en deux. Sauf que cette fois, il ne s’agit plus de l’espace d’exposition mais de celui du dépôt cONcErn. L’œuvre est toujours visible actuellement et les scotchs semblent tenir bon. Pour la voir, il suffit de venir jusqu’ici, dans sa retraite.
C’est aussi grâce à cette aventure que cONcErn rencontre son « ambassadrice » : Marie-Bénédicte Cazeneuve. De la rencontre avec la comédienne nait l’écriture d’une courte performance théâtrale intitulée La boite noire. Deuxième vol : Au ras des comètes. Écrite comme une ballade au milieu des œuvres en dépôt à cONcErn, cette pièce nous permet de parler de notre projet dans différents contextes, hors de nos murs et de faire une sorte d’inventaire artistique des œuvres qui nous sont confiées.
Cet inventaire est pour nous, là encore, un moyen de ne pas oublier les œuvres en dépôt, d’en faire l’éloge, la publicité, de conjurer leur disparition présagée. Vu sous cet angle, l’inventaire, prend des allures d’outil nécessaire à la protection. Pensons aux inventaires faune-flore qui, bien souvent, sont orientés vers un souci de préservation d’un site, d’un biotope et des espèces qui l’habitent et le constituent.