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Nicaragua : un cri pour Dora Maria Tellez et Violeta Granera

Sociologue

Dora Maria Tellez et Violeta Granera sont, comme deux cents autres prisonniers politiques, les victimes héroïques du raidissement dictatorial du couple Ortega-Murillo, au pouvoir au Nicaragua depuis 2007. Fausses accusations et procès truquées se succèdent pour ceux qui osent s’opposer, au nom de la démocratie, aux deux égocrates dont le régime a systématisé l’usage de la terreur à un point jamais atteint dans l’histoire du pays.

Dora Maria Tellez et Violeta Granera, vous êtes aujourd’hui deux figures emblématiques des prisonniers politiques de la dictature qu’exerce le couple Ortega-Murillo sur le Nicaragua depuis 2007.

Dora Maria, tu es du petit nombre des sandinistes historiques dont le nom est respecté comme un exemple de vaillance et de rigueur morale. Tu es le contre-exemple de tes anciens camarades, pour certains dirigeants de haut-rang, pour d’autres simples militants, devenus des affairistes, qui vivent des prébendes du régime.

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Née en 1955 dans une famille de la classe moyenne de Matagalpa, tu as rejoint les rangs du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) en 1975. En 1978, tu prends part à l’audacieuse prise en otage des parlementaires somozistes, l’opération chanchera, qui permit la libération de nombreux prisonniers de la dictature somoziste, des membres du FSLN bien sûr, mais aussi d’autres opposants, tel le Negro Chamorro, auteur d’une courageuse tentative d’attentat contre Somoza.

En juillet 1979, tu diriges d’une main de maître l’insurrection qui libère Léon, la deuxième ville du pays. Tu y accueilles le premier gouvernement révolutionnaire. Tu es ensuite nommée à la tête du Conseil d’État avant de devenir ministre de la Santé lors de la première présidence de Daniel Ortega (1984-1990). Élue au parlement lors des élections de 1990, élections où le FSLN perdit non seulement la majorité à l’Assemblée, mais vit la victoire de Violeta Barrios de Chamorro à la Présidence de la République, tu es très vite apparue comme une des figures de proue du groupe sandiniste à l’Assemblée sous la présidence de Violeta Barrios de Chamorro (1990-1996).

Tu as plaidé, une des premières, pour un aggiornamento démocratique au sein du Front. Ce choix t’a conduite à rompre avec Daniel Ortega et Tomas Borge qui appelaient à se ré-emparer de l’État et à le vassaliser au parti. Tu as fondé en 1995, avec Sergio Ramirez, Hugo Torres et Victor Hugo Tinoco, le Mouvement rénovateur sandiniste (MRS). Les rénovateurs ont choisi de t’élire secrétaire générale de ce parti. En 2008, lorsque le Conseil suprême électoral a interdit au MRS de participer aux élections municipales, tu t’es lancée dans une longue grève de la faim en signe de protestation contre cette première atteinte aux libertés démocratiques.

Depuis, tu n’as cessé de réfléchir, de la façon la plus avisée, aux dix années de la révolution sandiniste, pour jeter les bases d’une nouvelle praxis politique. Tu as fort lucidement jugé que ce que Daniel Ortega, lors de son retour au pouvoir, nommait la « deuxième époque de la révolution », n’était que le projet de jeter les bases d’une nouvelle dictature totalitaire au profit d’un couple et de leurs enfants. Ton sens critique t’a aussi conduite à peser pour que le MRS se rénove en accentuant sa mue démocratique, pour le transformer en un nouveau parti, l’Union démocratique rénovatrice (UNAMOS).

Violeta, tu es née en 1951 au sein d’une famille libérale. Tu es la fille d’un sénateur somoziste assassiné par les sandinistes en 1978. Exilée dès lors au Guatemala, puis au Honduras, tu as immédiatement été active au sein des groupes d’entraide des Nicaraguayens en exil. Tu as ensuite rejoint dans les années 1980 les rangs de l’Association nicaraguayenne pro-droits de l’homme (ANPDH). Tu as été du petit nombre de ceux qui ont rudement bataillé pour que cette association dénonce, aussi bien, les exactions des contras, que celles des militaires et des policiers sandinistes. Tu as ainsi joué un rôle de premier plan dans l’épuration de la Contra et le surgissement d’une nouvelle direction de comandantes, venus des rangs de la paysannerie et pour certains de la mouvance sandiniste. Revenue au Nicaragua en 1990, tu as pris la direction de l’ANPDH. Tu y as été, au départ très seule, partisane décidée d’une politique de réconciliation nationale et de pardon.

Pour ce faire, et ce à la grande fureur de toute une partie de la nébuleuse de l’ex Contra, tu as annoncé publiquement que tu te devais de pardonner aux assassins de ton père. Tu as mis un point d’honneur à ce que l’ANPDH défende avec la même vigueur les ex contras comme les militaires démobilisés, les recompas, qui parfois firent cause commune contre un gouvernement qui ne tenait pas ses promesses. Tu as joué un rôle pionnier dans la mise en place d’espaces de dialogue avec des femmes venues de la mouvance sandiniste. Tout en restant fidèle au catholicisme, tu as su te faire apprécier de ces militantes féministes, notamment en sanctionnant immédiatement un responsable de l’ANPDH accusé de harcèlements sexuels.

Par la suite, tu as été élue à la direction du Mouvement pro Nicaragua et tu as dénoncé avec vigueur le pacte oligarchique entre Daniel Ortega et son associé/rival, l’ex-président du Nicaragua Arnoldo Aleman, ainsi que l’affairisme et la corruption de nombreux politiciens. Puis, à partir de 2007, tu as combattu pied à pied la volonté d’Ortega, non seulement de mettre fin à tout principe de division des pouvoirs, mais, plus encore, d’inféoder toutes les institutions à la personne du Président de la république. En 2018, lors du soulèvement contre la dictature Ortega Murillo, tu as participé au mouvement fédérant l’opposition, l’Unité nationale bleu et blanc (UNAB). Ton sens politique a fait de toi une des figures de proue de l’opposition. Ton aura a dès lors été telle que certains ont souhaité que tu formes, avec Ana Margarita Vigil[1], l’actuelle secrétaire de l’Union démocratique rénovatrice (UNAMOS), un duo pour l’élection à la présidence et à la vice-présidence de la république en 2021.

Vos procès, vos conditions de détentions confirment l’extrême violence et la cruauté du régime institué par le couple Ortega-Murillo.

Violeta Granera et Dora Maria Tellez, vous êtes aujourd’hui détenues dans le centre pénitentiaire du Chipote, un complexe carcéral construit non loin du lieu où les Somoza avaient leur quartier général – le Bunker – dont le sous-sol fut un centre de torture, sous leurs règnes, mais aussi durant celui du FSLN. Après des procès montés de toutes pièces en début d’année, puis des condamnations à des peines de prison extrêmement longues[2], condamnation doublée de l’impossibilité de se pourvoir en appel, vous êtes soumises, depuis le mois de juin 2021, à un régime de détention extrêmement sévère et cruel. Vous êtes à l’isolement total dans l’obscurité. Vous êtes privées de tout objet personnel. Vous ne recevez qu’une alimentation réduite. On vous refuse tout soin médical et vous ne recevez que de très rares visites, moins d’une par mois, de vos proches.

Il faut rappeler que votre sort est le lot commun de quelque deux cents autres prisonniers politiques. Vous avez été toutes deux arrêtées en juin 2021, au même moment que près de quarante autres figures de proue de l’opposition : des candidats à la présidence, des leaders des partis d’opposition et des associations de la société civile, des journalistes. Depuis, des dizaines de dirigeants et de militants des partis d’oppositions, comme des leaders de la société civile, vous ont rejoint en prison. Si, avant leurs procès, quelques-uns de ces prisonniers d’opinion arrêtés en juin 2021 ont été moins maltraités, telle la candidate à l’élection présidentielle Cristina Chamorro mise aux arrêts domiciliaires, toutes et tous les autres ont été soumis aux mêmes violences que vous. Ce sont là autant de formes de ce qu’Amnesty international qualifie depuis un bon demi-siècle de « torture blanche ».

Tous les procès, les vôtres comme ceux de vos compagnons de détention, ont été instruits sans laisser aucune possibilité aux accusés d’organiser leur défense avec leurs avocats. Les preuves avancées pour étayer les accusations de « blanchiment d’argent » et de « conspiration contre l’intégrité nationale au préjudice de l’État et de la société » ont été autant de preuves fabriquées. Ce furent soit des propos tirés de leurs contextes, notamment des bribes d’échanges de courriels, soit de pures et simples calomnies soit, enfin, des dépositions de faux témoins – le plus souvent des policiers récitant mal leurs leçons. C’est dire qu’à l’image des autres accusés jugés au début de l’année 2022, vous avez été condamnées sur la base d’accusations mensongères et sans que vous soit laissée la possibilité d’organiser votre défense.

Vos procès, vos conditions de détentions, comme celles de vos compagnons d’infortune confirment la constance de l’extrême violence et de la cruauté du régime institué par le couple Ortega-Murillo. On a justement parlé de multiples dénis de justice comme de la façon parfaitement arbitraire dont était appliquée la loi. Nul doute là-dessus, la justice est aux ordres. Elle est fonction des caprices et du désir de toute puissance des tyrans.

Mais il y a plus. De telles manières installent le couple Ortega-Murillo dans une position que n’avait jamais eu auparavant aucun autre gouvernant, ni les Somoza durant leur long règne, ni la Direction nationale du FSLN, ou Daniel Ortega lui-même, durant la décennie que dura la révolution sandiniste. Sans doute, à ces différentes époques, les emprisonnements arbitraires, l’usage de la torture pour marquer la toute-puissance du pouvoir en place, comme les procès injustes ne manquèrent pas. Pedro Joaquin Chamorro en a laissé un témoignage poignant dans Estirpe sangriente pour l’époque somoziste, tout comme Robert Czarkowski dans De Polonia a Nicaragua. Mais il y a cette fois-ci quelque chose qui excède et dépasse les formes de tyrannie qu’a auparavant connu le Nicaragua. Les formes mêmes des accusations formulées à votre encontre, tout comme la manière dont se sont déroulés vos procès et les modalités de vos détentions, dessinent une nouvelle forme d’exercice et d’incarnation du pouvoir, allant toujours plus loin dans la négation de l’humanité, dont témoignent aussi le sort fait aux autres prisonniers nicaraguayens.

Partons des chefs d’accusation lancés à votre encontre, et ceux de nombreux autres détenus : le « blanchiment d’argent » et la « conspiration contre l’intégrité nationale au préjudice de l’État et de la société ». Ces deux accusations ont servi à dénoncer le fait que certaines associations, par exemple la Fondation Violeta Barrios de Chamorro, mise sur pied par les enfants de l’ex-présidente du Nicaragua (1990-1996) et dirigée par sa fille ainée, Cristina, candidate déclarée à l’élection présidentielle de novembre 2021, des organisations de défense des droits de l’homme, des fondations féministes et des médias indépendants recevaient des fonds de fondations privées comme la fondation Soros, d’organisations féministes des pays centraux ou d’institutions publiques étrangères, nord-américaines comme le National Endowment for Democray, ou encore européennes tel le Parlement ou la Commission européenne.

L’une des visées de ces accusations mensongères, aucune des institutions donatrices n’étant liée au narcotrafic, était à l’évidence de rabaisser tous les opposants au rang des délinquants de droit commun. Ce, en les accusant de collusion avec des criminels considérés comme particulièrement infâmes, les narcotrafiquants. Mais il y a plus, car de telles accusations ont mis en lumière les énormes paradoxes du système accusatoire nicaraguayen.

En effet, durant les années 1990, Daniel Ortega reçut, via la fondation Augusto Sandino, et parfois même directement, d’importantes aides financières de la Libye de Kadhafi. Celles-ci lui servirent à rétablir son pouvoir au sein du FSLN en achetant une à une certaines loyautés, notamment chez les cadres du parti siégeant au parlement ou à la tête de mairies, ce qui lui permit de mettre sur la touche les partisans d’un aggiornamento démocratique.

Dans les années 2000, il put bénéficier de l’aide du Venezuela de Chavez. Et, dès son retour au pouvoir en 2007, ces donations devinrent bien plus importantes. Le Venezuela versa des fonds considérables à l’État nicaraguayen qui contracta l’obligation de rembourser ces prêts. Pour autant, ces fonds vénézuéliens furent attribués à une coopérative, Alba Caruna. Cette entité privée fut administrée de façon toute discrétionnaire par Rosario Murillo. L’épouse du Président de la république utilisa ces fonds à la fois pour lancer des programmes sociaux et pour renflouer les caisses du FSLN.

Le paradoxe fut qu’elle n’eut à en rendre compte à aucun autre représentant de l’État que son mari. Il n’y eut aucun audit public de magistrats ou de fonctionnaires pour vérifier comment ces fonds avaient été utilisés. Ce qui est frappant dans l’examen des faits, ce n’est pas seulement la mise en place de ce que l’on peut appeler, à la suite de Carlos Torre, un « légalisme discriminatoire », mais que ce « légalisme discriminatoire » fait aussi du Président de la république et de la vice-présidente, non seulement des êtres exemptés des obligations légales ordinaires, mais des êtres qui incarnent un nouveau pôle d’organisation du social. Ils sont placés dans une situation où la femme du Président de la république, en raison de la confiance que lui accorde ce dernier, administre de façon toute discrétionnaire des fonds publics pour des fins où s’entrecroisent inextricablement des politiques sociales de lutte contre la pauvreté, mais aussi l’activité partisane.

Apparaît un pôle qui fait d’un couple public et privé, le Président de la république et son épouse, l’incarnation de l’État et du parti, et ce de la façon la plus ostentatoire. Jamais, ni sous les Somoza, ni durant la décennie révolutionnaire, de tels amalgames n’avaient eu cours. Les Somoza avaient certes détourné des fonds publics, les dirigeants sandinistes aussi, mais cela sans jamais agir au grand jour – on pratiquait cela en toute discrétion. Or le couple Ortega Murillo donne un tour légal et public à ces distorsions. De telles pratiques marquent l’émergence d’une série de nouvelles normes légales où la toute-puissance du dirigeant et de sa femme s’affirme sans fards. À l’inverse, les autres entités recevant des fonds de l’étranger sont accusées de blanchiment d’argent lié au narcotrafic.

L’autre nouveauté, encore plus radicale cette fois-ci, est l’accusation, lancée contre Dora Maria Tellez, Violeta Granera et de nombreux autres prisonniers politiques, d’avoir organisé « une conspiration pour attenter à l’intégrité nationale au préjudice de l’État du Nicaragua et de la société ». Tous ces opposants, ce sans aucune exception, avaient appelé au respect de l’esprit de la constitution nicaraguayenne. Rédigée durant les années 1980 par une assemblée à majorité sandiniste, la constitution interdisait la réélection d’un président sortant comme la possibilité pour un citoyen nicaraguayen d’exercer plus de deux mandats présidentiels, dispositions qui étaient devenues caduques suite à une réforme votée au lendemain du retour d’Ortega au pouvoir.

Plus encore, les opposants avaient exigé l’organisation d’élections générales pluralistes et concurrentielles pour sortir de la crise de 2018, et ce dès le début des tueries commises à l’encontre des manifestants cette même année. Ils avaient en outre reconnu le bien fondé des sanctions internationales contre les membres du Front sandiniste, redevenu un parti-État, et de la police coupables des crimes commis lors de la répression des mouvements de 2018. À revendiquer publiquement de tels choix politiques, ils dénonçaient comme illégitimes, au nom des idéaux démocratiques dont se réclame toujours la constitution nicaraguayenne, comme les traités internationaux auxquels a souscrit le Nicaragua – notamment la charte de l’OEA –, les prétentions de Daniel Ortega et de sa femme à se poser en entités incarnant à la fois l’État, la nation et la société.

Les accusations de « conspiration pour attenter à l’intégrité nationale » signalent très nettement l’apparition d’une conception de l’ordre social où toute forme d’opposition rappelant les détenteurs du pouvoir au respect des lois existantes est considérée comme un ferment de dissolution de l’ordre social. Si les mots employés sont nouveaux et inventés par le couple Ortega-Murillo et leurs juristes, la figure qu’ils esquissent est celle de ce que Soljenitsyne, désignant Staline, appelait l’Égocrate. Pour reprendre les termes de Claude Lefort, le Nicaragua a vu la mise en place d’un pouvoir qui prétend concentrer en son sein tous les foyers de la légitimité, qui fait fi des principes libéraux de division des pouvoirs. Le Pouvoir prétend incarner tout à la fois l’État et la société.

Dora Maria et Violeta, comme tous les autres prisonniers politiques, vous êtes soumises à des conditions de détentions qui n’ont d’autre but que de vous briser moralement et physiquement. La nourriture qui vous est donnée est rationnée, et votre sous-alimentation a fait de vous de véritables squelettes. Vous avez, toutes et tous, perdu de six à seize kilos lors des premiers quatre-vingt jours de vos détentions. Certains se sont encore plus amaigris. Ils sont parfois tellement affaiblis qu’ils ne peuvent se tenir debout et s’évanouissent lors des comparutions devant leurs juges. D’autres perdent dents et cheveux. Tous ceux qui souffrent de maladies chroniques sont privés de soins médicaux adéquats. Vous êtes tous privés de la lumière du soleil et de toute promenade. On vous soumet, pour les uns à un éclairage continu, pour les autres à une obscurité permanente, ce dans un seul but : vous faire perdre vos repères temporels.

Vous êtes raillés par les gardiens qui multiplient en outre les attaques machistes contre les détenues. Certains et certaines ont été violées. D’autres sont enfermés à l’isolement dans des cachots aux portes scellées de deux mètres sur deux et reçoivent leur nourriture par une petite ouverture pratiquée dans le plafond de leur cellule. Tout est fait pour vous briser physiquement et moralement. Ortega affiche même, avec une morgue insolente, non seulement son refus de toute pitié, mais son indifférence face à la mort des détenus, même ceux dont il fut le plus proche.

L’histoire de Hugo Torres est sur ce point tout à fait édifiante. Arrêté, comme vous deux, en juin 2021, cet ancien guérillero devenu général de l’armée sandiniste fut un héros de la guerre contre Somoza. Il participa à des coups de mains spectaculaires contre la dictature somoziste, puis aux combats contre la Garde nationale en 1978 et 1979[3], mais fut aussi un des organisateurs de l’Armée populaire sandiniste, puis des contre-offensives contre la Contra. Mieux, il fut partie-prenante du commando sandiniste qui réalisa, en décembre 1974, une prise d’otage dans la maison d’un proche de Somoza qui permit la libération de Daniel Ortega, à cette époque détenu dans des conditions effroyables. Pour autant, lorsqu’il décéda en prison, le couple Ortega-Murillo n’eut pas un mot à son égard.

Dora Maria et Violeta, le couple Ortega-Murillo veut vous briser pour avoir voulu défendre votre liberté et celle des Nicaraguayens.

Ce que révèlent ces traitements que vous avez subis vous et vos compagnons, tout comme les déclarations du couple Ortega-Murillo à l’encontre de leurs opposants, qualifiés sans relâche de « délinquants putschistes / delincuentes golpistas », et enfin leurs diatribes anti-impérialistes à l’encontre de tous leurs critiques, c’est leur volonté explicite et tranquille de terroriser l’opposition et de se montrer ouvertement comme des opposants résolus de toute référence aux principes démocratiques.

Là encore, ils innovent par rapport aux Somoza et aux années de la révolution sandiniste. En effet, en 1977, lors des débuts de la présidence de Jimmy Carter et de la mise en place d’une nouvelle politique des droits de l’homme en Amérique latine, Anastasio Somoza Debayle eut soin de ne jamais défier frontalement la communauté internationale et, plus encore, les États-Unis. Il louvoya, tenta de dissimuler les méfaits de la Garde nationale, en particulier ses tueries à l’encontre de paysans soupçonnés d’appuyer les guérilleros du FSLN. Il consentit même à certains aménagements en matière de respect des droits de l’homme ou à des pourparlers avec l’opposition en 1978.

Surtout, il ne revendiqua jamais une manière de politique de terreur systématique à l’encontre de ses opposants, même s’il la pratiqua indéniablement notamment lors de la répression de l’insurrection de septembre de 1978. Quelles qu’aient été leurs volontés de créer un nouvel ordre politique inspiré du castrisme, les sandinistes eurent longtemps à cœur de développer tout un argumentaire montrant que leurs conceptions de la justice et de la démocratie étaient plus « réelles » que celles de la « démocratie bourgeoise ». Souvenons-nous des déclarations de Tomas Borge lors des premiers jours de la révolution : « Notre vengeance sera le pardon ». Il organisa même un acte officiel où il se montra magnanime, accordant son pardon à un garde national qui avait été un de ses anciens geôliers.

Cela n’empêcha pas, par la suite une politique d’assassinats sélectifs : des exécutions sommaires vis-à-vis d’anciens gardes nationaux, ou des assassinats clandestins à l’encontre de têtes de file de l’opposition. Souvenons-nous du leadeur miskitu, Lysther Athders, arrêté et assassiné en octobre 1979, au leader du monde entrepreneurial, de Jorge Salazar, attiré en novembre 1980 dans un traquenard par la Direction générale à la sureté de l’État (DGSE), ou des premiers opposants dans les zones rurales. Les sandinistes tournèrent aussi le dos à leurs promesses de respecter le pluralisme politique lorsqu’ils instaurèrent l’état d’urgence et suspendirent toutes les libertés publiques à partir de 1982.

C’est dire que les sandinistes oscillèrent entre des moments – de 1980 à 1984 puis de 1985 à 1987 –, l’époque du « communisme de guerre », où ils usèrent d’une rhétorique radicale, mettant en scène un peuple révolutionnaire guidé par un parti incarnation de la société et de l’État en lutte contre les brades-patrie / vende patria et l’impérialisme, et des moments où ils proclamèrent leur attachement aux principes démocratico-libéraux. Ce fut incontestablement le cas lors des élections semi-compétitives en novembre 1984, puis lorsqu’ils souscrivirent à des accords régionaux de paix en 1987. Ils libérèrent alors tous les prisonniers politiques et rétablirent les libertés fondamentales. Ils firent à nouveau ce choix quand ils organisèrent des élections démocratiques en 1990, et mieux, ils reconnurent leur défaite et acceptèrent de céder le pouvoir à l’opposition.

Les visées et les pratiques du couple Ortega-Murillo sont désormais radicalement autres. L’heure est à l’affichage sans fard d’une terreur tous azimuts vis-à-vis de leurs multiples opposants. Tous sont désormais stigmatisés comme autant d’ennemis irréductibles avec lesquels il n’est d’autre issue que le combat sans merci, sous peine de tomber dans une forme de chaos barbare, peint à l’aune des heures les plus sombres de l’histoire nicaraguayenne. Le couple Ortega Murillo ravive des images de l’histoire du XIXe siècle, celle des tentatives du flibustier nord-américain William Walker de faire du pays un État esclavagiste membre de la Confédération sudiste, mais aussi de celle du XXe siècle, celle du combat de Augusto Cesar Sandino contre l’intervention armée des États-Unis dans les années 1925-1933 – ils reprennent à leur compte ses diatribes contre les brades-patrie / vende patria, et enfin celles de la guerre contras/sandinistes des années 1982-1988.

Tous les opposants sont accusés d’agir en vende patria, c’est à dire d’être les marionnettes des intérêts impérialistes représentés au premier chef, bien évidemment, par les États-Unis, mais aussi par les pays de la Communauté européenne, considérés comme des nostalgiques des empires coloniaux. Les mêmes qualificatifs sont mécaniquement appliqués à tous les latino-américains, des activistes des droits de l’homme aux chefs d’État, se risquant à critiquer les gestes du couple. Les opposants laïcs, venus tant de la société civile que des partis politiques, sont des « délinquants putschistes » et des « traitres à la patrie ». Les membres du clergé catholique sont eux autant de membres d’une « secte satanique » et, plus récemment, les auteurs de « crimes de lèse-spiritualité » et « d’incitation à l’organisation de groupes violents et d’acte de haine contre la population ». L’heure est désormais à une double mise en scène : celle d’une mobilisation de tous dans une guerre inexpiable contre la manifestation de tout dissensus ; celle de l’union sans faille autour du couple Ortega Murillo. Il n’est plus d’autre futur pour le pays que la fuite en avant dans ces combats.

C’est pour avoir très tôt pris conscience du caractère dévastateur de ce projet et avoir tenté de mobiliser à son encontre toutes les ressources de la praxis démocratique que vous deux, Dora Maria et Violeta, tout comme les autres prisonniers politiques, vous êtes soumises au calvaire qui est le vôtre. Le couple Ortega-Murillo veut vous briser pour avoir voulu défendre votre liberté et celle des Nicaraguayens. L’une et l’autre, vous avez su interroger vos premiers engagements politiques, sandiniste et contra. Vous avez ainsi contribué à la mise en place de mœurs démocratiques dans un pays où fut longtemps à l’honneur la culture des arrangements au sommet après des démonstrations de la force la plus brutale.

Si j’évoque votre calvaire, qui n’est pas moindre que celui des autres prisonniers, c’est tout d’abord parce que je vous connais et que, chacune à votre manière, vous m’avez fait découvrir le Nicaragua, mais surtout, parce que vous et vos compagnons m’avez donné des exemples de vaillance et de lucidité politique. Il faut nous remobiliser à vos côtés, comme certains le firent à l’époque de Somoza derrière Dora Maria Tellez, ou à l’époque sandiniste avec Violeta Granera. Il nous faut apprendre à se souvenir lucidement, à cultiver de vieilles solidarités, quand un pays et ceux qui l’habitent le demandent, ce à une époque où les tempêtes politiques se multiplient.


[1] Elle aussi arrêtée en juin 2021.

[2] Dora Maria Tellez a été condamnée à 15 années de prison, peine assortie de l’interdiction de briguer tout mandat électif. Violeta Granera a été condamnée, elle, à 8 années de prison.

[3] On lira sur ce point son remarquable témoignage, Rumbo Norte, Hispamer, Managua, 2003.

Gilles Bataillon

Sociologue, Directeur d'études de l'EHESS

Notes

[1] Elle aussi arrêtée en juin 2021.

[2] Dora Maria Tellez a été condamnée à 15 années de prison, peine assortie de l’interdiction de briguer tout mandat électif. Violeta Granera a été condamnée, elle, à 8 années de prison.

[3] On lira sur ce point son remarquable témoignage, Rumbo Norte, Hispamer, Managua, 2003.