Littérature

Chère Despentes

Sociologue du théâtre

« Comme bell hooks, vous faites le choix de parler depuis une forme d’empathie pour ces hommes patriarcaux, ces connards. Pas pour être plaisante et complaisante avec les dominants mais parce que, au contraire des masculinistes qui haïssent les femmes, les féministes aiment le genre humain et donc les hommes qui en font partie et ne se réduisent heureusement pas au modèle viriliste imposé. Cet amour, qui relève de l’agapé dont parlaient les Grecs, est même si généreux chez les féministes qu’elles ont été les premières à nommer la misandrie qui se terre au cœur du modèle d’homme patriarcal valorisé, derrière la misogynie. Alors, d’où vient mon intranquillité ? »

Chère Despentes,

Je vous écris[1] parce que, depuis que j’ai lu Cher connard, je ne suis pas tranquille. J’ai attendu que ça décante (ça : ma lecture, le tourbillon médiatique autour du livre et les discussions nombreuses qu’il a déclenchées, qui en disent l’importance et me font soupçonner qu’il doit être plus lourd que mille DSK empilés, le poids de toutes les attentes que vous devez sentir et qui ne peuvent être qu’un peu déçues). Mais ça ne passe pas. Alors, je vous écris même si je ne suis pas tranquille non plus de le faire, vu que j’ai bien en tête ce que vous dites à la fin du roman à travers le personnage de Zoé Katana : que les coups qui font le plus mal quand on est féministe, ce sont ceux qui viennent de celles en qui on espérait voir des sœurs, des alliées. Pas qu’ils soient plus violents, mais ils viennent frapper une zone où la chair est restée tendre parce qu’on a refusé de croire que là aussi, la cuirasse était de mise. J’ai bien senti de quoi vous parliez, on l’a toutes plus ou moins vécu cette situation et ce n’est pas marrant.

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Mais si je ne veux pas vous faire ce coup-là, ce n’est pas fondamentalement pour cette raison. Après tout, il y a des désaccords internes qu’il faut pouvoir nommer entre nous sans s’esclavagiser à la crainte de la récupération que les réactionnaires pourraient en faire. Sentons-nous libres au moins, puisqu’ils récupèrent toujours tout et n’importe quoi, n’importe comment ! Non, la raison, c’est que le roman m’a fait éprouver des émotions contradictoires que j’ai du mal à intégrer dans une lecture unifiée et que je n’arrive pas à trancher si son succès me réjouit ou m’inquiète.

Et s’il me semble important d’essayer d’expliquer pourquoi, c’est qu’on a beaucoup dit qu’il s’agirait du grand roman post #MeToo qu’on attendait et que sa force tiendrait à la façon dont il mêle dénonciation des connards et empathie pour toutes les parties, permettant ainsi la réconciliation dont nous aurions tous et toutes besoin. Je parta


[1] Je remercie Sarah Al-Matary, Mélie Boltz-Nasr et Antoine Plane pour leurs présences durant la rédaction de cet article.

[2] Virginie Despentes, « Désormais, on se lève et on se barre », Libération, 1er mars 2020.

[3] Camille Kouchner, Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.

[4] Je cite ici la députée Les Républicains Nelly Garnier, « #MeToo : Il faut comprendre les mécanismes profonds des inégalités à tous les niveaux de la relation entre homme et une femme, y compris derrière les portes closes », Le Monde, 6 octobre 2022.

[5] Sur les accusations de violence psychologique à l’encontre de Julien Bayou et les logiques d’emprise, Laury-Anne Cholez, « Affaire Bayou : les femmes parlent », Reporterre.net, 25 octobre 2022.

[6] bell hooks, La Volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour, Divergences, 2021 (2004).

[7] Hannah Gadsby, « The Good Men » & Misogyny », Women in Entertainment, 5 décembre 2018.

[8] Virginie Despentes, Cher connard, Grasset, 2022, p. 190.

Bérénice Hamidi

Sociologue du théâtre, professeure en études théâtrales à l'Université Lyon 2 et membre de l'Institut Universitaire de France

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Notes

[1] Je remercie Sarah Al-Matary, Mélie Boltz-Nasr et Antoine Plane pour leurs présences durant la rédaction de cet article.

[2] Virginie Despentes, « Désormais, on se lève et on se barre », Libération, 1er mars 2020.

[3] Camille Kouchner, Familia Grande, Paris, Seuil, 2021.

[4] Je cite ici la députée Les Républicains Nelly Garnier, « #MeToo : Il faut comprendre les mécanismes profonds des inégalités à tous les niveaux de la relation entre homme et une femme, y compris derrière les portes closes », Le Monde, 6 octobre 2022.

[5] Sur les accusations de violence psychologique à l’encontre de Julien Bayou et les logiques d’emprise, Laury-Anne Cholez, « Affaire Bayou : les femmes parlent », Reporterre.net, 25 octobre 2022.

[6] bell hooks, La Volonté de changer : les hommes, la masculinité et l’amour, Divergences, 2021 (2004).

[7] Hannah Gadsby, « The Good Men » & Misogyny », Women in Entertainment, 5 décembre 2018.

[8] Virginie Despentes, Cher connard, Grasset, 2022, p. 190.