Relier, glaner, soutenir, militer – changer d’architecture
Deux ans après l’inauguration de la Ferme du Rail, lieu de solidarités actives et d’agriculture alternative, sa nomination comme finaliste du prix européen EU Mies Award 2022[1] et l’ouvrage La ferme du rail, pour une ville écologique et solidaire[2] qui en détaille les gestes et les positions engagées, nous invitent à revenir sur ce projet hybride, sur ce qu’il réinvente des manières de faire l’architecture et son inscription urbaine, politique et sociale. La Ferme du Rail s’est installée au cœur de l’émulation urbaine du 19e arrondissement de Paris, à l’intersection opportune, miraculeuse même, entre la dynamique qui s’anime autour du canal de l’Ourcq, et l’ambiguïté de la Petite Ceinture, en pointillés entre friche attractive et dernier lieu « sauvage » de la capitale. Hybride, le lieu l’est bien par nature, réunissant dans une mixité fonctionnelle sincère lieu d’hébergement, de formation, de production agricole et de restauration.
Il est surtout à comprendre comme lieu d’hospitalité et d’ouverture, tant son énergie repose sur les femmes et les hommes qui l’ont construit, et sur celles et ceux qui le font vivre. C’est là tout le but de revenir sur l’histoire de cette installation : partager la conviction renouvelée que ce bâtiment est avant tout support et générateur de relations, rendre crédit aux acteurs de sa construction et à l’importance de leur travail, rappeler les gestes élémentaires qui constituent les racines de l’acte de construire, insister sur la vocation de l’architecture à accueillir et accompagner les parcours de vie, aussi divers et fragiles soient-ils. Par sa radicalité, il semble ainsi primordial de présenter le projet social, politique et éthique que constitue l’attitude construite portée par les architectes Clara Simay, Julia Turpin et Marine Kerboua qui les a rejointes, le philosophe Philippe Simay, et la paysagiste Mélanie Drevet, et tous les acteurs qui les ont accompagnés.
Faire lien, faire sens, au plus près
L’histoire du lieu est premièrement celle d’une conjonction de circonstances qui paraît exceptionnelle parce qu’elle a mobilisé pour la conception, la logistique, le chantier, et l’usage du bâtiment, les justes énergies et idées pour les mener avec toute la sincérité et le respect qu’une telle opération réclame. En effet, à l’occasion du premier concours Réinventer Paris qui visait à innover sur les programmes architecturaux et urbains, leur montage, leur mixité, leur implantation et leur fonctionnement, l’idée germe et se dessine donc dès 2014, tirant parti de l’opportunité foncière proposée : celle d’un site chargé d’histoire, ce qui signifie souvent se trouver au carrefour de réseaux urbains plus ou moins enfouis, et au plus proche des acteurs du projet. Sa construction et son fonctionnement sont effectivement le fruit du travail d’un collectif d’habitants du quartier, connaissant pour les vivre au quotidien les modes de vie, les ressources et les besoins qui restent très locaux malgré l’échelle métropolitaine.
Les premiers gestes de liens sont alors de construire collectivement le programme, monter un groupement stable, et s’assurer du financement auprès des organismes réputés frileux pour ce genre de programme, d’autant plus lorsqu’il émerge d’une volonté citoyenne engagée plutôt que d’une raison lucrative privée. Ils seront donc choisis en fonction de cette ambition et rassurés de l’implication d’une foncière sociale et d’un bail à construction qui permet d’occuper et de faire travailler le site dans le long terme sans acheter la parcelle. Dès son imagination, ses premières intentions et son montage, le projet semble donc déjà exemplaire de sincérité : s’il peut être présenté comme tel, c’est surtout grâce à l’exposition de la difficulté, aussi, de ces tâches, leur possible échec ou leur accomplissement.
Le bâtiment construit, soutenu par une ingénierie technique remarquable et elle-même alternative, rayonne ainsi plus encore par son ingénierie logistique et sociale, militante et innovante, dans les chaînes de relation, les associations solidaires, la constitution de synergies d’acteurs d’ailleurs toujours proactives et en perpétuelle réinvention. Les architectes de Grand Huit et le philosophe Philippe Simay sont ainsi partisans d’une écologie des relations, celles fragilisées[3] qui doivent se reconstruire et s’entretenir, dont il faut prendre soin, qu’il faut prendre le temps d’écouter en sensibilité et en ouverture à tous les acteurs du vivant.
Définitivement, la Ferme du Rail nous rappelle que l’acte architectural ne concerne pas que les humains, quand nous comprenons que construire c’est déplacer, déranger, voire le plus souvent détruire un habitat au profit d’un autre[4]. Plus que jamais, tout acte de construction dans un monde déjà si détérioré réclame le respect à la fois des vivants troublés, et un sens sincère au bâtiment érigé, une raison étudiée sans laquelle il ne devrait plus être permis de construire.
Parce que nous partageons le monde, les territoires, la ville et nos habitats avec les autres êtres vivants, nous devons les appréhender exactement comme tels : à partager, plutôt qu’à dominer. Ces lieux que nous construisons pour nous doivent faire sens, résonner, être pleins d’une activité fertile, et participer à nous inscrire dans le territoire large et ses acteurs, ensemble, en équilibre. Les relations qu’il faut soutenir sont alors celles qui font sens et accompagnent les devenirs[5], ce sont les extensions matérielles et relationnelles qu’accueille la Ferme du Rail et qui s’en diffusent, les chaînes d’approvisionnement, celles du traitement des déchets, les usages et leurs acteurs.
C’est là tout le projet du lieu : « remettre espace urbain et espace rural sur un pied d’égalité, faire advenir des solidarités inédites, les rendre visibles et partageables »[6]. En résumé ce qui constitue ces devenirs c’est tout un écosystème signifiant et dynamique, hétérogène mais complémentaire, qu’on peut aussi appeler « milieu », et qui fait sens nouveau pour l’architecture lorsque nous l’appelons « processus ».
Penser par le processus signifie donc dépasser la conception d’un bâtiment comme objet fini, laissé aux usagers comme un produit de consommation qui s’épuiserait petit à petit par obsolescence. La « livraison » d’un projet dit d’ailleurs beaucoup de ces attitudes où concepteurs et financeurs daignent se réunir avant de laisser le lieu à sa fonction, sans souvent se soucier de la qualité de son usage. Il s’agit maintenant de réfléchir, premièrement, aux processus de construction, comme un moment participatif autour du lieu d’implantation du projet, mobilisant les intelligences, les savoir-faire et les besoins contextualisés.
Aux processus matériels, les cycles de vie des matériaux, leur écologie avant, pendant, et après utilisation pour le projet, les activités de leur transformation. Aux processus économiques, les inventivités et les adaptations qui ne restent jamais fixes dans la vie du bâtiment. Aux processus sociaux et intersociaux, la vie du bâtiment, ici animée par les ouvriers en insertion, le restaurant comme interface entre leurs productions, les autres acteurs agricoles locaux, et la vie du quartier.
Génératrice d’un métabolisme urbain foisonnant et vectrice d’intensité sociale, la dynamique processuelle, lorsqu’elle est accompagnée à partir de la conception par l’architecte, bouleverse donc fondamentalement sa profession telle qu’exécutée conventionnellement. C’est tout une posture qui est à réinventer, de celle d’un service régi par des phases strictes, mû par un « geste », et terminé à la « réception », à celle d’une activité collective, artisanale, réactive, soucieuse de toutes les étapes de la construction, et des branches qui s’en propagent. La recherche d’un résultat dont on aurait planifié de façon abstraite le fonctionnement n’est donc plus l’objectif, elle fait plutôt place à une recherche de constitution de liens, leur activation, une expérimentation répétée, avec les impasses et les possibles que cela comprend.
C’est en ce sens que le projet et sa position s’inscrivent ouvertement dans la pratique de Patrick Bouchain, pour son souci de la qualité d’usage, de la mobilisation des ressources directement accessibles, mais surtout par l’activation des énergies collectives, et la valeur qu’il porte par le processus à les maintenir vivantes. Agir en attention aux chaînes processuelles ne requiert donc pas seulement de ménager les relations, leurs typologies respectives et leur agencement, s’il s’agit effectivement de rendre valeur à toutes les étapes du projet et ses filières nous devons aussi nous préoccuper des conditions de la durabilité de ces relations, leur qualité d’existence.
Mieux, les architectes et le philosophe appellent ainsi à repenser par la question des conditions les chaînes du travail et son sens, son influence sociale, politique et écologique au-delà de l’individuel et de l’économique, prenant en compte aussi bien la relation à soi que les relations collectives ou aux autres vivants. C’est de cette façon que nous comprenons leur proximité à Bruno Latour quand il plaide le passage d’un matter-of-facts à un matter-of-concern[7]. Cette ambition réclame ainsi un bouleversement des façons de pratiquer et d’enseigner l’architecture[8], pour revenir à une pratique située, concrète, consciente des possibilités réelles et non celles fantasmées, hors-sol. Il rappelle la portée sociale, culturelle et politique de l’acte architectural, que la nécessité des enjeux actuels autour d’une habitabilité menacée mobilise plus que jamais.
Comment faire alors ? En répétant les vertus du local, bien concrètes malgré la reprise parfois creuse de ce terme qui devient galvaudé et inconséquent. Rappelons plutôt que ce sont les habitants, en connaissance du quartier, qui sont ici à l’origine du projet et sa réussite tient à leur effort conjoint. Cette proximité vaut pour une connaissance sensible des personnes impliquées, les habitants, les travailleurs du lieu, les acteurs de la construction. Faire participer les habitants les rend acteurs dans l’acte de construire, de la définition du programme, plutôt que consommateurs : ils en seront les usagers engagés. La proximité des travailleurs sur place, première hospitalité, les fait se sentir chez eux, accompagnant la vie du lieu qu’ils font eux-mêmes vivre. Et impliquer les savoir-faire locaux rend aux artisans le sens de leur vocation et la valeur de leurs compétences.
Cette connaissance des ressources disponibles et des personnes qui les mobilisent révèle les territoires et leur potentiel parfois caché, surtout au cœur d’une urbanité dont on pourrait croire qu’elle est neutre et équivalente, alors qu’elle regorge d’intensités, de multiplicités, de volontés et d’inventivités. Le lieu et son discours constituent bien un appel à aller rencontrer les territoires et leurs habitants, leurs besoins, leurs ressources, les filières de transformation, effort nécessaire pour garantir une maîtrise d’ouvrage et une maîtrise d’usage signifiantes, qu’il n’est plus question de séparer arbitrairement de la maîtrise d’œuvre.
Agir dans cette localité ne signifie donc jamais se renfermer sur soi-même, c’est justement s’ouvrir et aller chercher dans un rayon d’action cohérent les énergies, les matériaux, les devenirs, les réunir pour les faire se rencontrer. Puis profiter de cette émulation pour entretenir les synergies, et tisser ainsi un réseau de ressources et d’enthousiasme qui ne reste signifiant que parce qu’il adresse les enjeux à son échelle.
La disponibilité des ressources rassemblées, ramassées d’ailleurs ici, tient en effet à la connaissance des filières locales, à leur fonctionnement. De la même façon, les processus engagés ne prétendent pas résoudre l’entièreté des enjeux agro-urbains, des situations sociales d’insertion, ou de traitement vertueux des déchets, ils gardent l’humilité de connaître leur pouvoir d’agir à leur échelle locale, et savent tout de même combien ils deviennent importants pour les habitants, au plus près. Qu’il soit répété que l’architecture n’est pas une pratique délocalisable, que hors-sol elle ne peut pas fonctionner.
Il faut d’ailleurs en finir avec le rêve libéral de l’expansion internationale de l’architecte et son agence, comme si à lui tout seul il pouvait résoudre des problèmes urbains qu’il ne connaît pas pour les avoir vécus, pour autant qu’il s’en soucie, d’un geste, souvent iconique et dominant. Reconnaissons-le : en Chine ou au Moyen-Orient où se précipitent aujourd’hui nombre d’agences françaises, voire en Russie ou dans des dictatures pires encore, rien de ce qui se construit depuis l’architecture occidentale n’est ni durable, ni bénéfique au point de vue social, urbain, voire économique à long terme.
Être aux aguets
Comme elle fait parler ses matériaux de construction, la Ferme du Rail raconte l’importance centrale de leur histoire, leur sens, dont il est nécessaire de porter le discours. Le projet expose en effet un véritable manifeste du réemploi, de ses défis et de ses exigences. Cette ambition, généralement soumise à des impératifs normatifs précis imposés notamment par une logique d’assurances[9], dépasse ici la seule réutilisation à usage identique, déjà complexe à réaliser, pour valoriser les filières de récupération, de recyclage, de transformation, avec toute l’ingénierie et l’inventivité qui les animent. De fait, insister sur la mise en œuvre de matériaux de réemploi implique un sacerdoce consciencieux et motivé, bien plus que la gestion conventionnelle des solutions standardisées, quasiment disponibles à l’envi – mais la crise actuelle des ressources témoigne bien du contraire.
C’est toute une logistique qui se met en place, et qui modifie profondément le rôle de l’architecte : filières encore émergentes malgré les quelques acteurs qui commencent à s’y spécialiser, elles demandent d’abord l’identification et la caractérisation des éléments trouvés, leur transport et leur stockage, puis leur transformation, toujours artisanale, chaque étape se révélant encore chargée d’obstacles. Le travail des architectes comprend donc désormais à la fois l’établissement d’une cartographie des ressources à aller dénicher, elle-même souvent éphémère compte tenu d’opportunités à saisir en un temps donné, et le tissage des liens entre les sources matérielles, les acteurs et les lieux de leur transformation.
Pour cette expédition un peu exploratoire, les architectes Clara Simay et Julia Turpin ont été assistées de Marine Kerboua, aujourd’hui associée à l’agence Grand Huit, qui pour son mémoire en recherche-action a participé activement aux chantiers de remise en circuit des matériaux recyclés. Sont ainsi prolongées les vies des produits de la consommation ostentatoire à l’obsolescence ironiquement immédiate, c’est-à-dire la publicité et les festivals de mode, celles des matériaux à l’esthétique non uniforme, rejetés donc, dépareillés car en fin de stock, les produits remplacés en raison de l’évolution des normes, qu’il faut alors transformer, comme celles des recyclages récoltés après les rénovations. Pour toutes ces sources, la question des circonstances et de la rapidité à les trouver reste donc primordiale, elle nécessite bien une connaissance précise et immédiate des « gisements » accessibles, donc à l’échelle locale.
Leur transformation et leur réagencement sont alors un nouveau moment de dialogue avec les artisans, pour conjuguer les ressources et les compétences aux besoins, une adaptation à tâtons, entre recherche technique et esthétique. Entre le parquet en bois de bout ou les acrotères/bacs de culture à partir de fenêtres récupérées, les armoires qui ont déjà vécu l’industrie du luxe, les stores et les faïences à l’esthétique complètement retravaillée pour tirer parti de leur hétérogénéité, et jusqu’aux murs en pierre sèche à l’usage aussi détourné, toutes les approches se complètent non seulement pour réutiliser, mais bien autant pour assumer l’origine des ressources sauvées.
Exprimer ouvertement le geste de transformation, exposer le matériau récupéré, est ainsi au cœur des revendications, tant il est important de partager le refus de l’extraction et la standardisation des « produits » de construction, tant il est important dans ce secteur de ne plus prélever, ou le faire en conscience, ne plus jeter, ne plus exclure comme on le fait injustement d’un fruit abîmé ou hors calibre, et plutôt adopter le délaissé, le déjà-là qui est toujours un déjà-transformé. Ce n’est donc pas un hasard si les architectes se reconnaissent en « glaneuses », en reprenant le titre du documentaire d’Agnès Varda Les Glaneurs et la Glaneuse de 2000. Ce geste de cueillette en dehors des circuits conventionnels de la production garde tout son sens qu’on cherche de quoi se nourrir ou de quoi construire, tant les réflexes de gaspillage sont ancrés et représentatifs de la systématique capitaliste.
L’acte de ramasser le déjà-là est toujours militant, c’est aller chercher le rebut de la standardisation et le réparer, révéler ses origines qui racontent son histoire, se révolter contre son rejet, et cette symbolique défie par là les standards établis, esthétiques, sociaux, voire politiques. Glaner demande bien de se baisser, d’approcher la terre, mais l’effort aussi digne soit-il est peut-être méprisé aujourd’hui ? Il faut aussi, pour les blés comme pour les fenêtres, savoir quand la récolte est passée, rester aux aguets alors, et cette posture appelle maintenant à développer les outils logistiques de la facilitation des circuits de recyclage, et surtout à généraliser leur usage, en commençant par améliorer leur approbation normative.
Ce projet relève bien d’un nouveau vernaculaire urbain assumé, un mouvement conscient des matériaux disponibles, et confiant des compétences mobilisables pour les réagencer, en résumé, un regard nouveau sur la matière même. La collecte, si elle veut s’affirmer comme un acte fondamental de la transformation écologique, exige à la fois un meilleur recyclage des déchets, massifs, de la construction urbaine, la sagacité de reconnaître ce qui peut être rapidement sauvé et réutilisé, et l’effort collectif, assisté par son enseignement, d’apprécier et faire participer ces ressources latentes et à portée : n’est-ce pas aussi exactement la leçon du film Wall-E ?
Prendre le temps de s’intéresser d’abord à la source des matériaux et aux acteurs qui en accompagnent le cycle de vie participe en effet d’une approche réinventée de la conception architecturale et de sa pratique. C’est un retour à l’attention artisanale d’une connaissance fine des matériaux, qui ne sont plus seulement utilisés comme tels, achetés sur commande et acheminés déjà prêts. Puisqu’ils sont issus du vivant, souvent hétérogènes et irréguliers, ils ont échappé à leur standardisation originelle, ils sont à adapter, à retravailler, ils constituent matière à dialoguer avec qui peut les transformer, en fonction des circonstances, des outils et des compétences disponibles.
En partant de cet angle, le projet s’adapte et privilégie l’expression de la matière, sa vie qui reste active, plutôt qu’une forme qui la contraindrait. En projet bachelardien qui respecte le matériau et va chercher dans son histoire et son origine toute sa poésie, l’attitude est ici celle de la réparation, la consolation, l’exposition, l’effort de rendre justice au matériau, laissé à s’exprimer autant que la brique de Louis Kahn[10] à qui l’on demande ce qu’elle veut être – un arc.
Cette discipline de la matière suit le courant de pensée actuel qui ne se satisfait plus de son inertie, et lui prête plutôt une énergie signifiante, écologique, politique[11], et bien sûr sociale[12]. Inspirant cette réflexion, les travaux de l’anthropologue Tim Ingold en rejoignent bien les conclusions quand il enjoint à considérer l’œuvre d’architecture comme la matérialisation vivante d’une projection adaptée aux savoir-faire, aux énergies et aux matériaux réunis, en somme, penser le projet et tout acte de faire comme un processus organique[13].
Cela signifie aussi que se couper de la sensibilité des matériaux vivants et de leurs conditions d’existence peut être compris non seulement comme une fin de leur agentivité vivante par le bâtiment, puisqu’ils sont conventionnellement condamnés au rejet, mais surtout comme une violence de transformation qui se répercute sur tout le territoire source et son écosystème relié. Considérer et mesurer la qualité de relation qui lie la ressource avant son utilisation dans le chantier et son environnement de croissance nous relie à son destin élargi. Comme entre l’arbre et la forêt : que dit le tronc scié des qualités de l’espace forestier, son traitement monospécifique ou diversifié, son influence économique à l’échelle locale, voire à l’échelle géopolitique comme pour les forêts de mélèze russe encore récemment préférées et maintenant inaccessibles ?
L’architecture de l’assistance et de la consistance
Avec celle de Patrick Bouchain, la pratique de l’agence Grand Huit est aussi inspirée par la posture de l’architecte Samuel Mockbee qui a initié le Rural Studio, ce groupe d’architectes et d’étudiants américains qui s’emploie à construire et rénover au plus bas coût mais de façon participative et avec un sens aigu de la durabilité par la ressource minimale, dans les territoires les plus pauvres des États-Unis. Cette vocation exemplaire accompagne les architectes avec le philosophe Philippe Simay dans leur conviction de la fonction sociale de l’architecture.
Il n’est donc pas surprenant de retrouver chez eux la pensée développée de l’hospitalité et du soin, puisqu’il s’agit bien de donner aux parcours de vie « soignés », ceux des ouvriers en insertion, la capacité d’être les « soignants » du vivant qu’ils entretiennent. C’est-à-dire, au-delà de la formule, un engagement à agir, une résistance partagée aux conditions malmenées, pas seulement un traitement palliatif aux situations des personnes accueillies mais un projet commun et militant, qui appelle la formation, la participation, l’adaptation, et la réflexion collective.
La Ferme du Rail accueille les vulnérabilités sociales comme environnementales et propose de les approcher différemment que d’en calmer les blessures : le lieu les relie et ses acteurs les réparent eux-mêmes. Ce sont donc les personnes, leur corps, leur environnement, et les échelles qui les lient qui sont engagés. Une façon de remplir l’énantiosémie de « l’hôte », dans un lieu où les travailleurs, hébergés sur site, accueillent aussi les vivants, qu’ils soient cultivés ou acceptés, puisque ce sont aussi ces alliances qu’il faut maintenir.
Les logements, qui restent intimes et individuels, expriment d’ailleurs le souci de l’hospitalité du lieu, en même temps que le sentiment d’ouverture jusque dans la composition architecturale. Le lieu accomplit alors un devoir d’assistanat à proprement parler qui ne se contente pas de disposer mais d’accueillir, de faire participer, d’associer, de motiver, d’encourager par l’éducation, les acteurs du projet insistant sur l’intention de susciter l’activité volontaire plutôt que d’en bénéficier en passivité, pour travailler avec.
Les emplois créés pour le fonctionnement du lieu, liés à l’entretien des plantations, ne sont, eux non plus, pas délocalisables, ils demandent une formation, une implication, et restent ancrés sur le site. Ils servent un projet significatif, au résultat tangible, où le moyen est aussi noble que la fin : le soin apporté à l’entretien garantit la qualité des récoltes. Chaque ouvrier redevient ainsi acteur de son territoire, dans un emploi où le sens du travail et les affects emplissent les parcours de vie de chacun. Le modèle proposé est donc bien plus proche de l’artisanat éclairé que celui du productivisme, puisqu’il lutte contre l’aliénation et la dégradation des conditions de vie et de travail, l’insignifiance qui ruine les mentalités et les corps, ce que ne révèlent jamais les nombres d’emplois créés.
Jusque dans l’acte de construire les architectes ont voulu en finir des rapports hiérarchiques qui séparent l’architecte de l’exécutant, et dévitalisent le sens du geste de bâtir pour. Il est alors question de se réapproprier les moyens de production, d’en partager les savoirs, d’adapter le projet en fonction plutôt que répondre mécaniquement à une demande, lutter alors même sur le chantier contre tout type de rapports de domination, de réinterroger les réflexes techniques comme socio-professionnels.
Quelle signification les efforts travaillés produisent-ils ? Quelles politiques cette signification demande-t-elle ? Parce que celle qui accepte, précarise et invisibilise l’effort du livreur aliéné par exemple, constamment délocalisé, nous la connaissons. S’il est aussi important d’insister sur la question des conditions, c’est bien parce que celles-ci sont au centre des revendications individuelles comme collectives : les conditions matérielles, sociales, politiques, les circonstances qui nous situent toujours. Plus que l’objet architectural, penser par le processus permet bien d’interroger les conditions de sa fabrication et de son fonctionnement, et le projet commun est alors, par le travail et par l’usage, de relocaliser et individualiser les modes de production, en somme, c’est à l’écologie de la resingularisation[14] que cette réflexion appelle.
Puisque réfléchir aux enjeux environnementaux ne peut se construire sérieusement en écartant la question sociale, puisque l’accélération des troubles anthropiques et écologiques est fondamentalement liée au même système qui détruit les écosystèmes, les territoires et les devenirs humains, il est urgent de proposer des modèles radicalement et sincèrement alternatifs, fût-ce à l’échelle d’un projet architectural et à son processus local. Il faut une architecture soucieuse de l’habitabilité, de ce sens profond, une architecture qui soutient et qui contient, qui abrite et accueille, une architecture de la consistance donc[15].
La notion de valeur prend alors ici tout son sens, alors qu’elle est souvent invisibilisée de l’architecture et de tout acte de construire en général, ou plutôt est-elle simplifiée et détournée. Évidemment, pour les circuits de financement et de promotions conventionnels, la valeur n’est qu’économique, elle dirige en raison la possibilité de la construction et impose ses budgets réduits jusqu’à la limite de l’habitabilité voire de la dignité. C’est une logique de coût à dépasser, en défendant une comptabilité bien plus sensible, celle, encore, du processus. Pas plus que le calcul complet des énergies grises nécessaires à un projet de construction, pas plus que celui de l’épuisement des territoires et du vivant par les ressources extraites, ce qui remettrait d’ailleurs en cause tout solutionnisme technologique, n’est effectivement pris en compte le calcul, au contraire, des influences positives d’un lieu aussi détaché des objectifs consuméristes et productivistes.
Quand bien même l’économie, même uniquement sur le plan financier, se révélerait bénéfique sur le long terme, les rapports marchands ne s’embarrassent pas de ces effets indirects, complexes, et surtout non directement capitalisables pour eux. Ces effets, ce sont par exemple le traitement des eaux et des déchets, la participation à une agriculture non destructive, le rafraîchissement urbain à l’échelle locale, le bien-être social : qui pourrait dire que ces valeurs sont inutiles, voire, ne sont pas sensible à l’échelle économique ? C’est aussi, pour la qualité écologique, le choix de la reconstruction des sols par fabrication du compost qui est en jeu, problématique majeure de la région parisienne qui nécessite sinon une forte technologie de dépollution, ou encore, en continuité de la Petite Ceinture, la préservation sinon l’amélioration de la biodiversité animale comme végétale.
La valeur que nous devons prendre en compte dans tout projet d’architecture ne s’arrête donc pas à des fins utilitaires, elle implique par exemple la transmission des savoir-faire, l’amélioration des techniques logistiques et l’innovation dans ce domaine, mais aussi des dimensions éthiques, politiques, et sociales, pour lesquelles la mesure sensible devrait être systématiquement valorisée, avec tous les outils de la recherche que cette évaluation nécessite.
Avec celle liée au processus d’usage du lieu, la valeur qu’il s’agit de retrouver est celle de la chaîne sensible à maintenir entre le contexte d’origine du matériau et son expression dans le bâtiment. Couper cette chaîne, comme c’est le cas avec l’uniformisation, l’artificialisation et la standardisation, c’est toujours détacher notre potentiel d’action du problème de la ressource, c’est anesthésier nos affects des conséquences de cette consommation, c’est invisibiliser la violence des conditions environnementales et souvent sociales de leur extraction. Et sous une mécanique de la seule valeur financière qui étrangle les coûts de construction au profit d’une économie de court terme, c’est bien toute la chaîne environnementale et sociale qui en pâtit, les solutions immédiatement les moins chères pour l’industrie de masse étant souvent les plus destructives, les moins dignes, et les moins adaptables.
C’est en cela que la pratique du réemploi, même marginale, propose une alternative radicale au modèle capitaliste du cycle extraire – accumuler – fabriquer – consommer – jeter. Les architectes de Grand Huit et le philosophe Philippe Simay appellent alors à une « école du réemploi », en conscience de la refonte nécessaire des imaginaires et de leur apprentissage, mobilisant alors la transmission des valeurs éthiques, solidaires, et encourageant la diversité des savoir-faire et la posture esthétique qui en procède. Il manque de fait à l’enseignement des actes de construire celui des responsabilités, des conséquences, de l’adaptation et de la sobriété matérielle, qu’il sera de toute façon nécessaire d’intégrer à la complémentarité des professions dans les chantiers de réhabilitation à venir, tant il n’est plus possible de construire inconséquemment tout en négligeant la question du bâti déjà-là.
Dans cette éthique, les acteurs du projet vont même jusqu’à repenser la notion de ressource, et nous invitent à ne plus les considérer systématiquement à disposition, accessibles ou appropriables, et surtout jamais insignifiantes : les entités matérielles, inertes ou vivantes, devraient même posséder le droit de ne pas être ressource. Elles ont toujours une part historique, culturelle, sociotechnique, des conditions sociales d’approvisionnement qui répètent la plupart du temps, de par leur nature, la mécanique capitaliste. En ce sens, la pratique du réemploi reste la plus cohérente, car même la « biosource », c’est-à-dire le traçage des matériaux et la garantie de la durabilité de leur filière, voire parfois le recyclage, n’échappent pas forcément à la haute transformation voire l’exploitation, celle des territoires, des animaux ou des humains.
Le comportement collectif à adopter est donc celui de s’intéresser précisément aux modalités d’usage des matériaux, et à toutes les branches des filières associées. Pour reprendre l’image de l’arbre transformé et de la forêt, ses habitants ne la vivent certainement pas identiquement si elle est gérée de façon durable ou si elle fait l’objet de coupes rases par exemple, et, que le bois soit local ou exotique n’implique pas les mêmes systèmes de transformation : quelle exploitation humaine ces filières permettent-elles de faire subsister ? Si le réemploi, restant dépendant en un sens de l’activité de consommation, ne résout pas ce problème en ce sens, il invoque toutefois une réflexion profonde sur les valeurs d’éthique et de justice : il s’agit bien d’interroger chaque acte ou choix constructif par leurs conséquences.
Rester critiques et engagés
Au final, La Ferme du Rail se présente ouvertement comme manifeste, et propose une redéfinition originale de l’approche architecturale, ou plutôt, apporte des briques supplémentaires à ses compétences, celle donc d’une pratique dirigée vers son devoir d’assistance d’une part, et celle de la création, l’adaptation et l’agencement des relations, des énergies, et des usages d’autre part.
En ces termes la question du geste formel ou celle de la composition, semblent à juste titre reléguées au second rang, non que les architectes aient délaissé la part esthétique du projet, mais ses premiers propos concernent bien les ambitions alternatives des champs économique, social, humain, et politique. La conjugaison de l’architecture et de la philosophie appuie en ce sens une posture avancée en raison, étayée par l’exigence d’expérimentation et d’exploration, du temps de la réflexion, comme moyen de ne pas subir une manière de vivre mais plutôt d’en assumer l’orientation et ses conséquences.
Le projet illustre d’ailleurs sur beaucoup de points les propositions du « plaidoyer » de l’Ordre des architectes porté par sa présidente Christine Leconte, « Habitats, Villes, Territoires, L’architecture comme solution » : celle tout d’abord de faire avec les délaissés, les réparer, les rendre visibles dans leurs qualités, pour respecter et poursuivre la vie du matériau. Prenant en considération la crise des ressources qui affecte profondément le secteur, et la nécessité de changer justement notre rapport au matériau et à sa limite de disponibilité, ne plus considérer la démarche de réemploi comme marginale mais au cœur de la démarche architecturale devient un enjeu majeur de la construction. La part de marché de la réhabilitation est appelée à augmenter dans les années à venir, les savoirs, les savoir-faire et les innovations dans ce domaine, aussi frugales soient-elles, auront à être développées.
Cette ambition est exactement au cœur des objectifs du plaidoyer qui pour améliorer les phases logistiques du réemploi et des filières courtes enjoint à une meilleure formation et à un « inventaire territorial local » qui cartographie les acteurs et les matériaux disponibles dans un rayon d’action cohérent : « l’architecture des 100 km ». Il s’agit d’inventorier les qualités des matériaux locaux et garantir leur traçabilité, tout en développant les plateformes de stockage et de transformation. Ce discours va aussi dans le sens de la réparation, la revitalisation et l’intensification urbaines par l’expérimentation que défend l’Ordre, il en a également anticipé l’appel à la solidarité et la complémentarité des territoires, en revendiquant la reconnexion avec le monde rural et les secteurs primaire et secondaire.
De fait, en partant du constat de la rupture de la ville – à Paris peut-être même plus qu’ailleurs – à la source des biens agricoles, c’est bien ce lien à la ruralité qui est rompu, puisque ses récoltes sont toutes éloignées, puis centralisées par Rungis, standardisées, transformées en produits de consommation dévitalisés. Alors le geste de produire sur place, d’ouvrir et de montrer, de partager cette culture, tout en guérissant les sols et en acceptant les vivants, se révèle en soi un acte militant.
Les architectes et le philosophe s’opposent d’ailleurs ouvertement aux pratiques agro-urbaines inverses, celle de l’agriculture hors-sol, une agriculture fermée détachée de toute qualité de relation urbaine. Le critère se fonde surtout sur la capacité processuelle, sociale, locale, et environnementale qui distingue la Ferme du Rail des initiatives high-tech nécessitant des espèces rares et des techniques de pointe pour subsister sans accroche au sol vivant : ces pratiques n’ont jamais pour but de résoudre la relation à l’entité naturelle, à la demande de nourriture, ou à la différenciation sociale.
Si la Ferme du Rail s’établit donc comme manifeste à part entière pour une ville productive de biens et de valeurs, productive de liens, productive de sens, le lieu a aussi valeur d’exemple en ce sens qu’il parle de ses expérimentations, mais aussi ses échecs, comme un processus dynamique, vivant. Cela témoigne aussi de l’état et de la difficulté actuelle des filières impliquées, construisant aussi ce manifeste pour que ces énergies existent et persistent, pour que cette posture soit génératrice de vocations. Les architectes restent d’ailleurs convaincues de la capacité de créer encore d’autres circuits au sein du lieu, de la capacité d’accueil de futures idées au sein du projet fini – jamais fini.
C’est en cela que la démarche est exemplaire, la pratique de Grand Huit est exploratoire et expérimentale, non pas qu’elle fût reproductible dans les fins mais dans les intentions, les énergies, et à chaque présentation du projet l’hommage est systématiquement rendu à tous les acteurs de sa conception, sa construction et son usage, pour en partager le savoir-faire, pour générer des pratiques analogues. Tout en insistant sur le besoin d’une architecture située et d’une relation profonde entre la ville et une agriculture ancrée et vivante, le chemin de réflexion à parcourir nous amène bien à nous demander, pour tous, « comment créer des équilibres, cohabiter, partager l’espace et les ressources en vue du bien-être de tous les êtres humains et non humains »[16].