L’oubli de Macron,
Les Années d’Ernaux
L’année 2022 s’achemine vers son terme après avoir été celle de maints soubresauts : retour de la guerre en Europe, désormais hybride, déchainements climatiques, droites extrêmes au pouvoir, cruelle banalisation de la mort d’exilés. En France, cette année a été celle de la chronique d’incendies et de sécheresses annoncées depuis des années et de l’entrée à l’Assemblée nationale de députés émanant en droite lignée de fascistes. Elle a aussi été celle des 60 ans de l’effondrement de son empire colonial.
Amorcé par la défaite de Diên Biên Phu, il recevait le coup de grâce avec l’indépendance de l’Algérie, en un processus qui allait s’étirer jusqu’en 1975 avec celle des Comores. À ce jour, la dernière colonie française, officielle, est la Nouvelle-Calédonie. Dans ce récit tumultueux, l’Algérie demeure le point de bascule d’un ordre colonial qui n’en finit pas de se déliter sans qu’on puisse en voir le dénouement. Noué autour de cette date de 1962, le sort de la France et de l’Algérie semble bloqué, tant leurs dirigeants ne parviennent toujours pas à assumer les responsabilités qui leur permettraient d’ouvrir un autre chapitre. Celui d’après l’empire.
Ainsi en est-il lorsque l’actuel président de la république française affirme en août dernier à Alger : « Vous voyez, moi je ne suis pas un enfant de la guerre d’Algérie, ma famille… non plus. Mais je sais une chose, c’est que la France ne peut pas avancer sans… avancer sur ce sujet, et l’Algérie non plus. Pourquoi ? Parce que nos histoires sont liées. Parce que la place que représente l’Algérie, avec le nombre de binationaux, de Français d’origine algérienne, d’Algériens vivant en France aujourd’hui, fait qu’il y a des millions de Françaises et de Français et de binationaux qui sont concernés par cette histoire. Si j’ajoute à cela les harkis et leurs descendants, les rapatriés et leurs descendants, ça fait encore plus de personnes. Et c’est pareil pour l’Algérie, nous avons été ici pendant un siècle et demi, et donc cette histoire, on doit la regarder en face, avec courage, avec lucidité, avec vérité. C’est ce que j’ai fait depuis 5 ans, et je le fais d’abord et avant tout pour la France, car c’est la matrice du problème mémoriel que nous avons avec tant et tant de pays ».
Nombreux à être « concernés », mais pas lui ? Il se veut donc juste soucieux d’offrir aux « autres » Français l’apaisement auquel ils aspirent à bon droit ? Et de calmer les tensions mémorielles que cet événement alimente au-delà des seules relations entre la France et l’Algérie : en Françafrique, en Nouvelle-Calédonie, par exemple ? Le droit à l’ambivalence semble à tout le moins présider aux propos et aux actes d’un président né après les faits.
Certes, loin de moi de me délester de cet héritage, je suis fille de la guerre d’Algérie, à plus d’un titre. En effet, je ne cherche pas à me défaire de cette histoire qui a fait de mes parents, dès leur naissance, des sujets de l’empire colonial français, régis par le code de l’indigénat, puis des Français musulmans d’Algérie, au lendemain de l’armistice de 1945, marqué par les massacres de Sétif et Guelma. Enfin, lorsqu’ils sont venus s’installer en France, six mois avant le déclenchement de la guerre anticoloniale, durant ce printemps marqué par la défaite de Diên Biên Phu, ils pouvaient être vus comme des résistants, donc des traitres engagés dans la lutte pour l’indépendance de leur pays, une lutte aussi héroïque que fratricide. Alors, il n’était pas rare que les journaux titrent sur les affrontements entre « mouvements rivaux dans la médina de Barbès ».
À l’inverse de qui vit avec ces deux histoires ne faisant qu’une pendant la période coloniale, Emmanuel Macron voudrait que l’histoire de la colonisation en Algérie et au-delà s’arrête à sa famille. Est-il possible que l’Histoire ne soit pas héritée également par tous et toutes, et notamment par lui, alors même qu’il exhorte à « la lucidité et la vérité » ? Pourtant, au propre ou au figuré, rares sont ceux qui peuvent prétendre ne pas être les enfants de la guerre d’Algérie. De par sa fonction, le président de la république française le peut moins que quiconque.
Comme il l’affirme, il s’agit de la « regarder en face », cette histoire. Pourtant, lorsqu’il prétend dans le même souffle qu’il n’est pas l’enfant de cette guerre-là, il efface la réalité de ce qu’elle fut alors, de ce qu’elle persiste à symboliser, et il se détourne des marques profondes qu’elle continue de laisser dans les esprits et les structures mêmes de l’État français. Tout en en appelant à l’intensification du travail des historiens et historiennes, passé et à entreprendre, il feint d’ignorer que la bibliothèque désormais fournie qu’on leur doit, atteste de la puissante présence de l’ordre colonial et de la guerre qui l’a combattu dans chaque institution de la République, dans chaque famille : nous sommes tous et toutes encore enfants de la guerre d’Algérie.
Les travaux de Raphaëlle Branche, Emmanuel Blanchard, Sylvie Thénaud, Karima Dirèche, Todd Sheppard, et tant d’autres, prouvent que, comme le dit la formule troublante de ce dernier, la France est encore postalgérienne. Tout comme ceux de Peo Hansen et Stefan Jonsson montrent que jusqu’au milieu des années 60, la France ardente promotrice de l’Eurafrique, ne concevait pas son avenir sans l’Algérie, que ce soit pour gagner cette « sale guerre » qui ne disait pas son nom, puis pour les essais nucléaires et pour les hydrocarbures. Au point qu’elle a imposé à ses partenaires lors de la signature du traité de Rome en 1957 que ses possessions coloniales et ultramarines (la départementalisation était passée par là pour les renommer sans vraiment changer la nature des rapports) soient pleinement considérées comme membres de la Communauté Économique Européenne.
Ainsi, l’Algérie restera le 7ème membre de la CEE jusqu’en 1976 comme le relate Megan Brown dans un livre récent. Elle le restera bien après son indépendance, encore après les deux chocs pétroliers, et encore après le terme mis à l’immigration de travail en 1975, visant tout particulièrement les pays du Maghreb. Il faudra un traité, un de plus, pour que le divorce soit prononcé. Mais ceci peut sembler relever de la grande histoire, celle des États et de leurs tractations et n’affecter en rien les vies ordinaires. Là encore, Raphaëlle Branche, Paul-Max Morin, Audrey Célestine, Tassadit Imache, parmi d’autres, les arriment au cours d’existences anonymes, font entendre les silences et les bruissements qui les accompagnent jusqu’à nos jours[1].
Plus encore, en est-il ainsi au fil d’une lecture, même distraite, du roman, sélectionné pour le Booker Price en 2019, Les Années d’Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de littérature 2022. Elle l’a reçu ce samedi 10 décembre à Stockholm après avoir prononcé un discours de réception intitulé « J’écrirai pour venger ma race ». De la page 60 à la page 99, elle égrène durant près de 40 pages, entremêlé aux signes de la modernisation des foyers et à l’ennui provincial d’une adolescente coincée à la table des repas familiaux, le récit de ce qui n’est pas une guerre mais se rappelle au souvenir, lancinant, de Français bercés par l’illusion de l’Algérie française.
De la conscription, du sujet du BEPC portant sur les trois départements français d’Afrique du Nord, du bon droit de la métropole, des « dérisions » et sarcasmes qui humilient les Arabes et font l’ordinaire de leur vie en France, des appelés qui perdent leur vie pour rien jusqu’aux accords d’Évian et l’évanouissement d’un empire happé par le passé, Ernaux n’a rien oublié et n’omet rien dans la litanie qu’elle dévide. Elle rappelle que ces menus faits d’horreur et d’exactions s’incrustaient implacablement sous la peau et dans les conversations les plus anodines en attendant que le rideau tombe. Mais pas que l’histoire s’achève. Car, le tropisme des banlieues abandonnées et la montée du Front national qui resurgissent au fil du livre procèdent de cette même histoire.
Pour introduire un contrepoint face à la certitude du président, écoutons, un instant, Annie Ernaux : « Il fallait bien que la rébellion soit matée, nettoyés les « nids de fellaghas », ces égorgeurs rapides dont on voyait l’ombre traîtresse sur la figure basanée du pourtant gentil sidi-mon-z’ami colportant des descentes de lit sur son dos. À la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l’objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c’est chaud, s’ajoutait la certitude de leur sauvagerie. »[2]
Et je ne cite brièvement qu’Annie Ernaux, à l’heure où sa consécration nobelisée réveille l’orgueil national, non sans arrière-pensée. Car les livres, les films, les chansons, les BD, qui rappellent depuis 60 ans que la guerre d’Algérie était enkystée dans les vies et dans les esprits les plus ordinaires sont légion. De la chanson de Boris Vian, des « paravents » de Genet aux livres de Alleg et Guyotat, pour ne parler que des œuvres censurées et soustraites à la bonne conscience qui s’installe, flattée par le mirage des Trente Glorieuses, tout suinte la guerre d’Algérie. Le film « Caché » de Haneke donne à voir comment elle hante le présent.
Comment dès lors imaginer que le président et sa famille, celle de sa naissance, comme celle qu’il s’est choisie, ont été épargnées par cet esprit du temps, cet événement traumatique, sinon en devant comprendre qu’il l’a évacué, pour désormais, purement et simplement s’en détacher, en dépit de ses fonctions. Il serait un président vierge de toute expérience postalgérienne et donc exempt de toute obligation autre qu’inciter à la recherche de la vérité, puis soupeser l’opportunité d’une reconnaissance des faits, mais certes pas celle de la responsabilité de l’État qu’il représente. Car, rappelons-le, pour les esprits chagrins tentés par la mauvaise fois, personne n’exige de repentance, jamais.
Un tel aveuglement répété est la marque de fabrique d’un pouvoir qui ne manifeste aucune intention de se décoloniser.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il affiche cette posture, en cela, il récidive. Après sa sortie toute opportuniste de candidat à la présidentielle début 2017, déjà à Alger, qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité », il y retourne en tant que président, en décembre suivant. Interpellé par un jeune homme à Bab El Oued qui lui rappelle cette déclaration, il le questionne : « Vous étiez né durant la guerre d’Algérie ? ». À la réponse négative du jeune Algérien, il renchérit : « Moi non plus ! Alors regardons plutôt, vous et moi, vers l’avenir ». En février 2019 débute le Hirak, le soulèvement, inédit depuis l’indépendance et 1988, d’une jeunesse qui croit en son avenir et pour cela regarde en face le passé qu’elle n’a pas vécu : celui de la décennie sanglante, comme celui de la colonisation, de la guerre d’indépendance et de 60 années d’un pouvoir figé dans ses obsessions pour mieux spolier son peuple. Ce jeune homme devait se trouver au milieu de cette jeunesse algérienne qui n’élude rien, contrairement à un président français qui, sous prétexte de ne pas s’ingérer en tant qu’ancienne puissance coloniale, ne dit mot sur le formidable souffle de liberté qu’elle incarne, sur l’étouffoir qui s’abat sur elle, et l’implacable répression qu’elle subit depuis.
À ne pas savoir comment se dépêtrer de cette histoire, à s’entêter à ne pas en faire partie, on n’en apprend pas les leçons. C’est pris dans ces dénégations qui résonnent bien au-delà des deux rives de la Méditerranée comme il l’admet dans ces propos saisis sur le vif, qu’il a accueilli l’écrasant résultat du dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, voici tout juste un an. Dernière colonie de la France, elle a été privée d’une ultime consultation impartiale par la métropole coloniale. Le président s’est empressé d’afficher avec morgue sa satisfaction que reste dans le giron de la France un territoire en cours de décolonisation, comme l’établissent les accords signés en 1988 et 1998 par l’État français reconnus par le comité spécial des Nations-Unies pour la décolonisation.
Servant des impératifs de souveraineté territoriale et militaire, de contrôle économique de richesses stratégiques, il dicte les termes d’une présence improbable dans le Pacifique Sud. Garder la mainmise sur des gisements de terres riches, dont le nickel, jouer dans la cour des grands pour tenir en respect la Chine, cela vaut bien qu’on ignore les conditions d’une victoire, troublante par son pourcentage en faveur du maintien, 96,5% au regard des 43,8% de votes exprimés. Ignore aussi l’appel des indépendantistes, lancé l’automne précédent, à la non-participation pour cause de pandémie et de deuil kanak. Ignore enfin les recours devant le Conseil d’État avant la tenue du scrutin et ceux qui courent depuis près d’un an auprès de la Cour Européenne des Droits Humains et de la Cour Internationale de Justice pour en contester la sincérité et la validité.
C’est cette position inflexible qu’ont martelé inlassablement, fin novembre, un ministre de l’intérieur toujours sous le coup de plaintes pour agression sexuelle et sa ministre déléguée qui joue sur tous les tableaux et ne s’inquiète guère des conflits d’intérêt que son cumul de fonction à la tête de la province Sud de Nouvelle-Calédonie et dans le gouvernement en métropole révèle. La morgue demeure un instrument redoutable d’exercice du pouvoir. Dans le même élan, pour clore le fâcheux épisode de l’Aukus, le chef de l’État français aura su valoriser sa position dans le Pacifique Sud auprès du président des États-Unis, lors de sa visite d’État de la réconciliation.
Sa rencontre avec Elon Musk, à la Nouvelle-Orléans, a tout à voir avec la Nouvelle-Calédonie et pas grand-chose avec Twitter, opportunément agité devant les médias. Musk a signé un partenariat stratégique en mars 2021 entre Tesla et Prony Resources, la compagnie d’extraction du nickel au sud de l’île, pour produire des batteries dans des conditions de « durabilité environnementale et de justice pour les autochtones » spoliés de leur terre par le colonisateur. Toutes choses qui intéressent, au premier chef, le Chef de l’État et expliquent son empressement à rencontrer ce partenaire économique désormais incontournable.
Pour peser dans les luttes de pouvoir qui se redessinent dans la région, il joue de sa possession mélanésienne, son précieux « Caillou ». Et ceci fusse en écrasant les aspirations de plus de la moitié d’un électorat qui a été privé de son ultime droit à l’autodétermination. Comme si Terra Nullius était un principe juridique, certes anachronique, mais encore utile, un peuple, les Kanaks, ne semble pas avoir d’existence aux yeux de la France. Voici un ballet domestique et diplomatique parfaitement coordonné. Voilà le retour du refoulé colonial, qui fait répéter les mêmes erreurs et resurgir les mêmes obsessions : jadis les hydrocarbures, demain les terres riches, hier l’amnésie, demain le mépris.
Un tel aveuglement répété n’est ni fortuit ni isolé, il est la marque de fabrique d’un pouvoir qui ne manifeste aucune intention de se décoloniser, d’en finir avec l’arrogance de ses rapports avec ses anciennes colonies, avec celles qu’il possède encore, comme avec le reste du monde. Et la lucidité fait craindre que ce ne soit pas, forte d’une œuvre remarquable, une femme puissante prononçant son discours radical de réception du prix Nobel de littérature qui changera la donne. Si l’on en croit les propos et les pratiques d’un président né après les faits, oubli et déni sont encore rentables en politique et ils ont de beaux jours devant eux. En 2017 il assenait « Je ne suis pas otage de l’histoire ». Pourtant, nous sommes toutes et tous encore enfants, voire otages, de la guerre d’Algérie ! Pour combien de temps, encore ? La réponse nous appartient, simples citoyens ou président de la république.