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L’avenir de la démocratie américaine est-il le nôtre ?

Politiste

France et États-Unis ont beau faire figure de « république sœurs », les deux pays n’ont pas la même conception de la démocratie. La France a mis un siècle pour construire durablement une démocratie sur les ruines de l’Ancien Régime, quand de l’autre côté de l’Atlantique, la république américaine est née démocratique et l’est restée. Droits de l’homme d’une part, fédéralisme et libéralisme de l’autre. Et si chacun s’est engagé à soutenir l’Ukraine contre l’invasion russe, ces différences pèsent dans la balance : les États-Unis, eux, n’ont pas renoncé à la notion de puissance.

La France est « le plus vieil allié de l’Amérique » : on connaît cette phrase diplomatique consacrée. Elle a été resservie par le président Biden à l’occasion de la visite d’État d’Emmanuel Macron aux États-Unis fin novembre/début décembre 2022. L’alliance franco-américaine remonte à 1778, période révolutionnaire pendant laquelle on a pris l’habitude de désigner les deux pays comme des « républiques sœurs ».

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Les révolutionnaires français et américains portaient des idées alors radicales : liberté de religion, liberté de la presse, assemblée pacifique du peuple… Les droits de l’Homme ne doivent cependant pas laisser croire à un creuset idéologique unique.

Une démocratie de la foi et des intérêts

Ces républiques sœurs ne sont pas siamoises. Elles ne sont pas portées par le même universalisme. Là où les Français ont valorisé la philosophie et l’esthétique, les Américains ont confiné l’héritage des Lumières. Au nom du libéralisme, la raison n’y a pas été célébrée contre la croyance, pas plus que n’a été établie de séparation stricte entre les deux.

La république américaine est née démocratique, et elle l’est restée sans interruption depuis 1787. Et ce malgré les nombreux épisodes de violence qui ont émaillé son histoire, notamment dans le Sud. La guerre de Sécession fut même un vecteur d’américanisation, notamment pour les quelque 100 000 expatriés français.

Les États-Unis n’ont jamais changé de régime, ce qui a en revanche beaucoup occupé le grand XIXe siècle français. De ce côté-ci de l’Atlantique, il a fallu tuer un roi, changer sept fois de régime pour arriver à la République, puis annihiler le contrôle social de l’Église avec la laïcité. Ce furent les conditions à la naissance dans ce pays d’un individualisme démocratique.

La révolution américaine, ce sont des colons qui se sont émancipés de la couronne britannique pour aller à l’indépendance sans avoir à affronter une société d’ordre ou une église toute puissante, bref sans un Ancien Régime à terrasser. C’est une république sous un toit protestant. Elle reste une nation, si ce n’est chrétienne, du moins croyante, dont le président prête serment sur la Bible et dont les sessions parlementaires s’ouvrent par une prière. Un coup d’œil sur n’importe quel billet en dollars le rappelle : In god we trust. En France, la tradition anti-républicaine continue d’exister et l’organisation du pouvoir a été coulée dans un moule catholique et monarchique.

Pour les lettrés et savants européens du XVIIIe siècle, l’Amérique a tour à tour été le lieu de vie d’une « race dégénérée » (Buffon) puis l’endroit du monde où l’on pouvant encore observer terres vierges et bons sauvages (Chateaubriand). Tocqueville a eu l’originalité de penser qu’observer les États-Unis, c’était observer le monde de demain. Il a été le premier à relever que la démocratie s’y comprenait bien différemment.

Pour les Européens, la démocratie est d’abord un système politique basé sur la compétition partisane pour la désignation des représentants par le suffrage universel. Cela a été tout le combat de 1848 en Europe, alors qu’au « far west » débutait la ruée vers l’or, et l’extraordinaire expansion économique qui s’en est suivie. Et des droits politiques : c’est dans l’Ouest des États-Unis que l’on donne en premier le droit de vote aux femmes (Wyoming en 1869, Utah en 1870…).

La démocratie en Amérique, observe Tocqueville, est un état social caractérisé par l’égalité des conditions. En ce sens, il est opposé à l’aristocratie et à la « noblesse d’État ». Ce n’est pas seulement un régime politique mais un type de société, marqué par l’esprit d’association, l’autonomisation des groupes de la société civile et de la presse, le jeu croisé de la défense des intérêts et de la société de marché, une dignité de la personne associée à l’individualisme et à la liberté (se matérialisant dans le fameux premier amendement de la Constitution).

Encore aujourd’hui, subsiste une certaine incompréhension française de ce qu’est le fonctionnement de la démocratie américaine. Les Français ne sont pas chiches en leçons de démocratie. Jean-Paul Sartre pensait les Américains comme des « animaux malades de la rage ». Jean Baudrillard n’hésitait pas à parler de « coup de théâtre démocratique » au sujet de leur régime politique. Supposant l’égalité dans les origines et non dans les effets, ce principe se trouverait escamoté aussitôt proclamé. Depuis, les commentateurs n’ont eu de cesse de présenter les États-Unis comme assiégés par des forces anti-démocratiques : la ploutocratie, les lobbies, ou encore l’abstention chronique.

C’est juger la démocratie américaine à l’aune de ce qu’elle n’a jamais eu vocation à être. Non, la démocratie n’y est pas un État de droit. La justice est rendue selon une tradition de common law, elle émane du règlement des litiges. Non, la démocratie n’y est pas une loi égale sur tout le territoire mais un fédéralisme dans lequel chaque État prend sa part de liberté et d’autonomie. On ne saurait considérer la démocratie comme une notion univoque et homogène.

Non un pays modèle, mais un pays de modèles

Les élites françaises ont un intérêt réel pour ce qui passe aux États-Unis. Et pour cause : des millions et des millions de dollars, des milliers et des milliers de soldats sont venus sauver nos institutions en leur permettant de (re)voir le jour, directement ou indirectement. Rappelons-nous l’entrée des Américains dans la première puis la seconde guerre mondiale. Le Plan Marshall (1948) a été déterminant dans la construction européenne.

Mais il y a eu bien plus. Dès les années 1930, la fondation Rockefeller finance des voyages d’étude à un certain nombre de hauts fonctionnaires (parmi tant d’autres : André Philip, premier directeur de l’INSEE en 1946). Rockefeller co-finance la création du CNRS, qui est tout de même le principal organe de recherche publique en France, toutes disciplines confondues. Le grand capital a même aidé la grande critique : ainsi de la fondation Ford qui soutient la création du Centre de sociologie de l’éducation par Pierre Bourdieu en 1969 ou encore celle des éditions de Minuit…

Les dollars arrivent cependant plus vite que les idées. C’est avec un certain décalage, généralement dix ou vingt ans, que les Français s’enthousiasment pour des recettes « Made in USA ». En matière de management : de l’organisation rationnelle du travail (Taylor, Ford) au « nouveau management public ». Plus récemment des nudges, qui sont déjà une vieille rengaine outre-Atlantique pendant que la SNCF, auto-proclamée « reine des nudges », colle des stickers dans les trains et les gares pour encourager leurs usagers à adopter de bons comportements.

En matière de politiques publiques, les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse de discrimination positive, de rénovation urbaine ou d’expérimentation sociale pour lutter contre la pauvreté… Malgré un système tant décrié, la politique de santé n’échappe pas à la règle : depuis l’hôpital moderne aux infirmières de pratique avancée en passant par les groupes homogènes de patient ou la T2A… Toutes ont d’abord été des conceptions américaines. En matière idéologique, pensons aux mouvements de femmes, à l’écologie politique, ou plus récemment au mouvement woke.

Ces importations peuvent revêtir une dimension tactique. On se souvient que le gouvernement français avait agité la « menace islamo-gauchiste » à l’approche des législatives, se servant de l’extrême gauche comme épouvantail pour encourager un vote légitimiste des classes moyennes. La mise à l’agenda de la constitutionnalisation de l’avortement fait faussement suite à l’arrêt Dobbs (décision de la Cour suprême de juin 2022 abrogeant la protection fédérale de l’avortement). Il s’agit davantage de diviser l’extrême droite plus que de protéger l’avortement en France, non menacé dans notre système politique qui n’est ni fédéral ni parlementaire.

Preuve en est : Marine Le Pen, défendant un amendement sur ce texte le matin précédant le vote à l’Assemblée nationale, s’est trouvée l’après-midi dans une « petite urgence médicale » l’ayant empêchée de voter, et de donner une procuration. Elle n’avait pas d’autre choix pour continuer à être la candidate de son camp aux prochaines présidentielles. L’importation du débat américain sur l’avortement a donc permis de repousser Marine Le Pen sur une position de repli.

Une démocratie à l’épreuve des extrêmes

Après les dernières élections (midterms), un cycle s’achève. Est-ce celui du populisme et du wokisme ? Depuis la présidence Obama, la droite républicaine conservatrice et religieuse avait repris du service. Le mouvement du Tea Party avait ouvert la voie à un Donald Trump qui, avec ses formules simplistes voire grossières, a su conquérir les votes d’une Amérique s’estimant laissée pour compte, étouffée par l’État fédéral, ou vivant dans la peur obsidionale des immigrants mexicains.

Pendant ce temps-là, le Parti démocrate s’en était remis à ses élites patriciennes (Hillary Clinton) et son aile gauche s’était radicalisée par un lent mouvement de conjonction du postmodernisme et de l’identité. Après la défaite de nombreux trumpistes en novembre 2022, le balancier politique semble revenir au centre de l’échiquier partisan. Désormais, Donald Trump fait plus peur qu’envie : deux électeurs républicains sur trois souhaitent un nouveau leader pour leur parti.

Les États-Unis abritent des courants aussi vivaces que divergents, de la gauche radicale luttant contre l’oppression des Blancs aux fondamentalistes chrétiens pro-life anti-gays, en passant par les conspirationnistes propagateurs de fake news. Mais, c’est peut-être aussi ça, la démocratie. La liberté d’expression, ne confinant pas les paroles d’autorité aux seuls experts mandatés par l’État. Après tout, la démocratie entretient des liens difficiles avec la vérité, et ce bien avant la « post-vérité » de Donald Trump.

Au-delà de ça, on pourrait tout aussi bien relever que l’existence de ces groupes sociaux ne menace en rien le régime politique des États-Unis. Ce qui atteste de la solidité de la démocratie américaine. L’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 était une manifestation, peut-être un coup de force mais certainement pas un coup d’État.

La république américaine n’a jamais été fondamentalement remise en cause. La démocratie est pérenne, et sans doute dans un meilleur état qu’on ne le dit. Le célèbre historien américain Richard Hofstadter ne disait-il pas : « cela a été notre destin en tant que nation de n’avoir pas d’idéologie mais d’en être une » (1989). L’idéologie des États-Unis ce sont les États-Unis eux-mêmes, dont le gouvernement repose sur la séparation des pouvoirs et l’art du compromis.

En France, on a adoré détester Trump. Par principe, et par mimétisme des grands médias démocrates. Trump a cultivé un style qui ne plaisait pas aux élites. Mais si on considère seulement les décisions prises, on ne peut que constater d’importantes continuités avec la présidence Biden (avec pour exception majeure la politique climatique et environnementale). Ainsi de la lutte contre le covid, de la rivalité économique avec la Chine, du désengagement économique vis-à-vis de l’Europe, de la réindustrialisation du pays (soutien de Trump à l’industrie du charbon, de Biden à l’industrie automobile et investissement dans les infrastructures). Les deux présidents ont vanté le protectionnisme, en soutien aux ouvriers américains (et à leur suffrage). Si bien qu’Emmanuel Macron a demandé le même protectionnisme pour l’Europe avec un grand programme de relance aux entreprises à forte main d’œuvre. Ce suivisme des États-Unis est une nécessité : on ne peut pas s’opposer à l’économie américaine, surtout lorsque c’est elle qui garantit notre sécurité face à la Russie.

Un rempart aux velléités russes

Lors de sa dernière visite, le président Macron a déclaré que les États-Unis et la France devaient être à nouveau des « frères d’armes » (brothers in arms). Biden, fidèle aux aspirations de l’empire américain, a souligné que les choix faits en ce moment ne détermineront rien de moins que l’avenir du monde pour les décennies à venir. C’est évidemment la guerre en Ukraine dont il est question.

Depuis l’invasion russe, les États-Unis tirent parti de l’opération militaire en veillant ce que ce conflit dure : par des sanctions financières modérées contre le gouvernement et les oligarques russes, par un armement limité et comme bridé de l’Ukraine, par l’envoi supplémentaire de troupes en Allemagne et en Pologne. Les États-Unis ont tout intérêt à ce que ce conflit, qui ne menace pas leur territoire, épuise la Russie en interne, fasse fuir les oligarques, et fragilise Poutine. La Russie reste un adversaire nucléaire, contre lequel les États-Unis se battent. Après le retrait de l’Afghanistan, beaucoup se sont empressés de remettre en cause l’hégémonie géopolitique américaine, de déclarer la fin de l’effet « 11 septembre 2001 ». La guerre livrée par procuration aux Russes a remis en avant la puissance américaine.

Cette puissance américaine est déterminante dans l’existence et le fonctionnement de l’OTAN. Notre avenir en tant qu’Européen doit actuellement presque tout à l’OTAN, auquel les États-Unis contribuent davantage que les Européens eux-mêmes. Les Américains sont les premiers contributeurs au budget de fonctionnement de l’OTAN avec l’Allemagne (un peu de plus 16 % chacun pour la période 2021-2024).

Mais leur implication va bien au-delà. Outre leur rôle historique, les États-Unis déploient des troupes de milliers d’hommes en Europe et en Turquie. La majeure partie du renseignement militaire dans le conflit russo-ukrainien est le fait des Américains. Un think tank allemand estime que les États-Unis ont déjà engagé 54 milliards de dollars dans cette guerre, contre 30 milliards pour les institutions européennes. Joe Biden vient de soumettre au Congrès – seule institution à avoir compétence en matière budgétaire – une nouvelle enveloppe de 37 milliards de dollars affectée à ce conflit (soit un total de 91 milliards). La neutralisation de la Russie leur permet de se concentrer sur la Chine, deuxième puissance économique mondiale et vouée à devenir une puissance militaire de premier plan (augmentation du nombre d’ogives, montée en puissance de l’armée de terre et de la marine chinoise, investissements en Afrique).

Soyons-en sûrs : si les États-Unis se retiraient de l’OTAN, la Russie attaquerait l’Europe dès demain. Le menace d’une nouvelle guerre (ce mot qui avait disparu de nos hantises nationales) serait plus imminente que les conséquences du réchauffement climatique. À ce titre, on pourrait presque se réjouir que les États-Unis n’aient pas complètement épousé les idéaux des Lumières, ceux qui ont focalisé l’Europe occidentale sur la libération de l’individu de toutes les formes d’autorité (Église, armée, État, patriarcat), mais qui l’ont aussi détourné du même coup de la notion de puissance, ce mot tabou que l’on redécouvre alors que la guerre est à nouveau à nos portes.


Elisa Chelle

Politiste, Professeure à l’Université Paris Nanterre, Chercheuse affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po